Romans


Jean Rouaud

Le Monde à peu près


1996
256 pages
ISBN : 9782707315632
20.00 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


 On nous avait laissé sur cette prophétie : vous récolterez ce qu’il a semé. Pour l’heure, le nez dans l’herbe, fauché au beau milieu d’un dribble glorieux, ce n’est pas vraiment ça. Ça quoi ? Le monde, disons. Depuis ce lendemain de Noël, sa définition a perdu en netteté. La preuve en est, lunette ou pas, on n’y voit plus clair. Et quand Gyf qui fait son cinéma ajoute à la confusion en mettant dans le même sac un boulon et une cantate de Bach, du coup on nage en plein à peu près. Heureusement, il y a la belle Théo. Encore que Théo. 
Jean Rouaud

André Clavel (L’Express, 2 mai 1996)

Jean Rouaud rejoue Mai 68
 
 (…) Le narrateur du Monde à peu près ressemble étrangement à Jean Rouaud : myope comme une taupe... Et inconsolable : quand il avait onze ans, un lendemain de Noël, son père est mort brutalement, soufflé comme une bougie. Du coup, le monde s'est brouillé. La vie a mis ses habits de deuil mais il a bien fallu grandir, entre un terrain de football et un pensionnat de Loire-Atlantique. Puis les années ont passé, l'adolescent s'est drapé dans son caban bleu marine, s'est amouraché de la belle Théo et a enfourché son Solex pour atterrir dans les manifs de Mai 68, paumé, démuni, plus tourmenté que jamais : à la confusion des sentiments succède le cafouillage des idées, tandis que Rouaud portraiture la génération Cohn-Bendit dans des pages d'anthologie.
Le voici enfin, le grand roman qu'on attendait sur le printemps rouge : Woody Allen chez les enragés ! Avec une jubilation assassine, Rouaud brocarde les impostures – et l'ineffable langue de bois – de cette époque où le terrorisme intellectuel ne manqua pas de broyer les âmes fragiles : le narrateur du Monde à peu près est un enfant perdu dans un Océan de certitudes et de slogans, un orphelin qui nage à contre-courant, en poursuivant l'ombre d'un père à jamais absent.
Comme Les Champs d’honneur et Les Hommes illustres, c'est un roman de la mémoire blessée. Au chagrin s'ajoute cette fois une ironie radieuse, qui dépose une touche de lumière sur les ténèbres autobiographiques. “ À la manière de mon narrateur, raconte Jean Rouaud, je n'ai pas compris grand-chose à Mai 68. Je n'étais qu'un spectateur, un figurant. On m'expliquait que le travail était aliénant et cela correspondait parfaitement à ma propre marginalité, à mon incapacité à m'intégrer dans la société, du fait de la mort de mon père. Ça m'a donc déstabilisé un peu plus. Mais l'époque avait aussi du bon. C'était un creuset pour la création. On ne vous regardait pas de travers quand vous annonciez que vous vouliez devenir écrivain. ” Ce pari, Jean Rouaud l'a gagné. Après le vertigineux succès des Champs d'honneur, la source ne s'est pas tarie : Le Monde à peu près nous inonde de bonheur. Décidément, cet homme a la grâce. 

Patrick Grainville (Le Figaro, 2 mai 1996)

L’éducation sentimentale de Jean Rouaud
 
 Raconter ses premiers pas dans la vie, c'est risqué ! Parcours du combattant qui conduit du collège à la Cité universitaire, avec le premier amour en prime. La solitude du dortoir, le surveillant tortionnaire, les frasques d'un copain iconoclaste, les mauvaises notes, les punitions. Tout cela, Jean Rouaud n'hésite pas à nous le décrire par le menu. Il est pensionnaire au collège de Saint-Cosmes, chez les bonnes sœurs. Pas de scène primitive bouleversante, de délicieuse fessée comme chez Rousseau enfant, de relations un peu saignantes. On attendrait un émoi inédit et tabou. Rouaud détaille une piétaille de petits faits, toutes les scories d'un quotidien fluet. Mais il cisèle, il fignole ses anecdotes drôles ou touchantes. Voyez ses premières pages sur un match de football, elles mettent en exergue tous ses secrets de fabrication. Ses détours, ses manigances maniaques, jetés-battus, je dribble, le ballon file, le pied le coince. Le match est joué par un myope, d'où les méprises, les ratés, les coups de théâtre retardés, l'impression de décalage incessant. Ainsi va Le Monde à peu près qui illustre bien son titre. Dès que le personnage perd ses lunettes, il tombe dans un flou verlainien, I'évanescence du rêve, un chaos de nuances. Rien de nébuleux pourtant dans cette écriture d'ébéniste tricotant tous ses copeaux.
Myope et orphelin de père. Deux autres deuils : le grand-père et la tante Marie. Une hécatombe qui ouvre un vide sur lequel Jean Rouaud évite de s'appesantir. Il escamote le tragique, la jérémiade et la mélancolie massive. Même son personnage manifeste une forte tendance aux larmes. C'est présenté comme un réflexe et un rituel, un flot impromptu et récurrent. Une sorte d'extase en négatif. Pas la peine de rappeler chaque fois le nom des chers disparus. Pourtant la seule promenade du dimanche conduit les survivants de la famille au cimetière. Jolie méditation sur les tombes. L'orphelin exorcise l'idée de la mort et de la décomposition par la vision des corps glorieux. Prompt à décamper dans les chimères. Ainsi il a inventé un personnage : Jean Arthur, composé de Jean Rouaud et d'Arthur Rimbaud. Réincarné dans cet alter ego, il voyage en imagination, connaît des aventures violentes. Le myope devient Voyant et le tour est joué ! Au fond, ses phrases sont le corps glorieux de l'artiste forgé dans la matière précieuse de ses larmes. Les numéros d'alchimiste abondent à travers tout le bouquin. Jean Rouaud vous décrit l'assaut des vagues, I'hiver contre la muraille du pensionnat. Chorégraphie bien orchestrée, la phrase se gonfle, écume au rythme de la déferlante. Ou bien c'est une petite scène de genre, le rituel du thé, en épisode chiadé. Le coup de la Madeleine de Proust sans le miracle de la réminiscence. Ou encore l'épiphanie de deux seins délicatement décoffrés d'un soutien-gorge à bonnets. Une prouesse de plus. L'art de Jean Rouaud, c'est le micro récit. Les grandes masses, I'épopée, le scénario vigoureusement charpenté ne sont pas de sa veine. Chez lui, c'est interstice qui vaut le détour et le méandre aléatoire. Il peint en virtuose les faux départs, les contretemps, les dérapages de son myope gaffeur. Par exemple une partie de ping-pong jouée avec un seul verre de lunettes devant une jeune fille qu'on aimerait séduire ! Woody Allen n'est pas loin. Le roman est à l'image de cette jonglerie improbable. Chaque péripétie évoque un casse-tête de borgne ou d'unijambiste. Spécialiste des bourdes cataclysmiques, l'adolescent doute de lui, de l'amour qu'il pourrait inspirer. Le roman prend du corps et de l'ampleur quand resurgit Gyf, le copain de sixième, flanqué de Theo, très belle. Gyf affiche un militantisme rouge vif. Un enragé ! Quand une loi supprime le sursis accordé aux étudiants, tous descendent dans la rue.
Rouaud en profite pour peaufiner son portrait du parfait manifestant. L'emploi nécessite un savant dosage d'ingrédients, de mimiques et de slogans. Théo défile en tête de la manifestation, planquée sous la capuche de son kabig bleu canard. Car elle est mystérieuse Théo. Un soir, elle se confie au narrateur, lui avoue un passé débridé mais renonce à lui dévoiler un secret trop lourd. Elle préfère se déshabiller. Ce secret est peut-être lié au film que Gyf veut réaliser et qui s'intitule : Tombeau de grand-mère. Un couple fera l'amour dans un grand lit au milieu d'un champ !
Le Monde à peu près est une éducation sentimentale, drolatique et bancale. L'orphelin, par pudeur, met les rieurs de son côté. Sa myopie sculpte ses phrases de très près.
C'est une menuiserie taillée sur ses manques. Il habille ainsi de reliquaires exquis les mânes de ses fantômes Voilà le secret. 

Bernard Rapp (L’Événement du jeudi, 9 mai 1996)

Le monde selon Rouaud
Pour son troisième roman, Le Monde à peu près, l’écrivain exorcise ses souvenirs traumatisants de pension. Chronique d’une cruelle solitude.
 
 Trois romans donc, trois seulement, mais le sentiment de se trouver en terrain de connaissance dès l'instant où l'on ouvre cette dernière livraison Mêmes longues phrases qui se développent en mélopée, mêmes digressions qui se nichent en gigogne jusqu'à faire de l'incise un élément essentiel du récit, même goût pour la phrase interrogative qui ne fait rien d'autre que d'affirmer, même bonheur dans la description du détail que ni vous ni moi n'aurions remarqué, tel le contenu (8 cl, bien sûr) du verre Duralex modèle Picardie que débite encore le petit commerce et qui ne se brise pas en tombant. Bref, il y a un style Rouaud qui nous entraîne d'emblée dans l'univers qui lui est propre.
En ouverture des Champs d'honneur, Jean Rouaud se livrait ainsi à une apologie de la vieille 2 CV de son grand-père (avec la vitre à bascule) et consacrait des pages superbes à décrire la pluie qui se déverse sur les paysages de la Loire inférieure.
Dès les premières pages du Monde à peu près, revoici convoquées les impressions, les sensations, les descriptions par le menu, à l'occasion d'un match de foot qui oppose l'Amicale logréenne (dite “ les canards logréens ”) à une autre équipe évoluant dans la dernière série, I'ultime, celle au-dessous de laquelle il n'y a rien, pas même le risque d'une relégation.
Pauvres combattants qui se passent – plus ou moins – le ballon sous les yeux d'un quarteron humide (la pluie encore) de supporters qui, depuis la touche, lancent des consignes aussi pertinentes que Passe ! Tire ! Dégage ! Mais ce n'est que mise en bouche, le verre de muscadet qui ouvre l'appétit, car dans ce roman, où l'on entrevoit bien sûr la silhouette des êtres chers dont la disparition nous fut révélée dans des livres précédents (le père mort un jour de Noël, le grand-père, la “ petite ” tante Marthe...) Il est d'abord question de solitude, celle d'un enfant, puis d'un adolescent qui vit sa vie le cœur au bord des lèvres, toujours occupé à ravaler un sanglot, un sans-père, un démuni laissé à la merci des autres.
L'histoire d'une solitude donc, du pensionnat à la triste chambre de la cité universitaire, ou plutôt la quête du remède à cette solitude. Pas question de vous la détailler ici puisque, précisément, elle gît dans les détails comme ces grappes de secondes que l'on arrache au temps pour penser à autre chose.
Reste la pension qui hante, semble-t-il, la mémoire de Jean Rouaud et dont il rend l'atmosphère avec un humour chlorhydrique qui nous fait remercier Dieu de n'y être point allé. L'internat, ce raccourci du monde des hommes, avec ses profs sadiques, ses préfets meilleurs qu'il y paraît au premier coup d'œil, son héros (Mandrin en culottes courtes) dont l'endurance aux brimades impressionne jusqu'à ses persécuteurs. Et puis les ricanements, les lâchetés – C'est pas moi, m'sieur ! – et les nuits en dortoir où il fut avoir la prudence de ne lancer la machine à rêver qu'après s'être assuré qu'aucun surveillant ne viendrait la perturber.
Sans parler de la laideur – ou supposée telle – entr’aperçue dans un miroir alors que l'on porte les lunettes des pauvres, celles qui sont remboursées à 100 % et qu'on ne croise que dans le fin fond des campagnes ou dans la misère d'un orphelinat. Le reste, tout le reste, est à disposition du lecteur dans ce Monde à peu près il suffit d'y aller voir. 

Pierre Lepape (Le Monde, 10 mai 1996)


Woody Allen en Vendée
À travers les yeux d’un myope, Jean Rouaud dévoile un monde en trompe-l’œil. Un monde comique et poétique où le romancier joue avec les différences de focalisation. Un monde et une  vie-myope . Une existence qui, par la mort du père, a perdu en perspective, faute de passé cohérent.
 
 C'est un procédé philosophique cher aux Lumières : la connaissance que nous avons du monde – et donc nos idées – ne nous étant fournie que par nos sens, imaginons le monde tel que peuvent le ressentir, le comprendre et le penser des êtres dépourvus de l'un des sens ; des aveugles par exemple, ou des sourds-muets, ou des manchots. Il est clair que leur réel n'est pas du tout celui des autres et que ce que nous appelons le monde n'est rien d'autre que la projection de notre corps : un symbole. La métaphysique d'un homme n'est jamais que le masque de sa physique.
Jean Rouaud explore cette veine sensualiste. Son personnage-narrateur est affligé d'une terrible myopie. Et comme, pour de multiples et intimes raisons, il a décidé de ne plus porter de lunettes, il voit le monde à peu près. Au loin, presque rien : “ L'univers fusionne, se désagrège, domaine verlainien du flou, de l'imprécis composition tachiste du paysage, couleurs débordant le trait, volumes aquarellés, blocs brumeux, perspective évanescente, profondeur écrasée, silhouettes escamotées, nuages bibendum dégonflés, ciel tendu comme un lointain de théâtre, lumières électriques noyées dans une nuée de micro-étincelles, soleil corpusculaire, disque de lune ceinturé, quelle que soit la saison, d'une parasélène, cette couleur crayeuse dont on dit qu'elle est signe de neige. ” Rouaud est intarissable sur le flou, et d'une méticuleuse précision.
Le moyen terme, c'est “ la zone des brouillards ” celle de l'intelligence déductive et de l'interprétation. Il s'agit d'y deviner la nature des choses à partir des quelques signes vaguement perceptibles qui vous sont offerts. Pour peu qu'il soit agile, le cerveau a vite fait d'éliminer les solutions improbables et de vous faire déclarer que ce dôme vert suspendu au-dessus du sol est un arbre plutôt que la coupole des Invalides, une soucoupe volante ou un nuage de gaz toxique. Avec quelques risques d'erreurs et de catastrophes, toutefois.
Et puis, les myopes voient merveilleusement bien de près. S'ils sont incapables de voir loin, de se projeter dans un avenir éloigné, si leur vision du monde est au ras des pâquerettes, les myopes sont insurpassables dans l'appréhension du minuscule, de ce qui échappe au regard des autres : “ En ce qui concerne la vie des fourmis, le nez dans l'herbe, rien ne nous échappe. L'art du détail, le bruissement du vent, le tapotement de la pluie, c'est notre fonds de commerce. ” Le roman de Rouaud joue, avec une force comique et poétique impressionnante, sur les différences de focalisation. Nous n'y voyons que ce que nous n'avons pas l'habitude et l’art de regarder. Le reste se donne à sentir, à deviner ; le reste se referme sur le secret, sur l'allusion sur l'émotion.
Le Monde à peu près a donc deux faces. Côté pile, le plus spectaculaire, le plus orné, celui de la description hyperréaliste des détails, c'est un roman comique ; à coup sûr l'un des plus drôles qu'on ait pu lire depuis longtemps. Il y a là des pages qui figureront dans les anthologies et les manuels lorsque bientôt, demain, on s'avisera que le renouveau du roman de langue française, après la grande flambée nihiliste, a souvent emprunté les voies de la comédie – de la farce énorme à l'humour savant. Le récit du match de football que dispute le narrateur bigleux dans un championnat de série Z de la ligue de Vendée est une petite mais pure merveille d'observation millimétrique, de cocasserie et, ce qui ne gâte rien, de sensibilité.
L'évocation d'une réunion d'étudiants – évidemment révolutionnaires – contre un changement du régime des sursis d'incorporation et celle du défilé qui s'ensuit sont d'une telle justesse jusque dans la bouffonnerie que le plus fieffé nostalgique des années Vincennes saura se reconnaître dans ce festival d'élucubrations et de gesticulations. Car Rouaud ne sait pas seulement voir comme un myope, il entend selon les mêmes lois : la rumeur vague, approximative et mensongère des grandes phrases et des grands mots, le brouhaha informe des principes généraux et des sentiments éternels, le vaste panorama sonore des bavardages universels, mais aussi tous ces mots minuscules, humbles murmurés, bredouillés à travers lesquels s'exprime ce que le monde a, peut-être, de plus réel : sa cruauté son ingratitude, sa terrible ambiguïté. Et aussi, en quelques rares et précieux moments, sa tendresse, son sourire.
L'autre face du roman est un drame. À l'âge de douze ans, au lendemain de Noël, le narrateur a comme on dit, perdu son père. Quelques semaines après sa vieille tante et son grand-père maternel. La mort est entrée dans sa vie pour n'en plus jamais ressortir. Depuis ce jour, écrit Rouaud, “ sa définition a perdu en netteté ”. Sa vie elle-même est devenue myope, privée de perspective à long terme, faute de passé cohérent. Les lecteurs de Rouaud reconnaîtront là l'un des thèmes qui couraient déjà dans Les Champs d'honneur et Des hommes illustres, les deux romans précédents de Jean Rouaud : comment peut-on espérer une récolte quand celui qui devait semer s'est absenté prématurément ? Le narrateur s'est replié d'un monde où il lui était désormais interdit d'y voir clair ; il s'est enfermé dans sa solitude, barricadé derrière sa timidité, identifié faute de mieux avec son statut de semi-orphelin, il se trouve affreusement laid, les yeux noyés par les larmes à la moindre occasion, maladroit de gestes autant que de paroles et du coup totalement inapte à la conquête des filles qu'il n'aborde jamais que dans ses rêves les plus fous. Jusqu'à ce que l’une d'elles, curieusement et divinement prénommée Théo, se jette à son cou le temps d'une nuit brève. De quoi le faire goûter enfin au bonheur d'un chagrin d'amour. De quoi peupler enfin l’absence.
Est-ce l'intrication de la verve comique et du drame ? Est-ce cette manière pudique et provocante tout à la fois de jouer avec son autobiographie ? Ou encore est-ce cet art d'exhiber le pathétique pour mieux le tourner en dérision, mais en se gardant bien de le faire disparaître ? Le Monde à peu près ne ressemble à aucun autre roman mais évoque les meilleurs films de Woody Allen, ses plus drôles, ses plus graves, qui sont souvent les mêmes. Pas d'intellectuels new-yorkais chics, mais, à la mesure française, des petits-bourgeois ruraux de Vendée, ni plus ni moins myopes, ni plus ni moins désemparés que leurs grands cousins des métropoles ; chacun se posant la question fatidique : “ Qui à ma place supporterait d'être moi ? ”
Seuls changent les codes : non pas la matière du langage mais son maquillage de circonstance. On ne va guère chez le psychanalyste du côté de Logrée et de Random, mais on n'en sait pas moins enterrer ses morts. Et si les commentaires de la Bible et de la Thora abondent chez Woody Allen, Jean Rouaud sait tout aussi bien, lorsqu'il s'agit de se piquer de métaphysique, utiliser les Évangiles.
Il y aurait d'ailleurs, et les universitaires dans vingt ans d'ici ne manqueront pas de s'y atteler, une lecture évangélique à faire du Monde à peu près, lecture dont Rouaud, tel un Petit Poucet, a parsemé le chemin de petits cailloux blancs. On pourrait partir de la figure du Christ, le Fils, abandonné sur la Terre par le Père brusquement retiré au fond des cieux. On y retrouverait ensuite chaque étape du Chemin de croix, la flagellation, la couronne d'épines, les reniements des proches, les trois chutes. Jusqu'à cet incendie de la cathédrale Saint-Pierre qui suit immédiatement la trahison du narrateur par la jeune femme aimée et devant laquelle il s'écrie : “ Théo, pourquoi m'as-tu abandonné ! ”
Le narrateur sortira du tombeau – en fait : d'un navet Iyrico-pornographique intitulé Le Tombeau pour grand-mère – et la dernière page de ce grand roman racontera comment, symboliquement au moins, il quitte enfin le monde de l’à-peu-près, la vallée de larmes de l’imperfection : “ Je tenais donc la preuve que je venais de toucher le fond, à partir de quoi le petit sourire moqueur du destin qui m'était si familier se transformait peu à peu en quelque chose qui pouvait ressembler à de la joie... imaginant que quelque chose venait de s'inverser, ou peut-être la Terre de basculer, mais un mouvement dont j'allais certainement profiter car une fois revenu à la surface, qui empêcherait le sorti des eaux de poursuivre sur sa lancée et, s'arrachant de la pesanteur, le plus léger que l’air, de continuer à s'élever, gagnant la troposphère, la stratosphère, I'exosphère ? Et, alors que le petit phare rondouillard calé entre les deux joues cylindriques du réservoir et du carter trouait la nuit de la Terre, souriant déjà à ce moment où, au sommet de mon assomption triomphale, la nouvelle star du ciel médusée se jetterait dans mes bras ouverts. ”
Ce thème ici esquissé n'en est qu'un entre dix autres. Peu importe d'ailleurs qu'on ne les saisisse pas tous en première lecture : Le Monde à peu près ne s'épuise pas si vite. Pas davantage que son charme, que ses longues phrases à étincelles, savamment ouvragées. Qui a osé écrire que le roman français était mort ? 

 




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