Le sens commun


Luc Boltanski

Les Cadres

La formation d’un groupe social


1982
Collection Le sens commun , 528 pages
ISBN : 9782707306173
39.50 €


Le problème particulier que la catégorie des cadres pose à la sociologie est celui-là même de son existence : qu’y a-t-il en effet de commun entre un grand patron parisien issu de la vieille bourgeoisie et sorti d’une Grande École, un ancien ouvrier devenu chef d’atelier, un représentant de commerce, un ingénieur de recherche de l’aérospatiale passé par le C.N.R.S. ? Chacun peut prétendre au titre de cadre. Pourtant presque tout les distingue : les diplômes, les revenus, l’origine sociale, le type d’activité professionnelle et jusqu’au genre de vie ou aux opinions politiques. Ainsi, on ne peut dire de ce groupe qu’il existe comme une substance, ni même comme un ensemble homogène défini par l’association du semblable au semblable. Mais on ne peut pas dire non plus qu’il n’existe pas : de quelle science souveraine le sociologue pourrait-il s’autoriser pour contester la réalité d’un principe d’identité dans lequel se reconnaissant les agents sociaux ?
Pour sortir du cercle où s’enferment les débats sans fin sur la “ position de classe ” des cadres, il faut prendre pour objet la conjoncture historique dans laquelle le groupe s’est constitué. Commençant avec la crise de 1936, son histoire sera étroitement mêlée à celle des luttes sociales et politiques qui accompagnent la reconversion de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie traditionnelles. Pourtant le regroupement des cadres n’est pas le simple résultat d’une fatalité économique ou technique. Il a réclamé la mise en œuvre de multiples technologies sociales de mobilisation, d’identification et de classement. Et c’est au terme d’un immense travail collectif que le groupe s’est incarné dans ses institutions et a fini par faire reconnaître son existence comme fondée, de toute éternité, dans la nature des choses.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Avant-propos
Introduction I
 : Une histoire de cadre. 1. « Moi, un cadre » – 2. Le sens du récit – 3. La profession d’ingénieur technico-commercial – 4. Les années d’apprentissage – 5. L’état d’incertitude – 6. La Compagnie
Introduction II : Une question de sociologie. 1. Signalement provisoire – 2. La substance et le substantif – 3. La « bonne forme » d’un groupe

Première partie : L’invention des cadres
Chapitre I : La crise des années 30 et la mobilisation de la « classe moyenne ». 1. Premier repère : les mouvements – 2. Tiers-parti et troisième voie – 3. Comment définir les classes moyennes – 4. Fractions en ascension et tractions en déclin – 5. Les deux sens de l’opposition au « capitalisme » – 6. Un pôle d’attraction : les ingénieurs – 7. Le pouvoir de Vichy – 8. La Confédération générale des cadres et la nostalgie du corporatisme – 9. Résurrection et mort de « la classe moyenne » – 10. Vers une nouvelle économie domestique de la bourgeoisie
Chapitre II : La fascination de l’Amérique et l’importation du management. 1. Les missions de productivité aux États-Unis – 2. « L’Amérique, la jeunesse, le succès, la beauté, l’avenir » – 3. La deuxième « troisième voie » : du corporatisme au New Deal – 4. L’Express : « journal des cadres » – 5. L’industrie du management – 6. La « dynamique de groupe » contre les « totalitarismes » – 7. « La conversion du monde entier » – 8. La rationalisation des carrières – 9. La nouvelle morale économique – 10. Un groupe qui a réussi

Deuxième partie : Un groupe accompli
Chapitre I : Le champ de représentation. 1. La mobilisation des sociologues – 2. La double dépendance – 3. Le juridisme et l’obsession des frontières – 4. Des lignes pures et dures – 5. L’invention de la « nouvelle classe ouvrière » – 6. « Nouvelle classe ouvrière » ou « société sans classes » ? – 7. Représentations savantes et représentation syndicale – 8. L’« art social » et la « science sociale »
Chapitre II : L’université et les entreprises. 1. Un nouveau dogme : l’investissement éducatif – 2. De la « pénurie » à la « surproduction » – 3. Les compétences et les qualités – 4. Le public et le privé – 5. La valeur du diplôme – 6. Cadres de « droite » et cadres de « gauche » – 7. La « modernisation » de l’Université – 8. Sorbonne, années 60 – 9. La multiplication des salariés bourgeois
Chapitre III : Une famille de trajectoires. 1. Un espace hétérogène – 2. Caractéristiques des entreprises et propriétés sociales des cadres – 3. Cadre ou patron ? – 4. La vulgarisation du titre de cadre – 5. Les incertitudes de la carrière – 6. Processus d’exclusion – 7. Rituels d’intégration – 8. L’institutionnalisation de l’autodidaxie – 9. Une pathologie de la « promotion »

Conclusion : La cohésion d’un ensemble flou. 1. Les plus « cadres » des « cadres » – 2. Différences et divisions – 3. Le jeu des images réciproques – 4. La force des agrégats faibles – 5. L’authentique et l’inauthentique
Épilogue : La voiture dans la remise
Sources statistiques – Index 

Bernard Alliot (Le Monde, 19 novembre 1982)

L’invention des cadres
 
« Les cadres existent-ils ? Les médias sont si souvent à leur chevet qu’on en viendrait à douter de la réalité de ce groupe social. Et déceler ce qui fait l’unité de ces catégories hétérogènes, aux intérêts divers, voire opposés, implique une grande agilité mentale. Pourtant, il faut bien convenir que les cadres existent puisque tout le monde en a rencontrés, que des millions de personnes prétendent au titre et se sont dotées d’institutions qui participent au jeu socio-politique.
Il reste que cette nébuleuse aux limites mal définies à laquelle s’identifient, par exemple, le patron prestigieux issu de la vieille bourgeoisie et diplômé d’une grande école et le chef d’atelier ancien ouvrier, pose depuis longtemps des interrogations à la classe syndicale et politique et aux cadres eux-mêmes. Luc Boltanski, qui collabore depuis des années avec Pierre Bourdieu, est allé y voir de plus près. En faisant appel aux ressources de la statistique, de l’ethnographie, de l’étude des mentalités, en s’appuyant sur des documents inédits et des entretiens, il a écrit un ouvrage remarquable d’intelligence et d’érudition. Son analyse, austère mais indispensable désormais à tous ceux qui s’intéressent aux cadres et à la société française, replace le sujet au sein du débat et des luttes idéologiques qui agitent les classes sociales depuis cinquante ans.
C’est, en effet, durant la crise des années 30 que les cadres sont apparus. Auparavant, ils ne figuraient pas dans les œuvres romanesques ou théâtrales et ils ne seront retenus dans les statistiques qu’après la guerre. Le mouvement des cadres émerge entre 1934 et 1938, lors du débat sur les classes moyennes, thème de regroupement de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie face au renforcement du mouvement ouvrier. Cette mobilisation a pour enjeu “ l’imposition d’une représentation ternaire du monde social, centrée sur la classe moyenne, élément « sain » et « stable » de la nation ”. Cette “ classe tampon ” propose une “ troisième voie ” entre le capitalisme et le collectivisme.
Le syndicalisme des ingénieurs, autour desquels viendront s’agréger les cadres, grands et petits, se développe en réaction aux grèves du printemps 1936. Ces “ boucs émissaires ” pris, selon l’expression d’un auteur du temps, entre “ l’enclume de la ploutocratie et le marteau du prolétariat ”, se rassemblent contre la classe ouvrière, le gouvernement de Front populaire et, secondairement, contre le grand patronat accusé de “ complicité ”. Pendant l’occupation, le gouvernement de Vichy établit des institutions corporatives et “ officialise ” le terme cadre dans sa charte du travail. En 1944, à la libération, la Confédération générale des cadres qui se crée assure la continuité du mouvement des ingénieurs et des classes moyennes. Elle s’oppose alors vivement aux pouvoirs issus de la Résistance soupçonnés de vouloir “ resserrer l’éventail des salaires ”. Elle milite pour conserver les avantages acquis et pour obtenir ceux qui ont été conquis par les ouvriers.
Dans les années 1947-1950, la Confédération des classes moyennes se reconstitue et tente de réunir des salariés, les petits patrons, les “ indépendants ” et les “ directeurs ”. Elle échouera parce que s’est opéré un retournement des mentalités. C’est le temps de la “ troisième voie ”, où les cadres et les “ nouvelles classes moyennes ” sont présentés, avec l’appui du patronat moderniste, en opposition au petit patronat “ poujadiste ” et aux classes moyennes “ traditionnelles ” et “ passéistes ”. Les classes dominantes ont, en effet, découvert l’Amérique et importé ses technologies sociales. Ainsi l’AFAP (Association française pour l’accroissement de la productivité), indique Luc Boltanski, enverra quatre cent cinquante “ missions de productivité ”, soit quatre mille personnes, aux États-Unis durant ces années. Que constatent-elles ? Que la France n’a pas de retard technologique mais manque de “ saines méthodes ” dans la gestion des rapports humains et des facteurs psychologiques à l’intérieur des entreprises. Un “ appareil serré d’encadrement des cadres ” se forme, tandis que naît la liturgie abondante d’une “ nouvelle église ”. Il ne s’agit plus que de “ gérer les conflits ”, “ communiquer ”, “ faire passer le message ”, “ tester ”, “ lever les inhibitions ”, “ neutraliser les défenses ”, on parle “ affects ”, “ phantasmes ”, “ désirs ”, “ pulsions ”, “ insight ”, “ feed back ”, “ bocking away ”, “ tutoring ”, etc. La société américaine s’impose comme l’inéluctable modèle...
Le discours sur le management amène les cadres à prendre conscience de leur existence, en tant que groupe et, par là, à se réaliser. Au début des années 60, le groupe se reconnaît dans ses institutions : centres de formation, séminaires, caisses de retraite spécifique, associations pour l’emploi, fédération nationale d’achat. Les cadres ont achevé l’“ invention ” de leur groupe social ; ils sont là de “ toute éternité ” et les sociologues peuvent se mobiliser.
Mais le “ massage ” permanent, comme dirait Mc Luhan, et la réalité des institutions ne suffiraient pas à assurer la cohésion des troupes si la plupart des petits cadres, et des autodidactes en particulier n’adhéraient à l’“ image socialement dominante ”, au style de vie, aux “ valeurs emblématiques ” du groupe, s’ils n’avaient le sentiment de figurer parmi l’élite, et s’ils ne croyaient entamer une carrière. La crise actuelle, par exemple, touche en priorité les autodidactes ; après l’adoubement que constitue l’adhésion à la caisse de retraite des cadres, les malchanceux affrontent le bannissement de l’entreprise, grâce aux diverses recettes mises au point par les technologies sociales pour exclure un collaborateur encombrant. Le cadre autodidacte accède rarement au stade supérieur, ne disposant pas des qualités acquises dans une famille d’origine sociale élevée telles que “ distinction, bonnes manières, finesse, bon goût ”. Soumis à une période d’initiation à l’“ esprit maison ”, le cadre passe par une “ remise en cause de soi ”, première étape, écrit Luc Boltanski, de la “ remise de soi ” à l’entreprise. Au sein d’une multinationale, il se convainc d’appartenir à une “ élite sans frontière ”.
Dans cet univers incertain, où s’impose l’organisation dispersée des grands groupes, où des cadres sont toujours plus cadres que d’autres, où le droit des sociétés permet de brouiller la distinction entre patron et cadre, entre autodidacte et bourgeois diplômé, novateur et converti au salariat, où les différences sont vécues comme un malaise, les “ supérieurs ” et les “ subalternes ” ont besoin du nombre des uns et du prestige des autres pour croire en leur existence collective.
La catégorie des cadres n’éclate pas parce qu’elle constitue justement, “ un ensemble flou ”, écrit Luc Boltanski, “ sans critère d’appartenance unanimement reconnu et explicite ni frontières nettes, et que, d’autre part, le système des institutions (les entreprises) sur lesquelles elle repose, est lui-même composé d’un enchevêtrement d’unités interdépendantes et qui s’interpénètrent, que les agents peuvent entrer dans le jeu de la concurrence qui leur est proposé, surestimer leurs chances de promotion (...), avoir de leur avenir une image abusée (...) Elle est maximale, chez les petits cadres, à l’âge, vers la trentaine, où s’opèrent les investissements dans la carrière... C’est souvent dix ou quinze ans plus tard que revient le « sens du réel », avec violence, mais trop tard, quand les jeux sont faits ”.
On ne peut rendre compte ici de toute la richesse de ce livre et, en particulier, de son analyse lumineuse des rapports entre l’Université et l’industrie. Nombre de cadres, sensibles à l’exception, refuseront le portrait collectif et ondoyant brossé par Luc Boltanski. Tous devront convenir, toutefois, qu’il s’agit là de grande sociologie. »

Laurent Theis (Le Point, 27 décembre 1982)


Un tableau pour les cadres
 
« Du concept de cadre, les logiciens diraient que la compréhension est faible et l’extension presque infinie. Rarement, en effet, l’existence d’une catégorie sociale s’est davantage imposée sans que son identité soit clairement établie. C’est à redresser cette carence que s’est employé. dans une étude appelée à faire référence. Lue Boltanski.
Le cadre est, de naissance, un cinquantenaire encore fringant. Le terme, en effet, ne se rencontre pas avant 1930. C’est à cette époque-là qu’un certain salariat bourgeois, issu des classes moyennes, prend conscience de ses intérêts propres. Car les grands conflits sociaux d’alors ignorent ces hommes intermédiaires, qui ont du patron la fonction de commandement, et de l’ouvrier la rémunération de leur seule force de travail. Sous l’influence du catholicisme social, ils tentent de développer une vision trinitaire de la société, qui leur fasse place en brisant le face-à-face traditionnel entre exploiteurs et exploités. Avant guerre, ce sont les ingénieurs qui donnent le ton, s’enfermant souvent dans une conception corporatiste et conservatrice de leur condition.
Mais c’est entre 1945 et 1960 que les cadres. expression d’une jeunesse néo-bourgeoise liée à l’entrée progressive de la France dans le monde de l’entreprise moderne et à la fascination du modèle américain, connaissent leur assomption. Depuis, ils sont partout. Car le terme a fait fortune, désignant des catégories de salariés très étendues et disparates, allant du directeur général à sa secrétaire, du chercheur de pointe au chef d’atelier. Être cadre, c’est, tout simplement. échapper à la condition prolétarienne, ne pas se salir les mains.
À cet ensemble flou, il est impossible de dénier des caractères communs ; d’abord parce que les organisations, nombreuses. qui affirment le représenter. ont acquis droit de cité. Ensuite parce que des symboles particuliers sont attachés au cadre : tenue vestimentaire stricte ; matériel de bureau ; privilèges convoités, tels que frais de mission et horaires non contrôlés : langage qui témoigne d’un certain type d’insertion professionnelle : “ motivé, entreprenant, dynamique, fort potentiel, tourné vers l’avenir, carrière évolutive ” ; nomenclature codée et, en soi, dépourvue de signification : chef de projet, chef de produit, directeur de marketing, cadre technico-commercial. Ces oripeaux sont la marque d’une éthique commune à cet univers : le cadre est attaché à l’entreprise non seulement par la rétribution, mais par un engagement de fidélité réciproque. Il fait corps avec elle, et cette absorption est reconnue par des droits particuliers. Ainsi s’explique le gonflement extraordinaire du nombre des cadres en quelques années, au point qu’ils n’encadrent parfois plus qu’eux-mêmes. Car s’il est vrai que les activités tertiaires sont celles qui ont le plus recruté, il reste que le désir de se faire reconnaître comme cadre, notamment chez les non-diplômés, a fortement joué dans cette inflation des effectifs. Les chefs d’entreprise ont eu là un puissant moyen de contrôler leur personnel.
Le plus intéressant, dans l’ouvrage du sociologue Boltanski, tient peut-être aux conséquences individuelles de ce phénomène de masse : les cadres, socialement triomphants, se sentent mal aimés. Ne possédant le pouvoir que par délégation toujours révocable par un chef, menacés dans leur statut à raison de leurs résultats professionnels, en position de concurrence constante, souvent rejetés par le bas de la hiérarchie, psychologiquement manipulables et fragiles, vulnérables au vieillissement, s’estimant les forces vives de la nation, ils croient que leurs mérites ne sont pas suffisamment reconnus. Ce malaise chronique, qui est lié à la structure même des entreprises, est sans doute au cœur de leur identité de cadre. Mais eux-mêmes ne le savent pas. Aussi est ce à eux, d’abord, que devrait s’adresser ce livre. Mais peuvent-ils vraiment le lire sans danger ? »

(L’Express, 1982)

« Le cadre est l’homme passe-partout de nos sociétés industrielles, l’être recherché de toute annonce d’emploi, à la fois le personnage le plus visible et le moins saisissable. Luc Boltanski a voulu pénétrer le mystère de cette catégorie sociale, en tracer son évolution, depuis ses origines, sous le Front populaire, jusqu’à son apogée dans le boom “ américain ” du début des années 70, sa consolidation culturelle et légale et son “ champ représentatif ”. Si on laisse de côté les ambiguïtés sociologiques et les mérites “ scientifiques ” de l’ouvrage, chacun y trouvera un bout de sa propre existence sociale et des clefs pour comprendre l’évolution de notre société. Boltanski décrit très bien les enjeux politiques et idéologiques du terme “ cadre ”. »

 

Du même auteur

Voir aussi

* Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, avec Pierre Bourdieu, Robert Castel et Jean-Claude Chamboredon (Minuit, 1965).



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