Romans


Hélène Lenoir

Pièce rapportée


2011
192 p.
ISBN : 9782707321657
14.70 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille, 40 €


Quand elle apprend que Claire, sa fille de vingt-quatre ans, vient d´être transportée sans connaissance à l´hôpital Beaujon après avoir été fauchée sur son vélo par un motard qui a pris la fuite, Elvire saute dans le premier train pour Paris et pressent très vite que cet accident va l'ébranler.
À mesure que se reconstitue le patchwork de sa vie, Elvire s'éloigne peu à peu de sa famille pour qui elle n’a finalement jamais été qu’une pièce rapportée.

ISBN
PDF : 9782707322074
ePub : 9782707322067

Prix : 9.49 €

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Christine Rousseau, Le Monde, 9 septembre 2011

Hélène Lenoir à huis clos

Avec « Pièce rapportée », féroce exploration de l'univers familial, la romancière impose son talent

Qu'il s'agisse d'un roman ou d'une nouvelle, ce n'est jamais sans frisson que l'on aborde un livre d'Hélène Lenoir. Il y a aussi, et surtout, un plaisir immense à retrouver l'une des romancières françaises les plus talentueuses, encore trop peu connue. Il est vrai qu'en ces temps où la surmédiatisation et la posture ont force de loi, demeurer discrète relève de la gageure. Née en 1955, cette germaniste de formation et professeur de français vit en Allemagne depuis 1980. Soit plus de vingt ans au cours desquels, dans sa "langue d'avant", elle a su bâtir, loin des modes et des courants, une œuvre forte, exigeante, singulièrement dérangeante par l'acuité de son regard.
Obsessionnelle, Hélène Lenoir l'est sans conteste, elle qui, depuis son recueil de nouvelles La Brisure (Minuit, 1994) jusqu'à Pièce rapportée, son nouveau roman, a fait de la famille tout à la fois son terrain d'exploration favori et le laboratoire d'une langue impitoyable. "Banale, la famille !", direz-vous. Assurément, comme toutes les histoires que nous conte cette romancière qui n'a pas son pareil pour en dévoiler, souvent à travers des huis clos oppressants, l'envers opaque, grouillant de vie, de sens et de sensations, de failles, de mal-être et de non-dits. C'est là précisément, dans les méandres de la conscience, dans cette langue située en deçà du langage, que se place Hélène Lenoir. Là qu'elle se tient aussi vis-à-vis de ses personnages. Ni dedans, ni dehors, mais dans un entre-deux instable qui dynamite les conventions romanesques, abolit les frontières entre le singulier et l'universel, le narrateur et le lecteur, sidéré d'être ainsi révélé à lui-même.
Aussi familier que l'on est de cet univers où l'ordinaire des jours se drape d'une inquiétante étrangeté ; aussi rompu que l'on est aux dispositifs narratifs qu'Hélène Lenoir reconduit de livre en livre (dialogues, monologue intérieur, journal intime...), reste toujours cette part de mystère qui tient moins à l'histoire - souvent ténue - qu'aux sortilèges d'une écriture insidieusement envoûtante et pour le moins remuante, sinon éprouvante. Car lire Hélène Lenoir, c'est faire l'expérience non seulement d'un regard qui joue avec le lecteur, mais aussi d'une voix qui s'immisce en lui, l'ébranle, le dépouille, le met à nu.
Aux premières pages du prologue de Pièce rapportée, on pourrait croire que cette voix est celle de Claire, une jeune femme dont les pensées virevoltent autour des possibilités que lui offre l'argent qu'elle vient de gagner au Loto. Étourdie par ce sentiment inédit de liberté, elle s'agite, tergiverse puis grimpe sur son vélo avant d'être fauchée par un motard. D'un coup, le rideau tombe puis se relève. La mise en pièces - et en quatre actes - de la famille Bohlander peut débuter.
Avocat, médecin, prêtre... Dans cette famille aisée de la bourgeoisie catholique, comme souvent chez Hélène Lenoir, les femmes sont soumises à la loi du clan et tiennent le rôle de "potiche". Ainsi d'Elvire, l'épouse de Frédéric Bohlander, "le meilleur, le plus futé, le plus efficace", toujours maître de ses émotions, sauf face à sa femme, dont la faute suprême est de lui avoir donné, à défaut d'un mâle, deux filles. Anne, la plus jeune et la plus rebelle, a depuis longtemps coupé les ponts avec les siens en allant vivre en Allemagne. Claire, aussi docile que sa mère est soumise, après avoir tenté de se suicider à plusieurs reprises, lutte à présent contre la mort à la suite d'un banal accident.
C'est au chevet de cette fille fragile et aimée, dont elle disait dès la naissance qu'elle "n'était pas faite pour cette terre", qu'Elvire accourt, apeurée. D'abord diffuse, l'angoisse monte peu à peu, hérisse les lignes, les brise, les renverse. Redoutable sismographe, Hélène Lenoir suit l'onde de choc qui traverse son héroïne et nous précipite dans le tourbillon de ses pensées et de ses sensations. Un tourbillon empli de désamour, de torpeur, de désarroi, mais aussi de rage rentrée contre Frédéric, ce mari épousé pour son nom et son père, qu'elle admire ; et contre Claas, mystérieux cousin allemand dont l'ombre plane sur le récit et qui se dérobe à ses questions. Reste pour Elvire à fouiller cartons, tiroirs et mémoire. Car désormais seule et convalescente comme sa fille, Elvire doit tout réapprendre, notamment à se souvenir.
À mesure que les liens se distendent, que le carcan se desserre, remontent les fragments d'une vie soumise à la loi d'une famille ; à celle d'un clan au sein duquel on ne compte plus les morts. "Combien en faudra-t-il...". Avant que cette phrase-clé ne se termine, déjà se profile une ligne de fuite. Celle-ci se dessine à travers le tremblé d'une écriture fine et nerveuse qui dit, dans les reflux du temps et d'une conscience en émoi, les tiraillements d'une mère, d'une épouse, et surtout le désir d'une femme d'être enfin libre. Ligne de fuite irisée d'une violente beauté.

Camille Laurens, Le Monde, 9 septembre 2011

Pour la romancière Camille Laurens, l'auteur de « Pièce rapportée » est une digne héritière de Nathalie Sarraute

Lenoir, reporter de l'intime

Pièce rapportée devrait rendre caduque l'opposition factice entre romancier de l'intime et romancier du monde brassant l'Histoire et sa grande hache. Il montre en effet avec force qu'il y a aussi de grandes haches dans les histoires de famille, pas moins de hargne, d'alliances tactiques, de trahisons, et que la sauvagerie des individus dans leur espace privé présente et déplie la violence des conflits extérieurs. La cruauté du huis clos domestique – "cette terreur qui m'a broyée", dit Elvire dans le roman – préfigure en effet les déchaînements de haine qui nous sidèrent sur la scène du monde et que nous ne savons pas toujours lire en nous.
Depuis les nouvelles de La Brisure (1994) et Bourrasque (1995), aux titres éloquents, l'œuvre d'Hélène Lenoir explore avec une lucidité sans répit ces tragédies ordinaires que seuls les écrivains ne passent pas sous silence, ces "drames intérieurs faits d'attaques, de triomphes, de reculs, de défaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres" dont parlait Nathalie Sarraute. Peu de caresses, pourtant, dans Pièce rapportée, ou très éphémères, vite inversées en reproches, "gueulantes", frustrations dévorées. Comme dans ses autres livres, l'intrigue y est très mince, et la résumer pourrait faire croire à tort qu'il s'agit là d'un de ces petits romans psychologiques comme il s'en écrit tant.
Car le vrai sujet d'Hélène Lenoir, son seul sujet, c'est la langue, "la source secrète de notre existence", disait encore Sarraute. Dans sa lignée, l'auteur de La Folie Silaz (2008) continue d'explorer le théâtre mental où se joue notre vie, ce for intérieur assiégé où se télescopent monologues haletants, conversations ressassées, souvenirs rarement heureux, projets vagues.
Comment rendre compte du chaos de mots qui, loin de nous être soumis, nous dictent nos conduites, notre destin même ? Le sage alignement des phrases ne saurait y suffire, quand, à l'arrière-plan des formules toutes faites et des conventions de politesse, la langue se disloque et affole la conscience. Les personnages d'Hélène Lenoir, sauf s'ils sont corsetés par la religion ou bétonnés de clichés, sortent de leur axe, et la syntaxe avec eux. "Acheter un parapluie, chercher une boutique qui vend des parapluies, c'est très bien, ça m'occupera, me calmera, marcher, m'éloigner, le plus vite possible, je le hais, je le hais... Le visage en feu, la poitrine, grondements, coups de boutoir dans l'abdomen... Combien de fois en vingt-cinq ans..." Leur trouble intérieur éclate sur la page en flux tourbillonnants, en discours indécis, hachés, emportés par d'autres avant que l'esprit ait pu faire le point, en dialogues âpres. Tout l'être se débat dans les rets du langage.
Comme dans Son nom d'avant (1998), c'est surtout la conscience bouleversée d'une femme qu'Hélène Lenoir éclaire ici. Une épouse et mère en lutte contre la fatalité des discours convenus, qui tente d'arracher à la litanie des reproches et à l'horreur quotidienne un semblant de sens. Mais il n'y a pas d'héroïne dans ces romans-là, pas de héros non plus, chacun vit pour soi, traversé de vœux de mort et de pulsions confuses qu'il abandonne en cours de route comme des phrases pas finies, entre dérive paranoïaque et délire d'amertume, rongé par ce milieu hautement toxique que forment le couple, la famille. La pièce rapportée, c'est l'autre, fût-il de son propre sang. C'est lui qui doit dégager pour laisser un peu d'air dans cette impitoyable guerre de tranchées. Un père peut alors avouer "franchement regretter la résurrection de sa fille" après son accident, et une mère virer toutes ses affaires dans des cartons : "S'ils sont encore là le 21, j'appelle les encombrants."
Belle héritière de Nathalie Sarraute, Hélène Lenoir fait de l'intime – ce qui traverse nos corps sous forme de mots – la pile atomique destinée tôt ou tard à faire exploser la communauté humaine et les apparences qui la maintiennent. Elle est le grand reporter de ces zones interdites de lumière, elle exfiltre les mots emmurés dans nos cerveaux en détresse, elle va fouiller là où les mensonges sont aussi ravageurs que des mines antipersonnel, où les paroles blessent, où les silences tuent ("Combien de morts, combien de morts il te faudra pour comprendre ce qui se passe dans cette famille... ?") et propose ainsi au lecteur un art secret de la guerre sur l'échiquier intime dont nous sommes tous des pièces.
J'ai lu deux fois ce roman à quelques semaines d'intervalle. De la première lecture, je suis sortie un peu sonnée, à la limite de l'étouffement, avec une envie de respirer, de trouver une échappatoire à ce chaos d'émotions cruelles. L'ayant relu, je le trouve très libérateur. Quand la littérature approche au plus près d'une vérité douloureuse, d'une violence sourde qu'elle nous contraint à entendre, peut-être sommes-nous d'abord hésitants, comme Elvire sur la traduction de Ich habe genug dans une cantate de Bach, qui veut dire à la fois "J'en ai assez" et "Je suis comblé".

Patrick Kéchichian, La Croix, jeudi 15 septembre 2011

Hélène Lenoir recadre la photo

Ce livre confirme la rigoureuse puissance et l'âpreté de la romancière, à travers l'histoire d’Elvire, « pièce rapportée » dans sa belle famille

Il serait terriblement réducteur de considérer les romans et les nouvelles d’Hélène Lenoir comme de simples variations sur le thème de la famille. Et d’ailleurs, cette œuvre, en raison de la rigueur obstinée de ses moyens, devrait nous inciter à renverser plus souvent nos points de vue courants. C’est bien du style, de la forme, de la voix, des voix que le livre orchestre, qu’il convient d’abord de parler. Ce qui, avec Hélène Lenoir, n’aboutit nullement à s’en tenir à de froides considérations formelles. Partir du style, ce n’est pas négliger l’histoire narrée, les sentiments montrés et analysés, les personnages dans toute leur épaisseur et complexité psychologique. L’effet romanesque est bien là, puissant, oui, obstiné, qui suscite chez le lecteur, à mesure qu’il progresse dans sa lecture, à mesure qu’une sorte d’étau invisible se resserre, une sensation d’étouffement, de suffocation.
Pièce rapportée  marque sans doute une date dans l’itinéraire d’Hélène Lenoir. Son nom d’avant  (1998), Le Magot de Momm  (2001) ou La Folie Silaz  (lire  La Croix du 10 septembre 2008)  préparaient en quelque sorte cette radicalité. Elle se déploie ici dans la noirceur qui lui convient. Hors de toute facilité ou suspecte séduction. Nous sommes au-delà de ces moralités élémentaires par lesquelles les écrivains, parfois effrayés de leur propre audace, tentent de rassurer leurs lecteurs, et surtout de se rassurer eux-mêmes. Ils font un peu de lumière, suggèrent que tout n’est pas perdu. Cet optimisme est absolument étranger à Hélène Lenoir.
Mais deux mots tout de même du sujet. On dit souvent, dans une famille bien protégée et soudée, de quelqu’un qui arrive, à l’occasion d’un mariage par exemple, qu’il est une « pièce rapportée ».  Au mieux, on le tolère, s’il s’agrège, fait allégeance, se fond dans le groupe. Sur la grande photo de famille, il tente de sourire comme les autres. Elvire n’a jamais réussi cette opération à l’égard du clan Bohlander. Le mariage avec Frédéric a plutôt douloureusement confirmé sa non-appartenance. La vulgaire et narcissique brutalité du mari, l’aigreur et l’hypocrisie en usage dans le clan ont décidé de sa place : à l’écart. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, deux filles sont nées du couple, Anne et Claire. La première est partie, sans laisser d’adresse. La seconde est fragile, vulnérable, suicidaire. D’ailleurs, la famille a l’habitude de digérer les morts… Victime d’un grave accident de la circulation à Paris, Claire précipite la rupture d’Elvire avec les Bohlander. Dans les replis ou la mémoire du temps familial, il y a Claas, un lointain protecteur, un recours pour Anne, Claire et Elvire… Inutile d’entrer plus avant dans le détail de la narration. Qu’il suffise de dire que rien, en elle, n’est laissé au hasard, pas une date, pas un événement.
Et c’est cela, notamment, qui fait l’étonnante, superbe et noire réussite du roman : le rigoureux agencement des éléments romanesques, le refus de laisser aller sa plume ou son esprit dans un discours et des sentiments pensés ou éprouvés à l’avance. Par exemple, si c’est le monologue intérieur d’Elvire qui domine, il est fréquemment rompu, déplacé. D’autres voix, dans la sienne ou hors d’elle, se font entendre. Formellement, le rythme connaît sans cesse des secousses, des tremblements. Ainsi, un dialogue presque théâtral, dans la troisième partie, amplifie l’écho. Jamais le plat réalisme ne dicte sa loi. Et en même temps, du réel, du vrai réel, rien ne nous est épargné. Mais, au fait, ne serait-ce pas l’un des plus hauts sommets de l’art romanesque ?

Claire Devarrieux, Libération, jeudi 15 septembre 2011

Du poison dans l'eau bénite

Hélène Lenoir raconte la libération d'une mère de famille cernée par la méchanceté et l’hypocrisie bigote
 

Une jeune femme de 24 ans, à bicyclette avenue des Ternes, se dépêche. Elle déjeune avec un possible fiancé dont elle n'est pas amoureuse, elle s"appelle Claire, elle se sent pleine de vie, et jolie, il y a des jours comme ça. Hélène Lenoir aime bien, de temps à autre, ouvrir ses romans par une scène d’extérieur, avec un moyen de transport, voitures, bus, deux-roues. Le personnage est tout de suite là, inséré dans la circulation, on va naviguer entre la description et le monologue intérieur, on a à peine le temps d’enregistrer les passages quasi invisibles du « elle » au « je » que Claire est renversée par une moto, « et tout fut silencieux ».
Pièce rapportée est l’histoire de la mère de Claire, à partir du moment de profond malheur où elle apprend que sa fille est à l’hôpital, et se rend à son chevet, interrompue dans son élan par les impondérables liés à la situation et au corps médical. La mère de Claire s’appelle Elvire. C’est une femme de 47 ans, qui ne travaille pas, qui craint son mari et le hait plus encore, mais ne peut pas le quitter, car où irait-elle, et pour faire quoi ? On verra au fil de l’histoire que ce ne sont pas les bonnes questions. Les bonnes questions vont remonter incidemment à la surface, jusqu’à faire bénéficier d’un éclairage entièrement différent la seule personne de son entourage qu’Elvire a toujours considérée comme fiable à 100%. Les héroïnes d’Hélène Lenoir ont un inconscient, c’est moins fréquent qu’on ne croit dans les romans.
« Glandes ». On va tout savoir du passé dans sa version officielle pendant la première partie du livre, les vingt-quatre heures où l’accidentée est entre la vie et la mort. Elvire a épousé un avocat, Frédéric Bohlander, dont elle a eu deux filles : Claire, rescapée de trois tentatives de suicide avant son accident, et Anne, qui a fui en Allemagne et ne donne plus de nouvelles. Elvire est donc une « pièce rapportée », dans une famille ultracatholique, conservatrice, un gendre médecin, un fils prêtre. Les Bohlander sont formidables de méchanceté, de vulgarité obscène, d’avarice, d’hypocrisie bigote, sous couvert de surface sociale. « Je prie pour vous » et « le Seigneur fait toujours bien les choses » entrent avec naturel dans les dialogues. Le beau-frère prêtre d’Elvire a cette repartie, à table, un jour d’inquiétude à propos de la disparition prolongée de sa propre sœur : « Mais maman, c’est les glandes. » Une partie de cartes, un déjeuner, sont l’occasion pour l’auteur d’écrire des bouts de pièce de théâtre, un pur bonheur, un pur effarement, dont on ne rira pas trop fort car il y a la mort au bout.
À l’écart du nœud de vipères, se tient une figure solaire, consolatrice, qui fascine Elvire comme ses filles depuis l’enfance : le séduisant Claas, « mon cousin allemand, mon frère ». « Ton boche de pédé », comme dit Frédéric Bohlander le soir de l’accident, usant ce soir-là d’« un vocabulaire particulièrement ordurie r» mais coutumier du fait, en tyran domestique habitué des « gueulantes ». Le premier acte de rébellion, de la part d’Elvire, est de s’éloigner de son mari, aidée en cela par l’irruption de la technologie moderne dans les habitudes (et les turpitudes) de la bourgeoisie, Orange chez Mauriac. Son mobile est tombé en panne, batterie à plat, chargeur resté à la maison. Ce qui donne à Hélène Lenoir le loisir d’écrire un échange de SMS de haute volée.
Dévouement. Claire ne meurt pas, mais elle n’est plus elle-même, en proie à des manifestations de désinhibition fort gênantes. Il revient alors à Elvire de veiller à la rééducation de son enfant, jour et nuit, dans le grand hôtel au bord de la mer où elle l’a emmenée, contre l’avis des Bohlander. Et comme aucun sentiment, dans Pièce rapportée, ne va de soi, cette mère dévouée à sa fille ne supporte bientôt plus d’être « perpétuellement à sa botte ». Le roman est travaillé par des mouvements qui sont ceux de la vie même : la jeune handicapée accomplit des progrès constants cependant que sa grand-mère, la mère d’Elvire, dans sa maison de retraite, prend le chemin inverse du déclin. Cette tension influe sur la trajectoire d’Elvire. Qui choisit la liberté et l’effort, plutôt que le laisser-aller et la démission - présentés sous un jour abject. Les Bohlander préfèrent confier leur petite Claire à une sainte nitouche qui garantit une complète régression.
Est-il possible qu’une figure bienveillante étende ses bienfaits par-delà la mort ? L’ombre de son beau-père, Pierre Bohlander, veille sur Elvire. C’est en somme un commerce perpétuel, entretenu par le souvenir, et qui fait l’économie de la présence. Elvire a toujours été consciente de ses sentiments envers Pierre, bien qu’ils n’en aient jamais fait état : « C’est le nom et le père que j’épouse… », avait-elle dit à Claas. Mais il lui faut traverser toutes les épreuves de Pièce rapportée pour le comprendre : c’est par l’attachement au premier des Bohlander qu’elle va parvenir enfin à se détacher d’eux.

Norbert Czarny, La Quinzaine littéraire, 1er octobre 2011

" Très loin "

Une bague, la couleur sucrée du colza, un billet de loto gagnant, quelques objets reviennent comme autant de motifs dans Pièce rapportée. Et puis se rencontrent des êtres que tout devrait unir, que tout sépare. On est en famille, chez les Bohlander, et Elvire n'est pas une Bohlander : c'est une pièce rapportée.

Tout commence avec l’accident de Claire Bohlander. Elle est la fille d’Elvire, a vingt-quatre ans. Depuis quelque temps, elle allait bien, avait trouvé un emploi dans une pharmacie, semblait promise à Antoine, une jeune homme bien sous tous rapports, comme on les apprécie dans les bonnes maisons de Versailles.
Elvire vit en province avec Frédéric, son mari avocat, homme souvent brutal et grossier. En femme soumise, elle s’est occupée de Claire et d’Anne, sa sœur, qui a préféré partir en Allemagne pour échapper à l’emprise paternelle. L’accident oblige Elvire à venir à Paris, à habiter l’appartement de Claire découvrant ainsi ce qu’il révèle d’elle. L’accident réveille aussi de vieilles blessures, quand les parents, les frères et sœurs se réunissent dans la maison de Gisèle, la grand-mère Bohlander, à Versailles. La réunion met au jour l’hostilité enfouie. Elvire comprend alors qu’elle n’est vraiment pas du clan et qu’elle est même « très loin ».
Comme souvent, Hélène Lenoir mêle les voix narratives, donne à entendre les paroles ou à deviner les pensées d’un personnage central, sans négliger les autres, grâce aux dialogues. Ici, c’est avec Elvire que nous suivons le lent retour de Claire, que nous découvrons comment elle se reconstruit après l’accident, et ce qui faisait de cet accident un événement parmi d’autres dans l’histoire assez lourde des Bohlander. On mettra en effet le sort de la jeune femme en relation avec celui de Nathalie, sa tante, le mouton noir de la famille. Toutes deux ont tenté de fuir, toutes deux ont voulu se suicider pour échapper aux forces mortifères qui s’exerçaient, dont la violence de Frédéric, prenant à partie ses filles, leur mère, et Claas, qu’Elvire appelle son « frère ». Il est sans doute l’homme qu’elle a aimé et Claire aurait souhaité qu’il soit son père. Toutes les dénégations, tous les tests et certificats de non-paternité de Claas n’y peuvent rien : Claas, Claire, il y a comme une paronymie… Elvire se débat, entre ce cousin lointain et son mari, qui sent bien tout ce qui le menace.
Le nouveau roman d’Hélène Lenoir est à la fois dans la lignée de La Brisure, Son nom d’avant ou La Folie Silaz, et en rupture avec ces romans précédents. La thématique est assez proche, puisqu’on retrouve la pression de la famille, la force d’un nom et du patriarche qui le transmet, la fragilité de qui doit s’affronter à ce groupe apparemment soudé, et la détermination des êtres à échapper, pour enfin devenir eux-mêmes. Pour ce faire, Hélène Lenoir débusque le propos sous le propos. Rien de fabriqué dans cet art feuilleté des conversations, des sous-entendus ou allusions, pas de leçon à tirer, il s’agit juste d’observer. Ceux qui ont lu les autres romans de l’auteur sont sensibles à cette façon de faire entendre ce qui se perçoit de loin dans l’espace. Comme si des micros très sensibles rendaient le son le plus improbable. Ici, par exemple, comme dans Le Magot de Momm, on distingue l’homme qui perturbe l’ordre par sa seule présence. À ceci près que Claas se tient à distance. Il a eu une relation avec Nathalie, à Rome. Il a également aidé Anne, sa petite cousine, à se faire un nom outre-Rhin, mais il reste loin d’Elvire.
Mais la construction de ce roman fait la différence, par la variété des formes ou genres convoqués. Si l’on retrouve dès l’ouverture parisienne, avec l’accident de Claire, ce qui fait le « style » Lenoir, cette vitesse qui perturbe tout, on est assez étonné par la troisième partie, une courte pièce de théâtre qui semble figer les personnages. Didascalies, dialogues, tout est là, comme sur scène. Et cela ne désarçonne pas ; le procédé, au contraire, met en relief ce qui oppose Gisèle Bohlander à Elvire. C’est donc après que Claire a été en rééducation dans un centre au bord de le mer. Elvire l’a accompagnée dans cette étape lors de laquelle la jeune femme, ayant perdu toute censure, est redevenue soudain une adolescente provocante, grossière et agressive. Tout le temps de ce séjour, suivi par des psy divers, Claire s’est en gros comportée comme le contraire parfait de la jeune fille sage qu’elle était avant l’accident, ou plutôt a retrouvé toute la violence de son père. Puis du temps a passé et Claire est de nouveau devenue autre, tandis que sa mère prenait ses distances. Le repas à Versailles est comme l’œil d’un ouragan : tout s’y joue.
Méprises, malentendus… Que dire de ces téléphones portables si importants dans ce roman, de ce qu’ils révèlent de la communication, ou de l’absence de communication ? Celui d’Elvire reçoit des messages de Frédéric après l’accident, lorsque Claire est dans un sale état à l’hôpital. Mais Elvire ne peut les entendre parce qu’elle n’a plus de batterie. On s’appelle, mais trop tard, et l’essentiel du message est manqué. Ce qui vaut pour le téléphone vaut aussi pour la parole : on se parle trop vite, très brutalement, comme si on ne voulait surtout pas s’entendre et se comprendre, mais se faire mal. C’est sur ce mode que communique l’impatient Frédéric. Il est sans cesse sur le qui-vive, blessant, car blessé. Son épouse n’a pas rempli les « missions » qui lui étaient assignées, et notamment lui donner un fils, pour assurer le nom des Bohlander.
Jouant sur le temps, avec ses allers-retours entre présent et passé, entre Dinard et Les Vallées, ou Versailles et le quartier des Ternes, Hélène Lenoir joue aussi avec les rythmes. Ils épousent les mouvements et pensées d’Elvire et des autres protagonistes. Lors de la rééducation, dans le centre en bord de mer, c’est un long monologue d’un seul tenant qui donne à entendre cette mère essayant de reconstituer devant une psychiatre l’histoire familiale. En d’autres moments, ce sont des éclats de voix ou de paroles, parfois, comme au moment de l’accident, des suites de noms communs ou de noms propres dont on retrouvera les échos au long du roman, modulés, repris par d’autres voix, ou dans d’autres contextes. Tout est question d’éclairage, d’angle ou de focale. La narratrice joue ainsi du gros plan pour montrer le visage d’Elvire s’observant dans un miroir, ou les mains de Claire sur son lit d’hôpital, vue par sa mère, dans un mouvement d’attendrissement. Pause qui apaise.
Peu de romancières ont cette capacité à rendre par l’infiniment petit, le ténu ce qui nous construit ou nous détruit, la famille, avec ses prises de pouvoir, sa force d’emprise, et sa capacité à rejeter bien loin les pièces rapportées.



 

 




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