Romans


Monique Wittig

Les Guérillères


1969
212 pages
ISBN : 9782707300423
16.25 €


Depuis qu'il y a des hommes et qu'ils pensent, ils ont chacun écrit l'histoire dans leur langage : au masculin. "Si les mots qualifiés sont de genre différents, l'adjectif se met au masculin pluriel" (Grévisse).
Les Guérillères s'écrivent comme sujet collectif à la troisième personne du féminin pluriel. Dans les lacunes des textes magistraux qu'on nous a donnés à lire jusqu'ici, les bribes d'un autre texte apparaissent, le négatif ou plutôt l'envers des premiers, dévoilant soudain une force et une violence que de longs siècles d'oppression ont rendu explosives.

ISBN
PDF : 9782707331892
ePub : 9782707331885

Prix : 11.99 €

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Raymond Jean (Le Monde, 13 juin 1970)

« Ce livre ne porte en sous-titre ni roman ni poème. Il est peut-être une épopée. L'épopée de toutes les femmes. La plus subtilement “ convaincante ” qui ait jamais été écrite, mais sans enflure, sans pompe, sans discours. Au contraire, toute en traits courts et incisifs. On retrouve ici, avec plaisir, la Monique Wittig de L'Opoponax, qui captait le monde de l'enfance d'un œil juste et frais et avec une naïveté pointue.
Les guérillères sont d'abord des petites filles, et la première approche que l'on peut en avoir est plutôt rassurante, bien qu'il y ait déjà quelque chose de vaguement inquiétant ou de bizarrement agressif dans leurs jeux… Les guérillères ne savent que parler, que dire. “ Elles disent que... ” sera l'ouverture, insistante, persévérante, de tous les morceaux qui composent le récit. Curieuse écriture itérative, qui nous place en face de cette réalité neuve dans l'histoire de la narration romanesque : l'usage de la troisième personne du féminin pluriel comme sujet collectif du livre – oui, le règne du féminin pluriel.
Ainsi organisées, les guérillères montrent vite leur vrai visage : celui de guérilleros femelles, belliqueuses, menaçantes, joyeusement “ offensives ”. Elles se mettent à ressembler, avec leur fusil sur l'épaule, aux combattantes du Vietnam ou aux femmes chinoises, avançant en rangs serrés…
Aucun doute sur le sens de leur combat. Il s'agit d'abord de reprendre le monde aux hommes, en renversant les termes du discours séculaire qu’ils ont institué.
Le première chose qu'il leur a fallu faire a été de changer les mots. Monique Wittig a su faire cela pour elles. L'écriture de son livre est en effet, si neuve et si inventive dans la simplicité que tout mouvement de la plume y est inséparable d'un pur mouvement du cœur, de l'imagination et de la mémoire.
C'est ce bonheur, cette métamorphose des formes qui en définitive, change les petites filles en guérillères. Surprises du langage ! »

André Dalmas (La Quinzaine littéraire, 16 novembre 1969)

« Nous n'avons pas souvent, nous n'avons même que rarement l'occasion de nous réjouir de l'accomplissement d'une œuvre littéraire en tant que telle, c'est-à-dire d'une œuvre à l'intérieur de laquelle l'élaboration d'un langage neuf se fait dans un domaine précis, celui du récit, exactement limité par le pouvoir et la portée de ce langage.
Si de telles œuvres sont rares, l'impression qu'elles font est toujours très forte. Ce fut le cas du premier livre de Monique Wittig, L'Opoponax. À première vue, on pouvait croire à une nouvelle évocation, cette fois, il est vrai, particulièrement réussie, de l'enfance, de ses jeux, de ses surprises. Ce qui expliquait mal et surtout imparfaitement, l'attrait du livre, le sentiment que son lecteur avait de se trouver en présence d'une œuvre singulièrement neuve jusque dans ses fondements.
On y sentait en même temps une effervescence inhabituelle, comme une jubilation profonde qui aurait accompagné l'écriture. L'Opoponax devenait ce lieu privilégié, où, dans la turbulence des sensibilités naissantes, “ On ”, c'est-à-dire l'opoponax, l'écrivain et sans doute son lecteur, découvraient ensemble le besoin de voir et de sentir, et bientôt celui de dire cette nécessité. Un langage nouveau se formait qui, dans le cercle de l'enfance, révélait la vie par l'abondance des signes, et la mort, par l'abandon des mots. Cet univers était si vigoureux qu'il tenait loin de lui le monde des adultes, celui des usages, des règles et des lois du langage que ceux-ci utilisent. Un instinct très sûr, plutôt qu'une volonté délibérée, ajoutait la séduction du détail à l'effet assez remarquable de l'élimination d'un langage par un autre.
Publié cinq ans plus tard, Les Guérillères, second livre de Monique Wittig, vient à son heure pour souligner et fortifier notre conviction. Le talent de cet écrivain le porte, j'allais écrire, pour notre plaisir et notre profonde satisfaction, à faire du récit le lieu naturel de la contestation du langage, non pas contestation abrupte et maladroite, mais contestation habile par le biais d'une opération beaucoup plus subtile et toujours séduisante. Il semble, en effet, que mots et phrases soient deux fois présents dans le texte : d'abord comme les mots et les phrases de l'usage traditionnel, ensuite comme éléments actifs de l'autodestruction. La métamorphose est très frappante dans ce nouveau livre. Convaincante aussi, tant est sensible le renouveau des images, et leur force.
Notons, pour commencer, que les guérillères (ce curieux féminin de “ guérilleros ”) ne sont ni les cousines, ni les lointaines descendantes des Amazones auxquelles Hérodote prêta le nom scythe d'Oiorpata, ou tueuses d'hommes. La destruction de l'homme n'est pas l'enjeu du combat que les guérillères ont décidé de mener jusqu'à son terme. Ce qu'elles combattent, c'est l'oppression, ou plutôt sa cause, le langage, celui qu'elles ont reçu des hommes, lesquels les ont, par ce moyen, d'abord nommées, puis soumises et réduites à la merci des mots. Ce qu'elles veulent promouvoir, c'est un monde nouveau où elles retrouveront l'expression de l'indépendance originelle (rappelant en cela le vœu secret des enfants de L'Opoponax). Elles disent : “ Malédiction, c'est par la ruse qu'il t'a chassée du paradis de la terre, en rampant il s'est insinué auprès de toi, il t’a dérobé la passion de connaître dont il est écrit qu'elle a les ailes de l'aigle les yeux de la chouette les pieds du dragon. Il t'a faite esclave par la ruse, toi qui a été grande, forte, vaillante. Il t'a dérobé ton savoir, il a fermé ta mémoire à ce que tu as été, il a fait de toi celle qui n'est pas celle qui ne parle pas celle qui ne possède pas celle qui n'écrit pas, il a fait de toi une créature vile et déchue, il t'a bâillonnée abusée trompée. Usant de stratagèmes, il a fermé ton entendement ”. Leur première tâche sera de cultiver le désordre sous toutes ses formes. Confusion, incohérence, discorde, agitation, chaos, anarchie, deviennent alors les attributs quotidiens de l'existence des combattantes. Elles se rassemblent, elles s’exaltent, elles vont parler, elles parlent.
Car le récit est fait sous la forme indirecte. Le narrateur, à la façon d'un récitant, ne décrit ni l'histoire, ni les mœurs, ni les plaisirs et les distractions des guérillères. Il se contente de rapporter ce qu'elles en disent. L'arme de ces combattantes est unique, l'arme absolue, la parole, qui devient la trame de l'action, saisissant enchevêtrement du dire et du faire. Si bien que la vertu de le langage renouvelé devient la vérité des guérillères, et leur combat, le livre lui-même.
Et quel livre ! Tout à tour, le blasphème, la séduction, l'insulte, le rêve, la légende, interviennent pour détruire l'édifice du langage reçu : “ Elles disent que toutes ces formes désignent un langage suranné. Elles disent qu'il faut tout recommencer. Elles disent qu'un grand vent balaie la terre. Elles disent que le soleil va se lever ”. Assiégées par l'homme, elles ne se rendent pas : “ Elles se tiennent au dessus des remparts, le visage couvert d'une poudre brillante. On les voit sur tout le tour de la ville, ensemble, chantant une espèce de chant de deuil. Les assiégeants sont près des murs, indécis. Elles, alors, sur un signal, en poussant un cri terrible déchirent tout d'un coup le haut de leurs vêtements, découvrant leur seins nus, brillants. Les assaillants se mettent à délibérer sur ce qu'unanimement ils appellent un geste de soumission. Ils dépêchent des ambassadeurs pour traiter de l'ouverture des portes. Ceux-ci, au nombre de trois, s'écroulent frappés par des pierres dès qu'ils sont à portée de jet ”. Mais il ne s'agira que d'une légende par quoi l'on vainc plus vite et plus sûrement que par l'emploi de l'arme vive.
Poème et discours, l'univers des guérillères se construit mot par mot, phrase par phrase, jusqu'à la victoire finale quand de jeunes hommes, séduits mais non humiliés, troublés mais non pas confondus par la force du langage nouveau, s'approchent en bataillons serrés pour rejoindre le rang des guérillères : “ De jeunes hommes revêtus de combinaisons blanches collant à leur corps accourent en foule au devant d'elles. Ils sont porteurs de drapeaux rouges aux épaules et aux talons. Ils se déplacent avec rapidité un peu au-dessus du sol, jambes jointes. Elles, immobiles, les regardent venir. S'arrêtant à distance et saluant, ils disent, pour toi la victorieuse je me défais-de mon épithète favorite qui a été comme une parure ”.
À la main, les femmes tiennent un livre, leur livre, qu'elles nomment féminaire. Quelques pages portent gravées, en lettres capitales, le prénom des combattantes, de Pompeia à Phèdre, de Radegonde à Michèle, de Whilhelmine à Cosima. Entre ces feuillets, des pages blanches, à présent, pleines du livre qu'elles viennent d'écrire.
Il ne faut pas dissimuler le très grand attrait de ce récit, son ambiguïté savante, et ce souci de donner au spectacle de la révolte la séduction d'un langage renouvelé. Et si l'on pense que l'entreprise des Guérillères ne pouvait être menée à son terme que par une femme, réjouissons-nous. Bien des auteurs masculins souhaiteraient connaître une réussite aussi complètement affirmée. »

 




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