Critique


Luce Irigaray

Parler n’est jamais neutre


1985
Collection Critique , 328 pages
ISBN : 9782707310149


« Êtes-vous hystérique, obsessionnel, schizophrène, dément ? Tout à la fois ? Est-ce possible ? Parlez-vous féminin ou masculin ? Comment cela s’inscrit-il dans votre style ? Votre langage est-il marqué par une appartenance sociale, théorique ? Laquelle ?
Vous pouvez faire votre diagnostic, découvrir votre profil, votre identité, en procédant à l’analyse de votre discours. Vous prélevez des échantillons variés de celui-ci en diverses situations, vous les réduisez en phrases minimales types, vous mettez en tableaux, vous interprétez. Outre l’intérêt théorique et pratique d’une telle recherche (un mot vaut bien un médicament ou une arme, par exemple, mais il a ses toxines, ses revers), cette technique rigoureuse peut être amusante pour les amateurs de jeux formels, les manipulateurs d’ordinateurs. Elle peut se pratiquer sans machine, comme je l’ai fait. Il faut savoir bâtir un modèle ou un programme à partir de fragments de langages naturels, abandonner toute idée a priori. Vous découvrez ainsi les schémas inconscients ou préconscients, les matrices qui déterminent votre discours. Vous recommencez la grille jusqu’à ce que le diagramme soit le plus simple et le plus exhaustif possible. L’hypothèse de départ peut être à plusieurs entrées.
Dans ce livre, il est ainsi traité des caractères des langages dits fous ou anormaux, des différences entre l’oral et l’écrit, des configurations sexuées, sociales, scientifiques du discours.
La psychanalyse représentant une situation privilégiée pour observer ce qu’il en est de l’énonciation, plusieurs articles l’utilisent ou l’étudient comme praticable expérimental.
 
Aucun discours n’est neutre ni universel. Aucun locuteur n’est capable de produire un langage sans marques morphologiques. Un tel postulat scientifique ou idéologique ne résiste pas à une enquête sur corpus. La technique, la machine, l’ordinateur nous obligeraient à dépasser nos convictions et contradictions, nos modes de sentir, de juger, de penser. Reste à dire je. Je, incarné et limité dans sa genèse, sa morphologie, son histoire, sa société, parle à partir de cette situation, cet ancrage dans la relativité et le devenir d’une vérité, d’un désir, d’une liberté. Le sens, comme la langue, naît à partir de différences. Les annuler revient à anéantir la signification. »
Luce Irigaray.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction – Communications linguistique et spéculaire – Négation et transformation négative dans le langage des schizophrènes – Approche d’une grammaire de l’énonciation de l’hystérique et de l’obsessionnel – Du fantasme et du verbe – Les structures linguistiques de la parenté et leurs perturbations dans les cas de schizophrénie – Production de phrases chez les déments et les schizophrènes – L’énoncé en analyse – Langage de classe, langage inconscient – Le v(i)ol de la lettre – Le sexe fait comme signe – Idiolecte ou autre logique – Existe-t-il un discours schizophrénique ? – Le schizophrène ou le refus de la schize – Le praticable de la scène – Misère de la psychanalyse – Le langage de l’homme – La limite du transfert – Le sujet de la science est-il sexué ?

Propos recueillis par Roger-Pol Droit, (Le Monde, 7 juin 1985)

Luce Irigaray et la différence des sexes
Dans Parler n’est jamais neutre, son dernier ouvrage, Luce Irigaray montre comment les discours des savants, des poètes, des philosophes et de Monsieur Tout-le-Monde sont marqués, à leur insu, par leurs corps.
 
« Luce Irigaray pourrait se faire imprimer des cartes de visite impressionnantes : maître de recherche au CNRS, psychanalyste, docteur d’État en philosophie. Elle pourrait avoir l’air d’une dame qui a publié onze livres en douze ans, qui est traduite en dix langues, qui donne des conférences et organise des séminaires dans les universités étrangères. Ainsi, du 21 mai au 5 juin, était-elle à Bologne, à la faculté des lettres et de philosophie, avant Parme, Florence, etc., au moment où paraît la traduction italienne de L’Ethique de la différence sexuelle (voir Le Monde des livres du 15 juin 1984). Fait curieux, aucun enseignement ne lui est actuellement confié en France.
Bref, on pourrait s’attendre aux façons d’une star de l’intelligentsia. Eh bien ! pas du tout. Quand on rencontre Luce Irigaray, fine, vive, rieuse, on a l’impression d’avoir affaire à une enfant subtile et malicieuse, apparentée au peuple espiègle des elfes, des lutins et autres farfadets, plutôt qu’à la tribu des grandes intellectuelles qui prennent la pose et convoitent un semblant de pouvoir.
C’est à n’y rien comprendre. Comment ce menu corps de femme a-t-il pu produire à la fois une critique décisive des théories de Freud, une lecture “ sexuée ” de la philosophie occidentale de Platon à Heidegger, des travaux scientifiques et une mise en cause de la neutralité de la science, des analyses rigoureuses concernant une nouvelle pensée de la différence, et des pages dont la beauté et la force rappellent Rilke ou Nietzsche ?
Et comment toutes ces recherches se mettent-elles ensemble ? L’étude du discours des schizophrènes, les luttes des femmes, l’interprétation psychanalytique des philosophes, l’appel à de nouvelles valeurs... doivent bien avoir un lien qui éclaire la cohérence d’une démarche au premier regard morcelée, voire contradictoire. C’est ce que nous avons demandé à Luce Irigaray, en prenant pour guide son dernier ouvrage, Parler n’est jamais neutre.
Rassemblant quatorze études rédigées de 1966 à 1982 et quatre inédites, ce livre met en question la, génération des messages, leur enracinement dans le corps sexué des êtres parlant, et leurs pouvoirs : “ Un mot vaut bien un produit chimique. Mais il a ses toxines... Un discours peut empoisonner, entourer, cerner, emprisonner ou libérer, guérir, nourrir, féconder. Il est rarement neutre. ”
La spéculation ici prend appui sur des enquêtes. Plusieurs chapitres de psycholinguistique résument les recherches expérimentales menées par l’auteur depuis une vingtaine d’années sur le discours de sujets “ perturbés ” ou “ normaux ”. Elles tendent à prouver qu’aucun d’entre nous n’utilise la langue identiquement, comme un simple code commun à tous, un ensemble d’outils neutres dont on se servirait – plus ou moins bien peut-être – pour communiquer d’une manière uniforme. En tenant les propos apparemment les plus anodins, chacun mettrait en jeu, à son insu, la structure de son rapport à la langue, aux autres, au monde. Comment le montrer ? En déplaçant l’attention des “ énoncés ” à l’“ énonciation ”. Voilà qui mérite explication.

Comment définir ce qui différencie les “ énoncés ” de l’“ énonciation ” ?
Très schématiquement, il s’agirait de distinguer ce qui est déjà prononcé, écrit, enregistré... de ce qui se dit ici et maintenant.
Les énoncés désignent les messages déjà produits, finis, comme morts, si l’on met à part le sens qu’ils gardent dans leurs formes achevées.
L’énonciation, elle, désigne la parole en train de se produire, son engendrement vivant, actuel, non encore stabilisé. Les linguistes travaillent généralement sur les énoncés, ou sur des schémas idéaux supposés parlés par tout le monde (ou par tout locuteur d’une langue donnée). Tenter d’approcher une grammaire de l’énonciation, c’est essayer de montrer comment la parole, le sens, la communication s’engendrent, s’actualisent à travers le psychisme d’un sujet, son histoire, ses relations au monde et à l’autre.
J’ai donc étudié la production de corpus limités. Je les ai écoutés, enregistrés, interprétés pour montrer empiriquement comment des types différents d’énonciation existent, comment la matière, la situation, les sujets, leurs rapports produisent des morphologies différentes et en devenir.


Il reste, malgré tout, un problème. Vous dites que l’énonciation est créatrice, non figée. Or les exemples que vous examinez montrent au contraire que les sujets – selon qu’ils sont hystériques, obsessionnels ou schizophrènes – répètent des types d’énoncés révélateurs d’une position fixe à l’égard du discours, comme s’il y avait un modèle sous-jacent de leur énonciation. Alors ?
Beaucoup d’entre nous répètent des énoncés déjà formés, programmés. Mais c’est précisément ce qui définit une pathologie, individuelle ou sociale. Notre psychisme est comparable à un sol pour la culture des messages. Il produirait continûment si nous le cultivions pour ne pas cesser de créer. S’il ne crée pas de nouvelles formes, s’il ne se manifeste pas de façon inédite, ce psychisme est malade, cadavérisé, fossilisé.
Là se situe l’intérêt majeur de la psychanalyse : son dispositif de parole constitue une situation expérimentale unique de l’énonciation, qui permet d’écouter et de libérer le psychisme de quelqu’un par une nouvelle mise en forme du discours.
Les ouvertures possibles de son discours sont d’ailleurs inscrites dans les formes de ses messages et non dans leur contenu explicite. Le patient ne sait pas et ne peut pas savoir ce qu’il dit. D’où la nécessité d’un autre pour l’aider à se situer, s’identifier
.

La mise en scène particulière de la psychanalyse – à laquelle plusieurs chapitres sont consacrés – permet de confronter le sujet à sa parole. Comme si, sur le divan, le patient rencontrait progressivement le mystère même du langage, ce paradoxe du discours où ce qu’il dit, soumis aux règles du lexique et de la syntaxe, contrevient à ce qu’il veut dire, sans fin. Comme si parler consistait à cheminer vers l’horizon de son désir à travers le réseau des mots et l’ordre de la langue.

Ce cheminement est-il le même pour les hommes et pour les femmes ?
Non. L’écoute rigoureuse de divers discours m’a amenée à découvrir que le langage est sexué. Une partie seulement de cette enquête, qui se poursuit, est publiée dans Parler n’est jamais neutre.
Les femmes n’ont pas la même relation à l’autre et au monde que les hommes et ne la traduisent pas de la même façon dans le discours. Il ne s’agit pas de quelques ajouts ou suppressions de mots, mais bien d’une génération différente des messages.
Cette évidence est refusée par ceux et celles qui héritent de Freud et en font profession, alors que Freud est devenu analyste en écoutant la singularité aberrante des trajets du langage dans le corps de ses patientes. Le langage dit hystérique crée des circuits somatiques, à défaut de pouvoir se dire en mots : cette découverte est exposée dans les
Études sur l’hystérie, mais Freud semble l’oublier dès La Science des rêves. Il écoute ses premières patientes, il s’instruit. Il n’écoute pas Dora, par exemple, et lui impose ses schémas masculins. Elle le quitte à juste titre, elle ne peut rien dire. Il lui ferme la bouche, de diverses manières... L’analyse de Dora n’est plus que “ le cas Freud ! ”
Fondée sur une pathologie sexuelle, la psychanalyse refuse aujourd’hui la sexuation des partenaires de la scène analytique. Elle consacre la neutralisation du sexué qui convient à l’impérialisme d’un discours monocratique et à l’époque de la technique, qui en est l’accomplissement.

Vous n’ignorez pas que cette affirmation d’un langage sexué rencontre de fortes résistances...
Je sais ! Mais pourquoi ne sont-elles pas interprétées à la lumière de la psychanalyse, supposée capable d’interpréter et de lever les refoulements sociaux, moraux ? Voilà qui me semble étonnant.
Ces résistances entraînent des aberrations, notamment scientifiques, qui seraient amusantes.. si elles ne témoignaient pas de la détresse de notre temps. Ainsi, il est admis que le cerveau est sexué mais pas le langage. Nous parlerions donc indépendamment de notre cerveau ? Avec quelle part de nous ? À quoi servirait notre cerveau dans la parole ? Quelle dimension de nous peut rester asexuée ? Devons-nous, pouvons-nous parler en acceptant que la sexualité ne se traduise pas en formes verbales, symboliques, plastiques ? Ceux qui nient ou annulent la sexuation du discours ne sont-ils pas complices de la répression de la sexualité ?


La libération sexuelle de ces vingt dernières années, malgré quelques effets positifs, a produit bien des leurres, des faux-semblants et des impasses. Croyez-vous qu’une autre libération soit possible ?
L’expérience a montré que le langage souvent mécanique de la pornographie n’intéresse pas tout le monde, ni tout le temps. Nombreux, nombreuses surtout, sont ceux prêts à “ rentrer à la maison ” sans avoir réussi à épanouir leur sexualité, renvoyés à une nouvelle époque dé refoulement.
Or il semble que notre monde ne puisse plus se payer le luxe de ce refoulement. Il a besoin de la différence sexuelle pour se régénérer, pour produire une nouvelle culture et pas seulement pour reproduire.
La libération de la sexualité ne signifie donc pas simplement la revendication de l’égalité des sexes. Positive socialement, elle risque de produire des foules monosexuées, neutralisées, qui sont un des périls de notre époque. Il s’agit plutôt de faire advenir une différence non hiérarchisée, qui permette de créer librement des formes imaginaires, symboliques, artistiques différentes selon les sexes et fécondes dans leur différence
.

Luce Irigaray va jusqu’au bout de sa démarche. Si “ parler n’est jamais neutre ”, le discours scientifique ne l’est pas non plus. Le sujet de la science, qui ne dit ni “ Je ”, ni “ tu ”, ni “ nous ” – qui semble sans sexe, – serait en quelque sorte un homme masqué, oublieux de ce que sa recherche “ objective ” doit à son imaginaire sexuel. Il ne s’agirait pas de retomber dans quelque subjectivisme stérile, mais de rendre la pensée scientifique consciente du sol où elle se crée. Là aussi, cela ne va pas sans difficultés.

En admettant que la neutralité scientifique porte sans le voir la marque du masculin, quelle science reste possible ?
Étrange question ! Une science au féminin vous semble impossible ? Une science consciente du sujet qui la produit ne serait plus une science ? Ou bien serait-ce enfin une science sans empire du subjectif ou de l’objectif, avertie de l’outil-langage dont elle se sert ? Cette science sexuée pourrait se soucier de créer de nouvelles formes de vérité, mais aussi de beauté et de sagesse. Cela advient à chaque début d’une époque de l’histoire et nous est nécessaire pour habiter notre monde au lieu de se borner à l’exploiter efficacement.
La science ne peut se dissocier d’une éthique. Contre la dispersion et la désintégration qui nous menacent au terme d’une certaine histoire de la science et de la technique, nos corps sexués sont sans doute le seul lieu de rassemblement en nous et entre nous, sans constitution de pouvoirs aveugles et polémiques qui risquent de détruire inconsidérément toute vie.
Ces propos ne transigent pas avec les faits, ils sont scientifiques et, éthiquement, réalistes.


On peut toujours penser l’inverse. N’empêche : cette femme qui fait seule son chemin, qui ne se soumet à rien ni à personne, qui construit obstinément une œuvre d’envergure dans le rire et la souffrance, mérite vraiment notre admiration.

 




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