Sexes et parentés traite la question de la différence sexuelle selon la double dimension des genres et de leurs généalogies.
Notre histoire a replié les généalogies féminines et masculines dans un ou deux triangles familiaux de filiation masculine. Ce coup de force a perverti l’économie des rapports humains à la nature comme matière vivante. Il a progressivement anéanti la subjectivité féminine en définissant les femmes comme mères de fils et épouses d’hommes.
Pour effacer les deux arbres généalogiques, le recours au monothéisme a été nécessaire. Ce dieu des hommes doit donc être questionné comme défini à l’intérieur de mythologies patriarcales et phallocratiques non encore interprétées. Il faut également s’interroger sur les moyens de restituer aux femmes leur identité divine.
Une culture sexuelle est ce qui peut aujourd’hui protéger nos corps et notre monde contre les risques de destruction provenant d’un usage irréfléchi de la technique et du profit. Elle ouvre un horizon inaccompli de la croissance humaine : celui où notre appartenance sexuée sera civilisée et non réduite à une part d’animalité, à une barbarie, à un instrument d’oppression ou à une pathologie.
Luce Irigaray
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Introduction : La nécessité de droits sexués
Le corps-à-corps avec la mère (Montréal, le 31 mai 1980)
La croyance même (Cerisy-la-salle, le 10 août 1980)
Femmes divines (Venise-Mestre, le 8 juin 1984)
Les femmes, le sacré, l’argent (Aix-en-Provence, le 17 novembre 1984)
Le geste en psychanalyse (Florence, le 2 novembre 1985)
Le genre féminin (Rotterdam, le 14 novembre 1985)
L’universel comme médiation (Zürich, le 25 mars 1986)
Les couleurs de la chair (Ancône, le 5 avril 1986)
Les trois genres (Florence, le 11 mai 1986)
Une chance de vivre (Tirrenia, le 22 juillet 1986)
Roger-Pol Droit (Le Monde, 25 septembre 1987)
Les deux moitiés du ciel
Luce Irigaray cherche comment réaménager le passage de la nature à la culture.
Les machines n’ont pas de sexe. Pas plus que la monnaie, la vérité, ou le langage. En tout cas, c’est ce qu’on dit. La technique, l’économie marchande, le savoir objectif, les structures de la communication seraient donc neutres, sans lien à un genre – ni masculin ni féminin. Le “ genre humain ” annulerait les différences naturelles. De même, l’esprit, la loi morale, le droit, ainsi que Dieu, demeureraient universels et asexués.
Pour Luce Irigaray, cette neutralité n’est qu’une neutralisation. “ Le sexe, écrit-elle, est une dimension primaire et irréductible de la structure subjective. ” Nous sommes et restons femmes ou hommes avant d’être producteurs de techniques, de savoirs, de biens ou de discours. Notre existence comme individus naturellement sexués ne saurait être mise entre parenthèses, car elle ne se réduit pas à quelques attributs physiques secondaires de sujets par ailleurs foncièrement identiques. Il n’y aurait pas de vie – biologique, mais aussi bien sociale, morale, culturelle – sans appartenance à l’un ou à l’autre genre. Des rapports spécifiques à la terre, aux généalogies, aux valeurs, au savoir, au langage, au divin aussi se trouvent impliqués dans la différence sexuelle. Elle devrait donc se prolonger dans des univers imaginaires et symboliques eux-mêmes différents. D’autres civilisations l’ont su, pour qui, par exemple, l’ordre du monde ne se soutient que par l’union d’un couple divin. L’identité de chaque genre ainsi respectée, les relations culturelles et sociales entre hommes et femmes pourraient être fécondes et créatrices.
Or ce n’est pas le cas – sauf, peut-être, marginalement. Sous couvert d’universalité, la société de “ l’entre-hommes ” a imposé sa loi dans tous les domaines. Dieu est père. La femme n’est vénérée que comme mère, ayant donné naissance à un fils. La relation des filles à leur mère, faute de médiations, ne peut se déployer positivement. Notre langue, en disant “ il faut ” ou “ il fait beau ” (et jamais elle), révèle que le neutre est en fait du genre masculin. Le même genre est imposé aux pluriels mixtes : ils s’aiment, ils sont beaux...
Luce Irigaray montre quels liens étroits existent entre ces faits apparemment disparates. Elle conclut que cette législation d’un seul sexe – qui s’oublie d’ailleurs lui-même en se croyant universel et objectif – prive les femmes de leur monde, réduit le sexuel à l’animalité, l’empêche de se déployer dans sa dimension spirituelle, et conduit notre civilisation aux impasses actuelles.
Ce douzième ouvrage de la philosophe, qui rassemble des conférences données en Europe et au Canada, prolonge les analyses déjà menées, notamment dans Éthique de la différence sexuelle (Éditions de Minuit, 1984) et dans Parler n’est jamais neutre (Éditions de Minuit, 1985). L’accent est cette fois particulièrement mis sur une lecture de Hegel qui interroge notamment sa conception de la famille comme unité indifférenciée. En vue d’une autre relation de couple, l’auteur formule diverses solutions concrètes visant à la constitution d’une identité féminine. Ces suggestions seraient en même temps des remèdes à la dégradation de notre sensibilité dans les conditions de vie contemporaines.
Peut-être du fait de l’oral, le style de certains chapitres est plus accessible, mais aussi moins soutenu, que celui auquel Luce Irigaray nous avait habitués. Il n’empêche qu’en un temps où les théoriciens donnent massivement dans le morose et l’absence d’horizon, elle demeure l’une des rares à prendre le risque de proposer une solution d’ensemble aux multiples malaises de notre civilisation. On pourrait l’imager en disant que si le ciel avait deux moitiés, la terre pourrait survivre, ou simplement vivre.
Du même auteur
- Speculum, 1974
- Ce sexe qui n’en est pas un, 1977
- Passions élémentaires, 1982
- L’Oubli de l’air, 1983
- Éthique de la différence sexuelle, 1984
- Sexes et parentés, 1987