Romans


Juan Benet

Tu reviendras à Région

Traduit de l'espagnol et présenté par Claude Murcia


1989
416 pages
ISBN : 9782707312877
22.40 €


* Titre original : Volveras a Region (1967).

 Juan Benet (1927-1993) racontait volontiers que l'exercice de la littérature lui permit pendant longtemps d'occuper les longues soirées qui prolongeaient ses journées d'ingénieur des Ponts et Chaussées dans des lieux isolés et peu civilisés. Double compétence qu'éclaire partiellement son univers romanesque et son système d'écriture. Comme toute sa génération, l'expérience la plus marquante de son enfance fut celle de la guerre civile, qui sert de toile de fond à son univers fictionnel et de matériel à une réflexion sur l'Histoire et sur l'homme. Mais, dès son premier recueil de nouvelles (1961), Benet, refusant les principes littéraires de la génération antérieure fondés sur le réalisme - voire sur l'engagement social et la peinture de mœurs –, se tourne vers une autre dimension de la réalité qu'il juge essentielle : son mystère, son irrationalité. Tu reviendras à Région, son premier roman, publié en 1967, marque un tournant décisif dans l'histoire de la littérature espagnole. Benet y construit un espace imaginaire – Région – où se dérouleront désormais la plupart de ses romans. Cet espace géographique, décrit avec une rigueur et une précision toutes scientifiques, se présente également comme un espace mythique, chargé de mystère et de menaces, qui fissure soudainement la réalité quotidienne et rassurante, instaurant ainsi le trouble, le doute et l'incertitude. 
Claude Murcia

Joan Borrell (Le Monde, 17 novembre 1989)

Les fleurs rouges de Région
Le très beau roman d'un étrange pays, un territoire de fiction : le nôtre.
 
 Il faudrait parler comme les livres de géographie : la Terre et les hommes. C'est un bien étrange pays que celui dont nous parle Tu reviendras à Région et dont la capitale se nomme Région, un pays où pousse une Inquiétante fleur rouge d'aspect " séduisant et pernicieux ”. En l'espace d'une semaine d'avril, elle recouvre d'un tapis sanglant et proliférant les prés, rives et talus de la montagne impénétrable qui est la région de Région. Cette fleur est la fleur du désir des cimes, la fleur de ce désir d'absolu qui étreint le cœur des hommes et les précipite dans le rouge du sang, “ fleur de l'inquiétude, du chagrin de l'âme ”. Fleur de tous les vertiges. “ Le paysan la maudit, Jamais il ne la cueille ni ne l'arrache, ni n'ose mener le troupeau là où elle pousse. ” Car la fleur rouge est la fleur des morts, elle pousse là où repose un reste de corps, “ un os ou un scapulaire clamant vengeance, souvenir et rédemption pour le monde des vivants ”.
Oui : un bien étrange pays, impénétrable, hostile, labyrinthique, qui compte autant de vallées – dépourvues de toute liaison transversale entre elles – “ qu'il y a de jours de l'année ”, de sorte que la communication entre deux vallées parallèles doit se faire, pendant les huit mois froids de l'hiver, le long des cours d'eau jusqu'à leur confluent, et en sens opposé. Violence non maîtrisable, force irrationnelle, la montagne aux intraduisibles oracles fait des présomptueux qui voudraient conquérir ses pics autant de fleurs rouges ensanglantant les prés dès que survient l'avril. Un col ne s'y nomme-t-il pas le col des Morts ? Et l'hôtel où descendent les voyageurs que meut l'ivresse de la montagne n'est-il pas à l'enseigne de l'Hôtel de la Mort ?
Un matin, c'est l'été, la saison de la folie, la saison du désir de l'absolu blanc des sommets. “ Cette civilisation démoniaque, dit le docteur, personnage qui est le lien du récit devait, pour être séduisante, offrir une contrepartie et inventa donc l'été, les voyages de loisir... Et, pour jouir de tout cela, on inventa aussi Région. ” L'été et Région sont une seule et même chose, ils sont le moment d'une traque où le chasseur s'engloutit lui-même, ils sont le moment de Moby Dick, comme en témoigne cette métaphore de tous les étés, cet été de 1936, “ violent, intempestif et fugace où devaient mourir, avec ses éclats orangés et ses gros nuages d'encre, avec l'écho des chevauchées et des coups de feu solitaires, avec le chuchotement des bouleaux et les croassements des corbeaux autour des montures agonisantes et des cavaliers affolés, un âge sans raison et un peuple qui avait perdu toute mesure dans son orgueil ”. L'été est fou, il n'en reste qu'un cri.
Parce que la terre est les hommes et que les hommes sont la terre, aussi impénétrables et labyrinthiques qu'un pays où l'on ne peut faire que ceci : perdre le visage de l'autre et défaire le sien. Tout assaut du ciel, par la montagne ou la guerre, se fait “ au prix de sa raison ”. Les hommes sont des vallées parallèles dépourvues de liaisons transversales. Personne ne parle à personne : les dialogues de Tu reviendras à Région sont des soliloques, des histoires de bruit et de fureur narrées par un idiot, c'est-à-dire un indigène, un homme de la région qui a compris que Région était le monde et que le monde n'était que Région. Le trop d'espace de la montagne détruit l'espace, le trop de temps des solitudes détruit le temps. L'anachronie narrative règne en maîtresse dans ce monde où rien ne s'accumule que la peur. Temps d'un mythe qui est celui de la décomposition, de la ruine d'un temps où toute parole est lacunaire, indéterminable, trouée, comme celle de ce docteur Sébastian – qu'on retrouvera dans L'Air d'un crime (Éditions de Minuit) – au discours pâteux d'alcoolique.
Région n'existe pas, c'est un espace aussi fictionnel et fictif que celui du Comté faulknérien, là-bas dans la moiteur du sud des États-Unis. Pourtant, Région est si “ présent ” que la violence de sa montagne dénude autant que celle de la guerre. Cette mise à nu n'éclaire rien; elle obscurcit. Plus on raconte le “ réel ”, plus le “ réel ” devient énigmatique. La parole alcoolique du docteur Sebastian le sait bien qui dit : “ Si la vérité ressemble à quelque chose, c'est aux ténèbres qui se referment après l'éclair de l'erreur. ” À Région, nom de pays fictif qui est un terme générique, la guerre est celle de l'espèce et des espèces entre elles : une main mystérieuse pend les chiens aux branches des arbres ; les canons des fusils dépassent “ dans l'attitude de la vipère aux aguets qui, après avoir mordu et inoculé son venin, sort la tête de sous la pierre pour s'assurer du résultat ” ; les combats continuent sans rime ni raison alors que tout est perdu pour les uns et pour les autres. Guerre sans vainqueur dont le seul objectif est la défaite de tous et l'extermination du genre humain. Région est maudite : Tu reviendras à Région ne s'ouvre-t-il pas sur la description d'un désert ?
On aura compris que ce grand roman, commencé en 1951, publié seulement en 1967, travaillé et retravaillé – le premier de Juan Benet – nous parle de l'absolu des désirs dans l'absolu des sommets de la terre, de l'orgueil et de la folie des hommes dans l'horreur des massacres de la guerre civile espagnole, du regard tragique des jeunes hommes dans le désastre qui transforme une vie en destin, de l'égarement des jeunes filles qui eurent vingt ans en 1936 dans l'éblouissement de la découverte du sexe sur le sol d'une camionnette cahotante qui fuit devant l'ennemi, toutes choses qui ne peuvent se dire que dans la reconstitution têtue et balbutiante de ce qui, peut-être, n'a jamais été. Fuir Région, c'est y revenir. Parce que Région n'est pas le nom d'un lieu, mais le nom d'un genre, parce que Région est notre seul monde, notre lot. 

Jean-Didier Wagneur (Libération, 7 septembre 1989)

Benet boucle la Région
Une tragédie sur fond de guerre civile. Héros : l"homme moderne, la mémoire et l’oubli. Traduction du premier roman d’un grand d’Espagne.
 
 (…) Aux cartes géographiques succèdent les cartes à jouer puis celles d'état-major. Tout le roman tourne autour d'une longue partie de baccara qui a eu lieu dans le casino de Région dans les années vingt, opposant un mystérieux mineur possesseur d'une pièce d'or au futur colonel Gamallo. La pièce d'or joue et gagne sans cesse. Et le mineur emportera la fiancée de Gamallo, Maria Timoner, laissant celui-ci la main clouée à la table d'un coup de couteau. Bien des années plus tard, au printemps 1938, pendant la guerre civile, le colonel Gamallo reviendra à Région pour neutraliser les républicains qui y résistaient depuis plusieurs mois : le théâtre des opérations va servir de scène à une tragédie.
Toute cette histoire est racontée dans les années soixante au cours d'une nuit de dialogue entre le docteur Sebastian – témoin de la scène du casino et prétendant déçu de Maria Timoner – et Marré Gamallo, la propre fille du colonel qui revient à Région après une longue absence. Comme le sous-sol de Région mêle de façon exemplaire ses strates géologiques, la narration de Juan Benet est travaillée par les mouvements tectoniques de la conscience, de la mémoire et de l'oubli. Le docteur Sebastian et Marré Gamallo vont, avec comme seule solution de continuité les plis secrets de leur désir, revenir sur la violence d'un passé qui ne cesse de les obséder. Leur conversation, plutôt leurs monologues parallèles, convergent et divergent à la fois, charriant des blocs de temps, dont les longs paragraphes de l'écrivain donnent la mesure.
Aimantée par leur désir, cette histoire (qui a décidé du destin des deux narrateurs et de Région) est léguée à un lecteur-voyageur obligé de suivre tous les chemins du récit. Peu à peu, le long des lignes de failles, dans l'obscurité des galeries de mines ou dans la clarté sauvage des déserts, le récit rassemble ses particules élémentaires. Il y a là l'histoire du docteur Sebastian, celle de Marré Gamallo, sa liaison avec le fils de Maria Timoner, celle encore de cet enfant devenu schizophrène à la suite de l'abandon par sa mère pendant la guerre civile et que le docteur Sebastian soigne dans sa clinique. (...) Un style inouï, I'un des plus grands d'Espagne. 

 




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