Romans


Alain Robbe-Grillet

Le Miroir qui revient


1985
232 pages
ISBN : 9782707310071
24.00 €
99 exemplaires numérotés sur pur fil


Ce livre d'Alain Robbe-Grillet est fort différent de tout ce qu'il a publié jusqu'ici. Sans doute parce que ce n'est pas un roman. Mais, est-ce vraiment une autobiographie ? On sait que le langage du roman n'est pas celui que l'écrivain utilise pour la communication courante. Comme c'est ici l'homme Robbe-Grillet qui parle (de lui-même romancier, de lui-même enfant, etc.…), son écriture paraîtra certes moins austère, moins “ difficile ” que ce à quoi il nous a habitués. Pourtant, le tissage aventureux des fragments empruntés aux terreurs ou plaisirs érotiques du petit garçon, à la pittoresque chronique du clan familial, aux chocs causés par la guerre ou par la découverte de l'horreur nazie dans ces milieux d'extrême droite, tout cet entrelacements de petits riens, d'imagerie douce, de lacunes et d'événements trop immenses, amènera plus d'une fois le lecteur charmé, comme malgré lui, à identifier le fonctionnement incertain de sa propre existence à celui, justement, de toute la littérature moderne.

Jean Montalbetti (Magazine littéraire, janvier 1985)

« (…) Cette fois, il est allé jusqu'au bout. Sa réussite est totale : On ne pourra plus parler de Robbe-Grillet sans avoir lu Le Miroir qui revient. Chaque amateur peut en faire sa propre lecture : celle d'une reconstitution méthodique, par la confrontation réel/imaginaire, des étapes de l’œuvre romanesque et cinématographique ; celle d'un témoignage historique sur le cheminement et les avatars de l'idéologie d'extrême droite dans la classe moyenne, à travers des courants parfois antagonistes comme le monarchisme, l'anarchisme, le fascisme et l'antisémitisme ; celle d'un roman, celui d'Henri de Corinthe, le personnage-clé de La Belle captive qui hantait déjà sous d'autres identités La Maison de rendez-vous ou L'Homme qui ment. Il y a aussi, bien entendu, une lecture fantasmatique – sans aucun doute la plus riche –. C'est à travers l'inventaire de ses spectres que Robbe-Grillet invente (c'est-à-dire découvre et met à jour) l'origine de son écriture. Le Miroir qui revient s'inscrit entre deux phrases. La première placée en incipit : “ Je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi ” et l'une des dernières : “ Quant au dessein, j'ai toujours su que le véritable écrivain n'a rien à dire ”. »

Georges Raillard (La Quinzaine littéraire, 14 janvier 1985)

Le Grand Verre de Robbe-Grillet
 
« D'où vient le roi Boris ? Empruntée à Magritte, la mallette noire du précis et cruel Dr Morgan, outre l'attirail nécessaire aux “ expériences textuelles ” au plus tendre des corps féminins, recèlerait-elle, dans ses profondeurs, quelques reliefs d'un grenier familial ?
Ces questions ne tourmentaient guère, il me semble, les lecteurs de Robbe-Grillet trop bien dressés aux effets de dédoublement, aux révolutions sur eux-mêmes des personnages, des histoires, des bâtiments ou des noms, au plaisir de la lecture naissant de ces seuls glissements progressifs, pour se préoccuper d'identité ou d'origine. N'avions-nous pas appris à lire dans le monogramme R-G “ rébus générateur ”, “ regard graphique ”, “ rigueur géométrique ” ? Aurions-nous dû entendre “ Robbe-Grillet ”, par derrière, dans un bruit de ressac dont nous ne retenions que la sinusoïde de la transposition graphique ?
On se souvient, il y a plus de vingt ans, du premier retournement opéré dans la lecture de Robbe-Grillet. C'était le passage, selon Barthes, d'un Robbe-Grillet n°1 “ celui des choses immédiates, destructeur de sens ”, à un Robbe-Grillet n°2, celui des “ choses médiates, créateur de sens ”, dont Bruce Morrissette se faisait l'analyste. Joutes fameuses, sur lesquelles Robbe-Grillet revient, dans ce Miroir, en en mettant en scène les protagonistes, en faisant glisser du noble théâtre des idées aux inavouables coulisses biographiques.
Ainsi Morrissette n'aurait consacré une bonne part de son existence à l'œuvre de Robbe-Grillet qu'après avoir fait le voyage de Bretagne pour s'assurer de visu qu'il avait une mère exceptionnelle, en vertu d'une sienne conviction critique : nul écrivain de génie sans mère exceptionnelle. Il partit rassuré. Quant à Barthes, sa théorie sur Robbe-Grillet n'aurait jamais été que l'effet de son propre combat avec ses monstres : “ Aux prises avec ses démons personnels, il cherchait à toute force, pour les braver, un degré zéro de l'écriture auquel il n'a jamais cru. Ma prétendue blancheur – qui n'était que la couleur de mon armure – venait à point nommé pour alimenter son discours. ” (p. 38). Et encore : “ Barthes prend le parti de ne pas regarder du tout les monstres cachés dans les ombres du tableau hyper-réaliste (...) Je pense qu'il était aux prises lui-même avec de semblables contradictions. Dans Les Gommes ou Le Voyeur, il ne voulait voir ni le spectre d'Œdipe-Roi ni la hantise du crime sexuel, parce que luttant contre ses propres fantômes, il n'avait besoin de mon écriture que comme entreprise de nettoyage. » (p. 69)
Aurions-nous les uns et les autres refusé de “ passer le pont ” de Nosferatu, au-delà duquel les fantômes viennent à notre rencontre ? Robbe-Grillet, dès le début de cette “ autobiographie ” singulière, livre cette “ première approximation ” de son autobiographie littéraire : “ j'écris pour détruire, en les décrivant avec précision, des monstres nocturnes qui menacent d'envahir ma vie éveillée. ”
Ces fantômes, peu de grandes œuvres, de grands écrivains qui ne nous les fassent entrevoir : Flaubert, Proust, Sartre, ou Breton, chez qui je prends l'image de Nosferatu. Et les mêmes noms signeraient encore cette autre note de Robbe-Grillet : “ Je comprends très bien ce que signifie se mettre à écrire à cause de la couleur jaune aperçue sur un vieux mur. ”
Ces vieux murs – vus de près –, nous savons ce qu'ils sont devenus chez Robbe-Grillet : la “ chambre secrète ” communiquait avec la geôle du bâtisseur solitaire. La geôle était dite cellule génératrice où, au moins depuis Projet pour une révolution à New York, quelques débris – d'objectifs, de sons, de couleurs – étaient employés à la construction d'édifices à structures variables. Dans le récit d'un souvenir d'enfance – véridique ou apocryphe, peu importe – Robbe-Grillet évoque sa commande au Père Noël : “ des bouts d'allumettes brûlées ”. Il n'eut pas ce présent digne de Marcel Duchamp – (“ Nos étrennes étaient modestes, certes, mais pas à ce point ! ”). Il reçut cette année-là un matériel de menuiserie, et, s'inspirant de la planche “ Habitation ” du Larousse en deux volumes, il se livra à sa “ joie de bâtisseur ”. L'anecdote est de celles qui font les belles autobiographies. Elle fournit le bout de fil et le peloton suit. Aucune vocation d'écrivain sans doute inséparable du mythe de l'Arche de Noé : l'habitation close sur la mer, le refuge avec maman, la « Chambre secrète ». C'est, le titre d'une des nouvelles réunies dans Instantanés. Elle est dédiée à Gustave Moreau, elle germe d'une “ tache rouge ”, elle se développe en motifs orientaux, elle est habitée par un corps laiteux aux prises avec un personnage en profil perdu. Les bouts de ficelles, pour beaux brins de filles, les bouts d'allumettes brûlées nous les transposons sur la lande du Voyeur. Le maigre débris ou la construction – l'un et l'autre sont indissociables : Le Temple est celui de la Cité fantôme (et de la “ Chambre secrète ”). Temple c'est le nom aussi d'une adolescente du Triangle d'or...
De cette “ autobiographie ” aux fictions nulle solution de continuité, mais il y a davantage. Cette autobiographie elle-même est “ fiction ”. Ce livre qui pourrait être une “ Cathédrale, mémoire de moi ”, peut se lire selon le modèle : Souvenirs du triangle d'or /.Triangle d'or des souvenirs. La triangulation, chère à Robbe-Grillet en commande la distribution des thèmes : la vie cachée – papa, maman, Catherine, la mer et la peur, les prétendus “ petits faits vrais ” de l'autobiographie traditionnelle qui prend pour argent comptant la “ vie reçue ”. En deuxième lieu, un substantiel chapitre supplémentaire à Pour un nouveau roman ou, avec sa précision connue, Robbe-Grillet livre des réflexions plus que jamais d'actualité sur le récit, la Vérité, l'idéologie, Balzac et le réalisme, et une belle interprétation de L’Étranger de Camus qui rature les pages sur le même sujet de Pour un nouveau roman. Et, enfin, les sept images de la vie d'Henri de Corinthe, qui, peut-être, surprendront les lecteurs de la seule Jalousie.
Entre ces trois vagues – gardons l'image de la mer partout insistante dans cette fiction autobiographique – une incessante communication. Ainsi cet exemple : les mouvements sinusoïdaux de maint texte (structure, objets, noms), Robbe-Grillet les fait remonter à une double origine : le papier peint de sa chambre d'enfant et les vaguelettes de la côte bretonne, la Bretagne de la guerre, la maison familiale détruite, et terreur de la mer sur laquelle Henri de Corinthe, comme dans un conte fantastique, est aux prises avec le “ Miroir qui revient ”, le long de “ la grève maléfique ”. Ou cet autre exemple : les rideaux rouges de la salle à manger de l'appartement de la rue Gassendi, comment ne pas se rappeler les avoir déjà vus dans Scène, et dans quasi tous les romans, et comment ne pas les associer avec celui de La Belle captive de Magritte, au texte de Robbe-Grillet qui commente une suite de tableaux du peintre, au film de ce nom où Robbe-Grillet invente une septième version du tableau fameux, à Topologie d'une cité fantôme et aux Souvenirs du triangle d'or où Lord Corynth fait, in fine, un signe au Walter du film La Belle captive ?
Ces rideaux rouges, ouverts sur un théâtre où le vrai et le fictif ne se distinguent pas plus que sur la toile de Magritte (paysage peint sur une toile ajoutée à un paysage réel), fournissent son ouverture à notre lecture. Toute autobiographie est nécessairement l'histoire de Henri de Corinthe si elle refuse d'être ressassement d'anecdotes douteuses enlevées sur un fond obscur. Notre langage ne retient jamais que cela qui est déjà cerné. C'est notre conscience qui est structurée comme un langage, dit Robbe-Grillet, contre l'adage fameux. Mais tout cela, disons les fantômes qui l'habitent, comment leur donner forme ?
D'abord en établissant des liaisons indues : ce que Robbe-Grillet a appelé des “ opérateurs de passage ”. Nul corps qui ne soit isthme, rapprochement de deux fragments de terres. Ce corps-isthme, c'est Corinthe. Corps multiple, corps ambigu, corps en devenir dans l'œuvre de Robbe-Grillet :
“ Bien que cette séquence finale de l'épisode (dit du miroir qui revient) demeure toujours d'une extrême confusion, tant les relations différent entre elles et se mélangent à des réminiscences inconscientes du folklore, un certain nombre de points peu contestables semblent malgré tout pouvoir être fixés comme repères ”.
Ces repères, il en est, dans Le Miroir, de bien des sortes : Corinthe entre-t-il dans un “ roman familial ”, comme veut le suggérer sa présence dans l'ombre du père (ou le contraire). Cet Henri de Corinthe est-il chargé d'assumer des démons droitiers, comme le suggère le texte : entre le lieutenant-colonel de la Rocque et le lieutenant-colonel Corinthe, belle anagramme de l’initiale (comme avec Roquentin qui lui, cherchait la vérité de Rollebon), ou Henri comte de Paris ou Maurice Sachs ou Drieu ? Autant de chausse-trapes. Autant aussi de “ postes ” du texte Corinthe. (“ Le dessin périodique du fantasme défilait de gauche à droite, en une série de volutes successives, ou vaguelettes, ou plus exactement sous la forme de cette frise ornementale qu'on nomme en sculpture des postes. ”)
Issu de la mer, y allant quérir le miroir qui revient, Corinthe est aussi figure d'un folklore moins personnel. Il est celui qui, dans la légende, (reprise par Michelet dans La Sorcière et, surtout par Goethe, dans la version-vampire que retient Robbe-Grillet) après sept ans revient à Corinthe chercher sa fiancée. Morte, elle suce son sang. Dans Le Miroir qui revient, sept fois le mystérieux Henri de Corinthe revient monté sur son étalon. En lui, l'imaginaire, le souvenir d'enfance (comme la broyeuse de chocolat vue par Duchamp à la vitrine du Havre), et les mécanismes de liaison font machine. “ Toute réalité est indescriptible ” : Duchamp avec son mètre-étalon se déformant à son gré, avec son Grand Verre en avaient déjà pris acte, et tiré les conséquences. Il n'est de miroir fiable que le Grand Verre sans tain au travers duquel se confondent la réalité et l'inscription. Et il n'y a pas non plus de Grand Verre qui ne fasse revenir le corps rose d'une femme que le Voyeur du Musée de Philadelphie épie derrière la construction d'Étant donnés. Il me semble que Henri de Corinthe, accomplissant ce qui déjà avait été écrit dans Topologie et Le Triangle d'or, (où Duchamp est préfet de police...), poursuive et incarne la double construction duchampienne : “ Lorsque Corinthe arrive en vue de l'anse – dont il a conservé le souvenir précis – et qu'il en parcourt la courbe adoucie d'un regard anxieux, du haut de la dune où la bruyère rose et les touffes d'armérias forment une toison très rase, il comprend tout de suite que le miroir a disparu. La mer descend et une large bande soyeuse à la pente très faible à l'accueillante concavité, se trouve déjà découverte, formant une étendue blonde toute neuve, parfaitement unie et lisse, où par exception le reflux n'a laissé en se retirant ce matin aucun débris de varech, ni autre menu déchet, si bien que la moindre épave y apparaît dés le premier coup d'œil. ”
Images fictives, Corinthe et Robbe-Grillet sont semblablement aux prises avec le double fantasme du corps et de la machine, du “ caillou et du stylet ”. prenant ses “ générateurs ” au plus près de lui-même, gouvernant souverainement ses “ opérateurs ”, le romancier écrit ici son art poétique, c'est-à-dire un roman. »

Denis Roche (Le Matin de Paris, 15 janvier 1985)


Alain Robbe-Grillet fourbe magnifique
Biographie sans vérité, sans justification sans dogme, le dernier livre du maître du Nouveau Roman n’est pas seulement une tentative d’autobiographie mais une réflexion sur le travail de l’écrivain pour qui la fiction est plus personnelle que la prétendue sincérité des aveux.
 
« Il y a quelques semaines, dans ces mêmes colonnes, j'ai fait l'éloge du doute (à propos du Journal intime). Je ferai ici celui de l'ambiguïté, à propos du livre d'Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, qui revêt une forme proche du Journal, disons une forme cousine, puisque c'est à la fois un livre de souvenirs et un livre de commentaires, je dirais plus précisément une autobiographie sans vérité en même temps qu'une justification sans dogme.
Tout au long du livre, règne une sorte d'ambiguïté heureuse (je ne dis pas “ sereine ” !), de sens détourné – ou retourné – de la signification de l'écriture et des livres. Dès les premières pages, le ton est donné dans une affirmation apparemment anodine : “ Le biais de la fiction est, en fin de compte, beaucoup plus personnel que la prétendue sincérité de l'aveu. ” Injonction vous est ainsi faite, lecteurs, d'avoir à faire litière, et vite, de quelques belles fables (celles-là et d'autres, comme on le verra plus loin) qu'on vous aura toujours, à l'école et dans les journaux, enfournées dans la tête avec, la plupart du temps, votre consentement empressé. Un peu plus loin, dans un exposé limpide (le mot recouvre en fait tout le livre, à l'image, si je puis dire, du miroir qui revient toujours) où Robbe-Grillet définit ce qu'il appelle des “ approximations ”, précisant premièrement qu'il écrit pour détruire des “ monstres nocturnes ”, deuxièmement que toute réalité est indescriptible, troisièmement que la littérature est la poursuite d’une représentation impossible, il présente l'entreprise autobiographique comme une sorte de pis-aller à la fiction, dans laquelle il s'obstinerait “ à cerner sa vie dans sa vérité, en faignant de croire que le langage est compétent, ce qui reviendrait à dire qu'il est libre ”.
Évidemment, on s'en serait douté à moins, ce n'est pas si simple, puisque le livre est placé aussitôt sous une double invocation rêveuse, chaotique, presque cendrée, n'est-ce pas, celle de la mer et celle de la peur.
Précisons d'abord, puisque je vais citer un certain nombre de phrases du livre, que je partage sans réserve ce que dit Robbe-Grillet sur le travail de l'écrivain et les conjectures auxquelles on peut se livrer là-dessus. Ses phrases, je les souligne donc doublement, d'abord pour le lecteur parce qu'elles sont très importantes, ensuite pour moi-même pour marquer mon adhésion. Mais parlons d'abord de la façon dont est conçu le livre, qui n'est pas banale, qui est plus qu'ambiguë, qui touche souvent à la perversité, à la provocation, pour ne pas dire à l'entourloupe. Mais qui aime la littérature doit aimer les pièges.
En premier lieu, ce titre, Le Miroir qui revient. Il est emprunté à une légende bretonne dont on connaît diverses variantes et dont Anatole Le Braz s'est fait le rapporteur dans son recueil Légende de la mort. On verra plus loin le traitement que Robbe-Grillet lui fait subir. Mais, bien sûr, le titre fait écho à la manière dont les souvenirs (et particulièrement ceux de l'enfance) nous reviennent. Doublement, puisque le titre dit deux choses : qu'il y a d'abord réflexion du souvenir dans cette surface sans corps et sans couleur et que le souvenir y fait donc un double trajet de l'événement jusqu'au miroir, puis du miroir jusqu'à nous ; ensuite – et là nous sommes plus proches de la légende d'origine – que c'est le miroir lui-même, en tant qu'objet, qui revient vers nous. Or, fourbe magnifique, Robbe-Grillet ne développe le thème du fameux miroir qu'au bout de la première moitié du livre, au moment justement où culmine l'histoire du comte Henri de Corinthe qui jalonne tout le livre qui s'ouvre presque sur lui et qui se clôt quasiment sur le récit de sa mort, ledit comte étant présenté comme un personnage réel, ami de la famille (donc mêlé aux souvenirs de l'enfance réelle de Robbe-Grillet) et ayant participé à des événements historiques ou politiques vrais (et à ce titre doublement entaché de vérité).
Le lecteur non prudent – et qui aurait oublié qu'Henri de Corinthe est le personnage clé de quelques films de Robbe-Grillet, et notamment de La Belle Captive – a d'autant moins de raisons de se méfier du personnage qu'une fois donnés les principaux repères de sa vie, Robbe-Grillet se laisse aller, comme s'il avait enquêté là-dessus, à diverses spéculations sur certains épisodes peu connus de la vie du comte, et précisément – et c'est l'occasion d'un véritable petit roman à l'intérieur de l'autobiographie – au moment où Henri de Corinthe se promenant au bord de la mer, se jette à l'eau pour ramener le fameux miroir au risque d'y laisser sa vie. On voit ou mène diablement la métaphore qui couvre le livre : la mer est le linceul du souvenir, comme elle en est la pourvoyeuse première. Quant au reflet, il est le signet que la mort met à toute bravade littéraire, n'est-ce pas ? Voilà pour le point aveugle central du livre, le piège, à proprement parler, de sa jubilation.
Tout autour de l'épisode Henri de Corinthe, se trouvent développés deux axes : celui du récit traditionnel autobiographique (l'enfance brestoise, les deux grands-pères, l'ambiance familiale anglophobe, antisémite et pétainiste, les études, les emplois de l'ingénieur agronome, les premières rédactions, le Régicide entièrement rédigé au verso de l'arbre généalogique des taureaux hollandais dont Robbe-Grillet vendait le sperme aux paysans bretons, etc. Sans compter, ce sur quoi il sera beaucoup glosé, l'année passée au STO dans le camp de Fischbach) et celui d'un commentaire permanent, truffant tout le récit familial, arrivant souvent sans prévenir et où Robbe-Grillet parle de ses lecteurs (Sterne, Carroll, Kipling, Flaubert – et surtout le Camus de L'Étranger), de la rédaction de ses livres, des problèmes, des provocations, des idées reçues, des contre-vérités contenues dans le Nouveau Roman ou suscitées par lui.
Chemin faisant, tout au long de ce “ commentaire ”, il disserte sur la politique, sur l'Église et la Loi (les capitales sont de lui) disant en substance de ces deux-là qu'au contraire du texte littéraire, ils instituaient un “ récit vampire ” qui dépossède l'homme de son petit h et sa mort de son petit m. À propos du cinéma américain et des programmes de télévision, il parle de “ ces disciplines dont la lourdeur naturelle est déjà redoutable, comme la psychanalyse, la morale boy-scout et le réalisme social ”. Plus loin, évoquant affectueusement Barthes (“ anguille ”), il évoque l'utilisation partiale que ce dernier faisait de ses premiers romans, “ comme d'une arme blanche ” à usage personnel, ajoutant : “ mais le soir, sitôt descendu de la barricade, il rentrait chez lui pour se vautrer avec délices dans Zola, sa prose grasse et ses adjectifs en sauce... ”
Donc il y a ce petit roman d'Henri de Corinthe comme un écueil granitique au milieu de la mer interstitielle des souvenirs, ce miroir énorme et effroyablement lourd, de près d'un mètre de haut et dont Robbe-Grillet évoque le “ floc floc moqueur ” au milieu des vagues (n'a-t-il pas dit au début du livre, en grognant de rire, qu'il tenait à signaler la “ ressemblance phonétique de la vague et du vagin ? ”), mais au-delà de cette mer, vraie masse matricielle, nappe-mère des romanciers, et de l'écueil qui s'y trouve, je voudrais insister sur trois incidents, ou accidents, auxquels Robbe-Grillet n'accorde que quelques feuillets, comme si de rien n'était, assuré sans doute, puisqu'il paraît n'en avoir parlé qu'incidemment, que personne ne se risquerait à en relever l'importance quant à ses fétiches et quant à ses fantômes (autrement dit, de ses livres et de ses films) : l'accident d'avion de l'été 1961, l'alerte à la bombe sur le Queen Elizabeth et l'épisode avec les flics à Bratislava. Ensuite je finirai par un rapprochement entre deux phrases du livre.
D'abord les accidents, en prévenant le lecteur de cet article qu'il doit se référer à la narration complète qu'en donne Robbe-Grillet parce que le traitement qu'il leur accorde n'est pas tout à fait le même, oscillant entre le réel et le fantasme, entre la peur et le rire, entre le texte et le film. En 1961 donc, Robbe-Grillet et sa femme Catherine échappent miraculeusement à la mort dans un Boeing 707 Paris-Tokyo, au décollage de l'escale de Hambourg (ici, c'est le récit que tente désespérément d'en faire Robbe-Grillet à un journaliste qui en fait tout l'intérêt) ; quelques années plus tard, la description d'une alerte à la bombe et de ce qui s'ensuit, sur un paquebot immobilisé en plein Atlantique, est présentée comme le prélude à un scénario de film effectivement tourné plus tard avec Omar Sharif (cette fois-là, ils sont trois sur le bateau : Robbe-Grillet, Catherine, et la sœur de l'écrivain, Anne-Lise) ; et, enfin, à Bratislava en 1969, où Robbe-Grillet, occupé au tournage d'un film coproduit par les Tchécoslovaques, rentrant un peu tard à son hôtel en compagnie d'amis ou de techniciens du film, se fait proprement rouer de coups par un policier en civil, armé d'un coup-de-poing américain, dans une scène qui ressemble fichtrement à une séquence d'un de ses films.
Si j'ai rapproché un peu arbitrairement ces trois épisodes, c'est qu'ils me paraissent faire montre d'une sorte d'escalade, rêvée depuis le réel (historique) jusqu'au fantasme (anecdotique), sorte de trajet textuel en somme qui déboucherait sur ce qui n'est qu'effleuré dans Le Miroir qui revient, bien que ce soit sans cesse annoncé par les références aux fantômes de l'enfance, au recours grandissant aux fétiches, face à l'oppression toujours dénoncée de la mort : je veux parler de la vie sexuelle (et des fantasmes sadiques qui s'y accrochent) et des films du cinéaste Robbe-Grillet.
Cette double absence est si forte dans le livre qu'il paraît évident qu'un deuxième livre autobiographique devrait suivre – et du coup, arrivé à cette phrase précisément, ma mémoire à mon tour me joue des tours, puisque je ne sais plus si Robbe-Grillet ne m'a pas dit explicitement qu'un deuxième tome de ses Mémoires serait réservé à ces sujets-là, ou si, craignant d'être ici indiscret, je ne m'étals finalement résolu à faite semblant de découvrir par moi-même (euréka !) qu'il allait bien y avoir un deuxième volume. Passons...
Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire sur la richesse du Miroir qui revient, la curieuse obstination des “ retours ”, les “ scènes qui ne peuvent plus être définitives ”, le thème du double, le labyrinthe, le piétinement dans les “ espaces parallèles ” du récit, etc. Je voudrais finir en rapprochant, ici très abusivement, deux phrases qui m'ont frappé et dont je prie le lecteur de n'interpréter en rien la manière que j'ai d'en rendre nul l'écart, comme si je devais proposer – ce que je ne fais pas – d'y traquer quelque clé éventuellement utile au déchiffrement de l'œuvre de Robbe-Grillet. Mais ces deux phrases, peut-être parce qu'elles trouvent en moi un écho personnel, je vous les livrerai sans commentaire. La première, c'est l'inscription peinte sur une poutrelle au-dessus des ateliers du camp de Fischbach : “ Du bist ein Nummer und dieses Nummer ist nul ”, (Tu es un numéro et ce numéro c'est zéro). L'autre est constitué par ce que la mère de Robbe-Grillet lui dit après avoir lu Le Voyeur et que l'auteur rapporte, tant cela l'a marqué, à deux reprises dans son livre : “ Je pense que c'est un livre remarquable mais j'aurais préféré qu'il n'ait pas été écrit par mon fils. ” »

 




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