Théâtre


Sophocle

Oedipe roi

Traduction de Jean et Mayotte Bollack


1985
96 pages
ISBN : 2.7073.1043.7
9.50 €
Deuxième édition revue, 1994


* Création par le théâtre de la Salamandre, à Lille au Théâtre Saint-Paul, le 10 mai 1985 et repris à Paris, au Théâtre national de l’Odéon, le 28 mai 1985.

Œdipe roi est une tragédie modèle, d'Aristote à Racine, mais aussi le formidable détonateur d'un mouvement dont nous vivons encore et qui a profondément transformé une lecture dont l'histoire avait déjà, comme elle le fait toujours, piégé les accès. Sans Freud, Sophocle ne se tairait peut-être pas, mais avec Freud, certainement, Sophocle n'est plus tout à fait lui-même. Cette traduction s'appuie sur une analyse grammaticale et historique qui a abouti à rétablir le texte sur un nombre considérable de points.
Ni reconstitution ni adaptation : la restauration archéologique pure et simple est rendue vaine par la différence des langues et des mètres, l'adaptation tombe dans le piège de l'humanisme. L'œuvre est d'abord une pièce de théâtre, où le rythme, les effets, le mouvement font partie du sens.

 La traduction de Jean Bollack va à l'encontre du fantasme le plus courant de certains traducteurs : rendre la langue d'accueil humble, discrète, transparente, si transparente
que va apparaître le texte d'origine. Jean Bollack appartient à cette minorité de traducteurs pour qui le travail sur le sens qui reste la visée essentielle - est un travail sur la forme ; restituer quelque chose de ce qui se passe dans la langue d'origine ne peut se faire sans violenter les standards de la langue d'accueil. Cette langue française rugueuse, catholique, puissante s'oppose au français véhiculaire délavé et génère une étrangeté sans exotisme qui aide à faire comprendre ce que Sophocle essaie de faire entendre dans sa pièce et qu'une langue usée, défraîchie, ou usuelle ne peut plus faire saisir. Les traductions successives ont tant accumulé de strates de provenances diverses sur le texte de Sophocle, que le faire entendre à nouveau comme un texte vivant et actif ne peut se faire qu'au prix d'un immense travail scientifique et d'une violence qui est celle de la traduction. On retrouve là le propos même de la pièce : ce long accouchement de la parole, cette bataille pour arriver à réénoncer ce qu'on a entendu sans le connaître et qui était impossible à formuler immédiatement, le parricide et l'inceste. Cette tragédie se joue dans les mots ; les mots par lesquels Œdipe opère le douloureux et violent passage de la préconnaissance ( moi, le grand Œdipe ) à la vérité finale ( moi qui suis l'impur des impurs ). Pour le traducteur comme pour le héros, il s'agit de s'approprier une vérité arrachée lambeau par lambeau, pied à pied, à la parole des autres. 
Alain Milianti
 
‑‑‑‑‑ Extrait d’un entretien avec Jean Bollack ‑‑‑‑‑

Il n'y a pas d'œuvre dans la conscience universelle qui ne soit plus forte qu'Œdipe roi. Quand je traduis l'une de ces pièces, je suis placé devant deux choses : d'une part la situation dans laquelle est quelqu'un qui a écrit, étant lui-même placé dans une tradition par rapport à laquelle il prend ses distances ; et d'autre part, tout ce que l'on a fait, depuis, de cette œuvre. La reconstruction du moment où quelqu'un a écrit est au centre de ce que je fais. Et je détache cela très nettement de l'utilisation qu'on a pu faire de ses œuvres. Je prends le parti de celui qui écrit, de la situation qu'il a lui-même vécue et de sa façon de transformer une situation culturelle dont il a hérité. Je suis donc toujours en face d'une chose dont je peux parler directement. Mais il me faut aussi tenir compte de ce que les gens me disent : pour certaines phrases d'une pièce comme Œdipe roi, il y a huit ou dix interprétations très marquées, reconnaissables. Ce que je cherche, c'est le passage à une forme d'explication du sens, à son expression forte, immédiate, qui laisse entière la rudesse du texte.
Entretien paru dans Libération, le 8 juillet 1994.

Monique Le Roux (La Quinzaine littéraire, juillet 1985).

À propos d'Œdipe
La nouvelle traduction de l"Œdipe de Sophocle (1), que viennent de donner Jean et Mayotte Bollack, a fait l'objet d'une mise en scène par Alain Milianti et le Théâtre de La Salamandre (2), puis d'un colloque (3) ; mais l'événement ne s'est pas passé exactement au lieu attendu.

La journée de rencontre consacrée aux travaux de Jean Bollack sur l’Œdipe Roi, qui a réuni le samedi 15 juin à la Sorbonne hellénistes, gens de théâtre et psychanalystes, a été saluée par André Green comme une grande première. L'importance de la nouvelle traduction s'est manifestée malgré la disparate des points de vue, de Jean-Pierre Vernant qui regrettait une actualisation à connotations chrétiennes à André Rondepierre qui retrouvait dans sa littéralité même la conception freudienne du complexe après 1920 !
À la suite d'un exposé liminaire, Jean Bollack s'est expliqué sur sa conception de la traduction fondée sur un examen de toute la tradition interprétative. Selon lui, l'impression d'actualisation tient au rejet d'options antérieures liées à des attentes préexistantes et à la tentative de rétablissement philologique. Entre deux sortes d'élégance, l'une qui correspond à  l'horizon d'attente  propre à un pays, à une époque, l'autre qui s'efforce de restituer dans la langue d'accueil la complexité de la phrase originelle indépendamment de cet  horizon , son texte choisit la seconde.
Dans une même perspective, Alain Milianti a opposé la traduction de Jacques Lacarrière, dont les vertus de transparence et d'apparente limpidité auraient contraint la mise en scène à d'impossibles prises de position, à celle de Jean Bollack, dont l'interprétation du parricide, de l'inceste, impose d'emblée un point de vue. Pour son spectacle, il n'a eu qu'à se mettre à l'écoute : faire le moins de violence possible au texte afin de mieux laisser apparaître la violence qu'il fait lui-même à la tradition, telle aurait été sa démarche.
Devant l'auditoire de la Sorbonne, Alain Milianti a pu ainsi faire prendre pour une position personnelle, méritoire et risquée, un discours en passe de devenir le lieu commun théâtral du moment : le retour à la lettre du texte en l'absence d'un point de vue assumé par la mise en scène. Mais la volonté de décaper les diverses strates d'interprétations érudites et de rompre avec l'académisme de la représentation tragique emprunte nécessairement un mode de transposition scénique : l'éloignement dans le temps se traduit dans le spectacle de La Salamandre par un éloignement dans l'espace ; la recherche de l'archaïsme procède d'un déplacement ethnologique.
Gildas Bourdet, qui a repris pour l'occasion dans l'équipe sa position initiale de scénographe, a reconstitué un paysage de l'Anatolie ou de l'Atlas : une cour de ksar se détache sur un relief de montagnes ; au lointain, des villages se devinent sur les hauteurs ; le bleu du ciel vire avec les heures de la journée ; des cris d'animaux tissent le silence. Œdipe ressemble à un farouche chef de tribu ; choreutes et suppliants parlent arabe : Pasolini aussi avait choisi le Maroc pour son Edipo Re et tourné le film en décor naturel.
L'effet obtenu sur une scène est fondamentalement différent ; il évoque plutôt la reconstitution du forum romain dans le Jules César mis en scène par Nemirovié-Danéencko au Théâtre d'Art de Moscou en 1903. L'esthétique ainsi produite relève du naturalisme et impose un certain type de jeu dans lequel même d'aussi grands acteurs que Christian Blanc ou André Wilms ne parviennent pas à sauver la mise. Le premier ne se retrouve que dans le passage à un tout autre registre quand aveugle il revient nu, ensanglanté, dépouillé de sa crinière et de ses oripeaux. Le second en devin Tirésias donne lui aussi toute sa dimension dans le simulacre de la cécité, mais ne peut en Jocaste que rappeler un travesti de cabaret.
La reconstitution archéologique de la distribution, comme au temps de Sophocle, n'aboutit en effet qu'à un empêchement du jeu : la répartition des différents rôles, y compris celui de la reine, entre trois acteurs, perd tout un sens dans ce contexte naturaliste. C'est que l'éloignement dans l'espace est inopérant : Racine pouvait encore affirmer dans la préface de Bajazet que  le peuple ne met guère de différence entre ce qui est à mille ans de lui et ce qui en est à mille lieues  ; Fustel de Coulanges, cité dans le programme du théâtre, marquait l'étrangeté radicale des civilisations antiques en conseillant de les étudier  avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous étudierons l'Inde ancienne ou l'Arabie . Mais dans le monde contemporain les images d'exotisme, si sophistiquée qu'en soit la reproduction, ne suggèrent qu'un pittoresque anecdotique, un dépaysement familier.
Ce réalisme photographique impose une esthétique si prégnante qu'elle englue les positions manifestement très tranchées prises par la traduction de Jean et Mayotte Bollack, qu'elle élimine aussi bien l'archaïsme de l'origine que celui de l'antiquité : d'un certain Œdipe il n'a été question qu'à la Sorbonne !

1. Sophocle, Œdipe Roi, traduction de Jean et Mayotte Bollack, Éditions de Minuit, 1985.
2. Œdipe Roi, dans la mise en scène d'Alain Milianti, a été créé par le Théâtre de La Salamandre à Lille au Théâtre Saint-Paul le 10 mai 1985 et repris à Paris au Théâtre national de l'Odéon le 28 mai.
3. Sous le titre  Destins d'Œdipe , la journée de rencontre organisée par Barbara Cassin et Guy Le Gaufay s'est déroulée le 15 juin à l'amphithéâtre de la Sorbonne.

Bernard Fabre (La Quinzaine littéraire, 1er janvier 1995).

Œdipe réaveuglé
Les élèves des classes de terminale (section lettres) étudient cette année, dans le cadre d'une nouvelle discipline, l'Œdipe-roi de Sophocle.
Pour des raisons que nous allons dire, les élèves étudient presque tous l'œuvre dans la traduction de Paul Mazon, et ignorent presque tous la remarquable traduction de Jean et Mayotte Bollack.
Un non-helléniste a-t-il le droit de juger de la qualité d'une traduction ? Ne doit-il pas plutôt s'incliner quand les spécialistes désignent le travail de Paul Mazon comme une référence canonique ? Poser ainsi le problème, c'est oublier que c'est dans la langue de réception qu'a lieu la compréhension. C'est négliger que le traducteur recrée le texte en l'impliquant dans une esthétique. Pour chaque phrase, le traducteur doit choisir entre plusieurs solutions possibles. Ses choix montrent sa connaissance, son goût et les opinions qui lui ont permis ou ne lui ont pas permis de comprendre l'esthétique du poète qu'il traduit.
Sophocle ne peut pas avoir écrit dans le style que lui prête Paul Mazon, car Sophocle n'a pas pu fréquenter les sacristies ni lire le Roman de Renart. Il n'est pas possible de prendre au sérieux les caractères et le chœur tragiques quand ils disent  Sire Phoebos ,  Sire Apollon , Sire Tirésias , ou  Sainte Pureté ,  Dis-le moi Parole Éternelle, fille de l'Éclatante Espérance , etc.. On se moque du monde quand on affirme que Paul Mazon a mieux compris Sophocle que quiconque, alors qu'une lecture attentive de son travail prouve qu'il ne l'a pas compris.
Œdipe-roi est une tragédie. On doit retrouver une tragédie dans une bonne traduction. On doit y entendre les caractères exprimer la tension entre les forces d'obscurcissement et les forces d'éclaircissement. On doit y entendre le souffle de la tempête.
Qu'on lise mieux, d'une lecture qui mesure les différences. On trouvera dans la traduction de Jean et Mayotte Bollack un texte qui réalise ces exigences. Cette traduction n'est pas remarquable parce que sa langue exprime la tension tragique. Sa langue exprime la tension tragique parce que la traduction est fondée dans une vaste entreprise herméneutique de révision des données traditionnelles. Si l'herméneute propose une interprétation inédite et convaincante du sens de l'œuvre, c'est parce qu'il a fait du texte un objet d'analyse scientifique possible, en analysant les dépôts de croyances successifs qui affaiblissaient le texte, puis en les écartant (1). L'actualité d'Œdipe-roi est universelle, mais l'œuvre n'est pas hors du temps. Objet historique, elle exige une traduction historique. On prive les élèves et les professeurs se privent d'ignorer une traduction que l'actualité théâtrale a reconnue en 1985 (2), comme elle a reconnu depuis, d'autres travaux des mêmes traducteurs en 1990 (3) au Théâtre du Soleil, en 1994 (4) ; au Festival d'Avignon.
Comment en arrive-t-on à ignorer dans les lycées, ce qui s'impose, en raison de ses qualités, tant sur les scènes de théâtre que dans les universités étrangères ? On l'ignore parce que l'Université n'a pas voulu différencier les traductions en présence, comme si elles se valaient toutes.
La non-différenciation prouve l'indifférence, et l'indifférence paralyse le choix. Il suffit alors d'indiquer que la traduction de Paul Mazon fait toujours référence pour qu'elle soit distinguée parmi les autres.
On l'ignore encore parce que les professeurs se déterminent en fonction du prix. L'éditeur de Libris (5) résout la tension tragique entre eux et leurs élèves en distribuant, pour dix francs, la traduction de Paul Mazon. Un tel prix met l'objet au-delà de toute concurrence. La conséquence est une censure économique de la traduction de Jean et Mayotte Bollack (6).
Le livre à dix francs crée une nouvelle catégorie d'objets. Ses éditeurs ne distribuent que des textes reconnus pour leur notoriété. Ce ne sont plus des textes mais des noms. Ces objets convertissent leurs consommateurs à l'idée que plus rien de neuf ne devra être créé dans le monde. Si cet empire s'étendait, aucun éditeur ne pourrait survivre, puisque chaque grande surface publierait, pour dix francs, ses propres classiques.
L'inceste tautologique du conservatisme et du libéralisme économique réaveugle Œdipe. Si les professeurs s'inclinent, comment feront-ils entendre à leurs élèves qu'Œdipe-roi est  une acquisition pour toujours  ?

I. Jean Bollack : L'Œdipe-roi de Sophocle (4 tomes). Presses universitaires de Lille.
2. Théâtre de l'Odéon : Œdipe-roi. Alain Milianti.
3. Théâtre du Soleil : Iphigénie à Aulis. Euripide. A. Mnouchkine.
4. Festival d'Avignon : Andromaque. Euripide. J. Lassalle.
5 . Sophocle : Œdipe-roi (texte intégral) Libris.
6. Sophocle : Œdipe-roi : Éditions de Minuit

 

Du même auteur

Voir aussi

Sur Sophocle :
* André Green, Un œil en trop. Le complexe d'Œdipe dans la tragédie (Minuit, 1969).




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