Christian Oster
L’Aventure
1993
224 pages
ISBN : 9782707314468
13.75 €
40 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
À la terrasse d'un café, il croise par hasard une jeune femme, et la suit. Peu après, il est au seuil des marais de la Brière, en quête de cette Liz qui se révèle inaccessible. Non que les tentatives d'approche se heurtent à quelque mur, au contraire, mais chaque piste ouverte débouche sur une nouvelle question laissée en suspens. Comment maîtriser un monde quotidien dont les acteurs les plus familiers, les épisodes les plus intimes vivent chacun une existence autonome ? C'est à l'instant où Liz semble perdue à jamais que cette démarche chaotique prendra forme, rétrospectivement, en devenant écriture. Chaque moment vécu par lui comme dépourvu de signification devient dès lors, arraché au silence de la page blanche, un élément irremplaçable de l'œuvre qui s'est constituée, jour après jour, à son insu.
Patrick Grainville (Le Figaro, 23 avril 1993)
L'audace des timides
L'Aventure, ce devrait être carrément le grand jeu, le départ vers l'inconnu, l'ailleurs. On s'aperçoit très vite de l'ironie sous-jacente au titre. Le narrateur n'est pas bâti pour l'odyssée. Après s'être brouillé avec son ami Georges sur un motif fumeux, le voilà qui prend une femme en filature. Coup de foudre ? Convoitise érotique ? Tout doux... Ce sera plus nuancé. Il n'a pas vraiment vu l'héroïne, il l'a entraperçue dans un flou délicieux. Il la retrouve devant une Fiat bloquée entre deux voitures. C'est le moment d'offrir ses services. Une drague ? Pas tout à fait, le personnage est un hybride de don Juan et de velléitaire, il a l'audace des timides qui se jettent à l'eau. Cette scène de rencontre développe un ballet comique d'avancées, de reculs, d'impasses, de faux pas, de piétinements infinis. Le narrateur s'empêtre dans ses choix, décompose le moindre geste, la moindre situation, à force de tact, de précautions, de trouille de déplaire.
Il retrouve Liz, la jeune femme, dans un patelin breton, à Herbignac. Serait-ce l'aventure que ce changement de cap, l'exploration de territoires nouveaux ? En vain notre héros cherche-t-il le centre de ce gros village. Il n'y a pas de centre, il n'y en a pas plus dans le monde que dans son livre aléatoire. Il se plante devant un port où il a donné rendez-vous à Liz. Il nous décrit la mer, les rochers, les mouettes avec une certaine précision. Mais cela manque bizarrement de réalité. On se croirait à l'intérieur d'une image, avec ce type penché sur un livre, dos à la mer.
Le lecteur. Nous-même. Littérature du regard, de l'objet ? Pas du tout. Le héros reste subjectif, intime, dans sa maladresse tâtonnante et sa rêverie. On ne peut pas davantage le tirer vers la nouvelle tendance Minuit : minimalisme et lévitation. Car il n'a pas la grâce, le flegme, l'indifférence des personnages d'Echenoz ou de Toussaint évoluant dans un monde d'images codées. C'est un cas atypique qui combine l'obsessionnel et la légèreté, la transparence et l'entêtement, la contingence et la nécessité, la distance et l'intériorité, la vigilance et la distraction. Un paradoxe, un monstre même, hors catalogue, hors code.
Prendre la main de Liz, tenter de donner un baiser nous embarquent dans un imbroglio de tactiques contradictoires, annulées au fur et à mesure. L'Aventure tourne en rond. Agaçant ? parfois. Arbitraire ? Pas tout à fait, car nous nous attachons à ce quidam tiraillé, ce perpétuel alliage d'innocence et d'empêchement. Il ne se réduit ni à une théorie ni à un pari esthétique. L'Aventure, pour tout un chacun, serait d'arrimer le réel, de faire l'amour avec Liz incarnée, sensuelle, Mais que sait-on de Liz ? Par petites touches vagues on note qu'elle est blonde, fine, yeux bleus... Le portrait, ce n'est pas son affaire à Christian Oster. On ne voit jamais bien ce qu'on regarde ou l'inverse. Ce roman est celui d'un impossible portrait. Notre héros, de son côté, est sans mémoire, sans destinée. Certes, on le sent attiré, amoureux, mais nous n'entrons jamais dans une intrigue immodérée...
L'impossible définition fait le charme de cette histoire sans dialogue, indécidable, ironique et qui se mord la queue. Pourtant, la phrase élégante, précise, fluide, traverse toutes ces complications avec une facilité parfaite. Elle retombe toujours sur ses pieds, elle !
Le narrateur fait-il l'amour avec Liz ? Des étreintes confuses le suggèrent. Mais ce n'est pas le sujet. Allez voir ailleurs ! Le narrateur finit par rencontrer Jean, l'amant de Liz (elle avait quelqu'un dans sa vie). Ce Jean s'adonne à la littérature. C'est bien la piste du livre, son aventure que cette rencontre du narrateur avec son double dont il prendra la place, auprès de Liz et d'une machine à écrire. Voilà l'échange, le tour de passe-passe, la transsubstantiation tranquille... l'air de rien.
Oiseux, tout ça ? Peut-être, mais fin, déconcertant, encombré, évanescent, plein de torticolis, de dilemmes sur des riens, de notations narquoises, de perceptions décalées, de points de vue fluctuants, d'hypothèses improbables. Le réel se projette dans une pensée qui perpétuellement le découvre, l'observe, l'entortille et le dissout. Sans coup de force, sans faire de drame. Sans rien nouer ni dénouer. Sans angoisse, sans euphories, avec presque un vœu de bonheur paisible, possible ?
Jean-Baptiste Harang (Libération, 15 avril 1993)
Le genou d'Oster
Avec L’Aventure, son deuxième roman, Christian Oster anticipe avec minutie jusqu’à l’hyperréalité. Rencontre avec celui qui pourrait écrire dans un œuf.
La plupart des livres commencent à la page 9. Christian Oster, comme les autres, a écrit deux livres qui commencent à la page 9. Volley-ball, en 1989, et, ces jours-ci, L'Aventure, tous deux publiés aux Éditions de Minuit. Il dit : “ Lorsque j'ai commencé Volley-ball, je connaissais le début et la fin, le début. Jacques Bertin se retrouve avec un mort, à la fin, c'est l'enterrement. Je ne savais pas ce que ça serait. Je savais seulement qu'entre les deux il y avait un roman. ” C'était vrai, il y avait un roman. Christian Oster l'a glissé dans une boîte aux lettres. Le lendemain. Jérôme Lindon l'appelait pour le publier. Il s'en est vendu plusieurs. Plusieurs centaines. Pas assez. Pas d'articles de presse, pas de courrier de lecteurs, pas de reconnaissance.
Et puis Christian Oster a repris son travail de correcteur à domicile, et dans ses moments de sérénité, ses petits cahiers de feuilles blanches. “ Si on me demande mon métier à un guichet, je réponds correcteur, mais à moi-même, devant un miroir, il me faudrait bien répondre romancier puisque c'est ce que je veux devenir. ” Christian Oster a quarante-quatre ans, il vit à Paris, il écrit sur ses genoux, à la main, au stylo-plume, sur des petits fascicules de papier machine, 21 x 29.7, qu'il relie à sa mesure à l'aide de pinces métalliques et qu'il fixe sur un carton rigide, quatre ou cinq feuilles pour l'après-midi, sans trop de ratures, seul, sans musique, chez lui, au café parfois. Peu. Ces petits gestes prémédités, sans importance, qui font un écrivain.
Il faut imaginer celui qui écrit sur ses genoux. pour remonter un peu sa tablette de chair et d'os, il plie les orteils dans le cuir des chaussures, appuie les talons le long des pieds de la chaise, il s'enroule sur lui-même, maintient le haut du pupitre de carton dans son poing gauche, l'air de celui qui ne veut pas que l'on copie, il tiendrait dans un oeuf, il aura du mal à en sortir. Il dit : “ On écrit contre quelque chose. on cherche à éviter plein de choses, éviter de mal écrire. Quelqu'un a un problème avec le réel, il en vient à écrire ce réel. Mais l'écrivain ne doit jamais oublier qu'il écrit un roman, il n'y a pas de réalité. ”
L'Aventure, au début cela s'appelait 21 x 29.7, forcément. Mais c'est une aventure, une aventure minimale, il a fait un plan, pour être sûr d'aller au bout. et c'était le même bout que Volley-ball, une histoire de substitution, l'histoire d'un type qui prend la place d'un autre, parce qu'il n'est pas certain d'être quelqu'un, ou parce qu'au fond il n'est guère plus déterminant d'être soi plutôt que cet autre.
Volley-ball commence ainsi : “ Bertin ne connaissait pas bien les gens, dans son immeuble. Un jour, on frappa à sa porte : c'était sa voisine de palier. Elle l'emmena chez elle pour lui montrer son mari mort. ” C'est tout. Après, ce sont simplement des détails, tous les détails, le spectacle de la rue. des gestes, le rituel des obsèques. une absence silencieuse de rebondissements. des soubresauts infimes qui remplissent le récit d'un vide si dense qu'il n'y a jamais place pour évoquer la souffrance d'être qui occupe tout le blanc des pages. Jacques Bertin va essayer de reprendre le volley-ball et, imperceptiblement, sans qu'il ait l'occasion de le formuler, il va prendre la place du défunt puisque après tout les morts, mêmes inconnus, sont les plus proches parents de notre fin.
L'Aventure est en apparence un roman beaucoup plus lourd de réalité. D'abord parce qu' il est plus long et que le narrateur y est le personnage principal, qu'il parle à la première personne pour dire des événements notables. Un homme rencontre une femme dans un café, il entre en contact avec elle, va la rejoindre à la campagne, il croise même plusieurs personnages secondaires, noue avec certains des relations épisodiques. Il a des amis à Paris. un patron, il porte dans sa poche la lettre mystérieuse de l'un d'entre eux. Il mange. boit, dort, marche, conduit des automobiles, prend un coup de poing dans la figure, saigne. Et puis non, malgré tous les ingrédients du romanesque, la réalité s'absente. Le narrateur est en fait le héros d'un roman d'anticipation, non pas que sa vie se passe dans un quelconque avenir, mais parce qu'il consacre l'essentiel de son énergie à anticiper ce qui pourrait bien advenir, le moindre geste, le moindre détail, même le paysage derrière le prochain virage, il l'envisage avec une telle précision, souvent pessimiste, que rien n'existe plus que ce qu'il aura imaginé. Et si par inadvertance quelque chose arrive, la scène est décrite avec tant de minutie qu'elle déborde. ne serait-ce que par la longueur du compte rendu, qu'elle bascule dans un hyperréel au-delà du concret. Imaginons, par exemple, un rebondissement spectaculaire. Liz sucre un citron pressé : “ J'avais commandé un Coca, elle un citron pressé. Souvent dans ma vie j'avais commandé un Coca, auprès d'une inconnue avant commandé un citron pressé, mais cette fois je savais que ce n'était pas la même chose. Je constatais d'ailleurs que mon apparente compagne sucrait considérablement cette solution acide, à la surface de laquelle s'entrechoquaient deux gros glaçons, après l'avoir déconcentrée par une généreuse addition d'eau. Le geste qu'elle avait pour maintenir au-dessus de son verre l'oblong flacon qui contient le sucre – avec ses sections bisautées et son bec verseur rectiligne –, et d'où les cristaux s'écoulaient en une pluie à peine moins raide – dans un doux chuintement toutefois –, me parut en effet suspendu à l'extrême, soit qu'objectivement elle se sucrât d'abondance, soit que le temps lui-même eût été suspendu par la grâce de son poignet plié – dans l'autre sens, cette fois –, poignet dont elle me révélait, en cet instant, l'attache avec un peu du bras aussi, presque tout le bras à la réflexion, qui, dirigé vers moi à l'horizontale, livrait à mon regard le tendre creux du coude pour disparaître ensuite, avec celui de l'aisselle, sous la très courte manche d'un chemisier à la texture soyeuse ou peut-être cotoneuse (aussi bien, il pouvait s'agir d'un mélange). Volontiers. je l'aurais regardée ainsi se verser du sucre dans des citrons pressés je ne dis pas à longueur de journée, mais plusieurs fois par jour sans doute, et chaque jour que fait le monde, sous réserve qu'elle eût eu chaque fois véritablement soif, car cela m'était une joie de la regarder boire, ce qu'elle avait bientôt fait avec une telle expression de lente jouissance que j'en avais oublié du même coup l'épisode du sucre. que je me remémorai seulement plus tard dans l'intimité de sa première absence. Lorsqu'elle reposa son verre (... ) ”, etc., etc., page 32. On aime les livres de Christian Oster pour leur lenteur et leur drôlerie. qualités qui se côtoient rarement. Pour sa réussite à “ écrire contre quelque chose ”, contre l'angoisse qu'il parvient à évacuer, à écarter le long de l'étrave de sa plume et qui envahit le lecteur dès qu'il lève les yeux du texte. Comme Volley-ball, L'Aventure se termine pour le narrateur dans la peau d'un autre, comme si l'échec à exister soi-même poussait de guerre lasse à se résigner, à se réfugier dans une âme inconnue, usagée, et y trouver toute faite l'identité dont on est incapable.
Du même auteur
- Volley-ball, 1989
- L’Aventure, 1993
- Le Pont d’Arcueil, 1994
- Paul au téléphone, 1996
- Le Pique-nique, 1997
- Loin d'Odile, 1998
- Mon grand appartement, 1999
- Une femme de ménage, 2001
- Dans le train, 2002
- Les Rendez-vous, 2003
- L'Imprévu, 2005
- Sur la dune, 2007
- Trois hommes seuls, 2008
- Dans la cathédrale, 2010
Poche « Double »
Livres numériques
- Dans la cathédrale
- Dans le train
- L'Imprévu
- Le Pique-nique
- Les Rendez-vous
- Mon grand appartement
- Paul au téléphone
- Sur la dune
- Trois hommes seuls
- Une femme de ménage