Jean Beaufret (Mars, près d'Auzances, Creuse, 1907 - 1982). Fils d"instituteurs de la Creuse, il suivit les cours de Léon Brunschwig à l'École normale supérieure. Agrégé de philosophie en 1933. Professeur de philosophie au lycée Henri IV (1949-1955) puis au lycée Condorcet (1955-1972). Pendant la Seconde Guerre, il s"engage dans la Résistance. C'est durant cette période troublée qu"il découvre Heidegger à travers son ouvrage majeur : L’Être et le Temps, les deux hommes se rencontreront en 1946, engageant un dialogue privilégié qui durera plus de trente ans.
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G. C. (Le Quotidien de Paris, août 1982)
Interlocuteur privilégié de Heidegger
Jean Beaufret ou la philosophie en personne
Jean Beaufret n'est plus. Celui dont l'œuvre restera liée à celle d'Heidegger qu'il contribua à faire connaître au public français, est mort le 7 août à l'âge de soixante-quinze ans.
Fils d'instituteurs de la Creuse, il suivit par la suite les cours de Léon Brunschwig à l'École normale supérieure. Indigné par les mesures antisémites durant la guerre - notamment l'assassinat de Victor Basch et de sa femme - il s'engagea dans la Résistance. C'est durant cette période troublée qu'il découvrit Heidegger à travers son ouvrage majeur : L’Être et le Temps, les deux hommes se rencontreront dès 1946 (ce qui d'ailleurs témoigne d'un beau courage intellectuel de la part de Jean Beaufret, car à l'époque Heidegger était considéré comme un philosophe nazi), engageant un dialogue privilégié qui durera plus de trente ans et dont le fruit a été publié en 1973 et 1974 aux Éditions de Minuit sous le titre de Dialogues avec Heidegger. Auteur d'une préface au Principe de raison, Jean Beaufret contribua largement à la traduction de celui qui lui adressa la fameuse, Lettre sur l'humanisme, et à qui il fit rencontrer René Char. Récemment, il travaillait à la réédition du Poème de Parménide, épuisée depuis longtemps et dont ses anciens élèves se transmettaient religieusement des exemplaires manuscrits ; à l'image de son enseignement au lycée Condorcet qui, pendant plus de trente ans, forma des générations entières de philosophes.
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François Fédier (Le Quotidien de Paris, août 1982)
Parmi les témoignages les plus émouvants qui ont salue la mort de Jean Beaufret, plusieurs venaient de très anciens élèves, du temps de l'Occupation par exemple, ou même d'avant, au début des années 30. Tous disaient quel professeur inoubliable il avait été. Ainsi, déjà tout jeune, il suscitait l'admiration. Il est vrai qu'un professeur exceptionnel est toujours un être d'exception. Ce qui caractérisait dès l'abord Jean Beaufret, c'est un rapport tout à fait singulier au temps. Il prenait son temps, comme on dit, ce qui le faisait régulièrement arriver partout en retard. Mais cette particularité qui d'ordinaire marque simplement une incapacité à ordonner sa vie, était chez lui l'indice de tout autre chose. En effet, ce qui n'a cessé de l'animer de fond en comble, c'est l'unique et exigeante passion de comprendre. Ainsi, était-il viscéralement philosophe, homme d'intelligence – au sens où l'intelligence suprême n'est plus qu'être d'intelligence avec le monde. Regarder le monde en philosophe, ce n'est pas être perdu loin de lui dans les abstractions ; cela veut dire au contraire être présent avec une attention toute spéciale. C'est ainsi que Jean Beaufret (qui fut toute sa vie un infatigable flâneur) connaissait d'innombrables merveilles – églises de village, couvents abandonnés. C'est surtout ainsi qu'il consacrait un temps considérable à converser avec les gens de rencontre. Prendre son temps, c'était en fait, pour lui, obéir à son propre rythme, qui n'était décidément pas celui de l'impatience quotidienne. Il était incontestablement l'une des têtes les plus brillantes de sa génération. Là encore, il fut l'exception, en ne faisant pas carrière ; non pas par mépris (il ne prétendait pas sottement être la norme), mais grâce à cette nonchalance à laquelle il donnait libre cours chaque fois qu'il ne s'agissait pas pour lui de l'essentiel. Or l'essentiel, en ce début des années de guerre, c'est d'abord l'enseignement ; c'est ensuite la Résistance ; et c'est enfin une interrogation croissante par rapport à l'œuvre de Heidegger. Sur ce dernier point, il n'est pas un précurseur. Ses aînés, Raymond Aron et Sartre, son cadet, Merleau-Ponty, ont suivi le même itinéraire : ouvrir la réflexion, en France, à l'apport de la philosophie allemande depuis Dilthey. La singularité de Jean Beaufret fut d'aller interroger Heidegger lui-même, alors que ses pairs s'étaient contentés, dans le meilleur des cas, d'une interprétation personnelle. À trente-neuf ans donc, il rencontre l'auteur de Sein und Zeit. À ce moment, Heidegger (plus encore par la vindicte de quelques collègues que par la faute d'une autorité d'occupation débordée) est interdit d'enseignement. II a cinquante-sept ans, et se trouve au faîte de sa puissance de travail. Communiquer dans l'échange, ce besoin sera assouvi au-delà de toute espérance avec l'arrivée de Jean Beaufret. Ce dernier n'est plus un étudiant ; c'est un homme formé, débarrassé des naïvetés de la jeunesse, dont la passion entière, toutefois, couplée à l'habitude exercée de ne pas s'en laisser compter, fait un questionneur endurant et sans complaisance. Le résultat est une rencontre sans précédent, où l'insistance de l'un pousse l'autre à clarifier toujours plus sa pensée, et où, par contre-coup, le questionneur est contraint de radicaliser son rapport à toute la philosophie. Parler de Jean Beaufret, comme " introducteur de Heidegger en France ”, ou comme " interlocuteur privilégié ”, c'est rester à la périphérie de ce qui s'est passé là depuis 1946. Jean Beaufret est le premier philosophe à avoir entrepris ce que Heidegger appelle “ le changement de lieu de la pensée ”. Cette œuvre s'est dessinée peu à peu, et elle a pris figure avec les trois tomes publiés aux Éditions de Minuit sous le titre Dialogue avec Heidegger – œuvre maîtresse, que protège et que sert une écriture admirablement adaptée au seul souci de faire signe. Jean Beaufret y a franchi le pas, dans sa langue. avec une originalité elle-même changée. Être original, ce qu'y est plus qu'entretenir un rapport fécond à l'origine, ce qui suppose préalablement la reconnaissance de l'origine. Au tome I du livre, Jean Beaufret écrit : “ Le vrai philosophe regarde et donne à voir. ” Telle est la philosophie en personne.
Bibliographie (extrait) :
* Le Poème de Parménide, traduit et présenté par Jean Beaufret (Presses universitaires de France, 1955 ; édition revue, 1986 et Quadrige n°214).
* Évidence et vérité. Descartes et Leibnitz (Vrin, 1964).
* Hölderlin et Sophocle, suivi de Remarques sur Œdipe (U.G.E., 10-18 n°263, 1965 ; édition revue et corrigée, G. Monfort, 1983).
* La Naissance de la philosophie (Les Presses du Massif central, 1968).
* Introduction aux philosophies de l’existence (Denoël / Gonthier, Bibliothèque Médiations n°85, 1971 ; édition revue et corrigée, Vrin, 1986).
* Dialogue avec Heidegger I. Philosophie grecque (Minuit, 1973).
* Dialogue avec Heidegger II. Philosophie moderne (Minuit, 1973).
* Dialogue avec Heidegger III. Approche de Heidegger (Minuit, 1974).
* Douze questions posées à Jean Beaufret, à propos de Martin Heidegger par Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan (Aubier, 1983).
* Notes sur la philosophie en France au XIX° siècle. De Maine de Biran à Bergson (Vrin, 1984).
* Entretiens, avec Frédéric de Towarnicki (Presses universitaires de France, 1984).
* Dialogue avec Heidegger IV. Le Chemin de Heidegger (Minuit, 1985).
* De l’existentialisme à Heidegger. Introduction aux philosophies de l’existence et autres textes (Vrin, 1986).
* Philosophie grecque. Le rationalisme classique. Leçons de philosophie 1 (Le Seuil, 1998).
* Idéalisme allemand et philosophie contemporaine. Leçons de philosophie 2 (Le Seuil, 1998).
* Le Fondement philosophique des mathématiques (Le Seuil, 2011).
Voir également :
* Heidegger et Nietzsche - le concept de valeur, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche (Minuit, 1966).