Pierre Vidal-Naquet
La Torture dans la République
Essai d’histoire et de politique contemporaine (1954-1962)
1972
Collection Documents , 208 pages
ISBN : 9782707316578
19.80 €
* Ce livre écrit au lendemain de la guerre d’Algérie est d’abord paru en Angleterre et en Italie. Il a été publié aux Éditions de Minuit en 1972, puis réimprimé en 1998.
La torture a été officiellement abolie en France en 1788. La Révolution n’en usa pas, ni l’Empire. En 1959, pourtant, quatre étudiants portaient plainte à Paris, pour avoir subi la question des mains de policiers en service, rue des Saussaies, à deux pas de l’Élysée. Encore ne représentaient-ils qu’un cas parmi les milliers qu’on aurait découverts au même instant dans ces départements français que formait alors l’Algérie.
Comment en était-on arrivé là ? Historien, Pierre Vidal-Naquet est animé d’une passion, celle de la justice. Il démonte ici la logique d’un système qui, une fois mis – ou plutôt remis – en marche, est bien difficile à bloquer. Comme il paraît tentant en effet, lorsqu’on est persuadé d’avoir raison, d’user de sa force pour écraser le “ rebelle ” désarmé ! Raison d’État. C’est précisément contre cette forme de régression que les hommes ont inventé le droit. On voit dès lors où se situe le combat véritable, et comment, même gagnées, les “ batailles d’Alger ” sont toujours des défaites.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Préface – I. Avant – II. La police – III. L’armée – IV. Le temps du mensonge – V. Le temps de l’injustice – VI. Ordre et désordre dans l’armée – VII. La Gangrène – VIII. Désordre dans la justice – IX. Crise de la nation ? – X. Après – Chronologie – Bibliographie – Complément bibliographique (1975-1983)
‑‑‑‑‑ Extraits de l’ouvrage ‑‑‑‑‑
Un pays de tradition libérale peut-il voir en quelques années ses institutions, son armée, sa justice, sa presse, corrodées par la pratique de la torture, par le silence et le mensonge observés autour de questions vitale qui mettent en cause la conception même que l’Occident affirme se faire de l’homme ? Peut-il une fois la page tournée reprendre son chemin comme si rien n’était survenu ? Tel est le problème que nous voudrions traiter, brièvement, dans ces pages. La torture, et avec elle bien d’autres procédés de répression, des exécutions sommaires aux déplacements massifs de population, ont été couramment employés pendant la guerre qui s’est achevée en 1962 le fait n’est nié par aucun esprit sérieux mais, précisément, les esprits sérieux s’imaginent volontiers que ce qu ‘ils savent est connu et assimilé par autrui. L’enquête la plus sommaire montre qu’il n’en est rien, et les esprits sérieux ont une part de responsabilité dans cette ignorance fort générale. Certes, tous les témoignages possibles et imaginables ont été publiés : témoignages des victimes et témoignages des bourreaux. Tout dernièrement, le plus notoire d’entre ces derniers, le général Massu, a pris la parole et fait l’apologie d’une torture fonctionnelle, comparable à l’acte médical du chirurgien ou du dentiste. Sur le plan des faits, la portée du témoignage est fiable. Le général Massu n’a pratiquement rien révélé qui ne fut très largement connu, mais connu, répétons-le, de ceux-là seuls qui ont eu la volonté, ou ont été dans l’obligation, de s’informer. Un débat public qui a duré ce que durent les débats publics s’en est suivi. Mais il me semble que le problème n’a pas été posé dans sa totalité. On a évoqué son aspect moral le plus évident, on a évoqué ses conséquences immédiates, le rôle qu’ont joué ou que n’ont pas joué ces méthodes dans la perte de l’Algérie. Mais ce qui n’a pas, à mon sens, été traité, c’est précisément l’essentiel, la dimension proprement politique de la torture quand elle est une institution d’État, ce qu’elle fait à des titres divers pendant la guerre d’Algérie, dans l’Allemagne de Hitler, dans l’U.R.S.S. de Staline.
‑‑‑‑‑ Entretien avec Pierre Vidal-Naquet ‑‑‑‑‑
L’auteur de La Torture dans la République constate un “ retour du refoulé ” sur le conflit algérien, comparable à celui qui a accompagné la redécouverte des crimes de Vichy, mais s’étonne que le réveil soit si tardif.
Quarante ans après la guerre d’Algérie, les langues se délient, du côté des victimes mais surtout du côté des principaux acteurs français de ce conflit. Pourquoi ce retour de mémoire a-t-il lieu maintenant ?
C’est une chose tout à fait étonnante. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse se produire de mon vivant, même si je n’ai cessé de le souhaiter. C’est un peu comme si l’affaire Dreyfus surgissait soudainement, cinquante ans après avoir été vécue dans l’étouffement. Dans le cas de l’Algérie, l’événement déclencheur a bien sûr été la publication, à la “ une ” du Monde, le 20 juin 2000, du récit de Louisette lghilahriz, militante du F.L.N torturée par des militaires français. Mais pourquoi ce témoignage a-t-il eu un pareil retentissement ? Il me semble que l’irruption du dossier de la torture en Algérie sur la scène française est une conséquence du procès Papon, en 1997-1998.
Ce procès n’était pas celui du préfet de police en poste au moment des massacres du 17 octobre 1961, lorsque la police parisienne a réprimé dans le sang une manifestation du F.L.N, mais celui du secrétaire général de la préfecture de Bordeaux sous l’occupation. Pourtant, les débats ont été l’occasion d’un “ procès dans le procès ”, plusieurs séances étant consacrées aux événements du 17 octobre 1961. II était donc tout à fait impossible de procéder à l’examen des fautes et des crimes de Vichy sans déboucher sur ce qui s’était passé pendant la guerre d’Algérie.
Ce qui veut dire que l’affaire Louisette Ighilahriz, si elle était sortie il y a dix ou quinze ans, n’aurait pas eu le même effet ni les mêmes conséquences ?
C’est tout à fait vrai. À plusieurs reprises depuis 1962, on a eu l’impression que la guerre d’Algérie allait revenir dans le débat français, mais il s’agissait de demi-réveils, sans suites, un peu comme si une mouche tournoyait dans un verre d’eau. Ainsi, en 1971, quand Massu a publié son ouvrage La Vraie Bataille d’Alger et que j’y ai répondu par La Torture dans la République, un livre qui dormait dans mes cartons depuis dix ans car mon éditeur estimait avec raison qu’il n’intéresserait personne. La guerre d’Algérie a donc été oubliée tout de suite après 1962. Il y a d’ailleurs eu un épisode très révélateur de cet oubli. Je l’ai appelé l’“ opération catharsis ” : dans le courant de 1962, on a appris une affaire de sévices infligés par des parachutistes à de jeunes paras. Paris-Presse et France-Soir ont fait des titres énormes dénonçant cette affaire, encouragés par l’autorité militaire. Le scandale s’est transformé en affaire d’État ! Toute la France s’est identifiée aux victimes des châtiments infligés par le caporal Tribut, qui remplaçait en quelque sorte, dans la vindicte nationale, les Charbonnier, Massu, Aussaresses et compagnie.
Après un long sommeil, le dossier de la guerre d’Algérie vient donc de refaire brusquement surface. On ne peut l’expliquer qu’en termes quasi freudiens : c’est le retour du refoulé. Il se manifeste une gigantesque envie de vérité. Ce besoin avait déjà surgi à propos de Vichy. Ce qui est relativement surprenant, c’est que, sur l’Algérie, ce réveil soit si tardif.
Qu’y a-t-il de nouveau dans tout ce qui a été déclaré ces derniers jours et ces derniers mois ? Quels sont les éléments de surprise pour vous, historien, qui avez toujours lutté contre la torture en Algérie ?
Ce qui m’a le plus surpris, c’est la division entre les généraux. D’abord, les mensonges de Bigeard face aux aveux de Massu, et maintenant l’opposition entre Massu et Aussaresses. Massu à la limite pourrait être le énième signataire de la pétition des douze, lancée par L’Humanité ! On avait déjà eu un aperçu fracassant de cette division, en 1957, au moment de la rupture du général de Bollardière d’avec Massu et l’armée. Dans son entretien au Monde du jeudi 23 novembre 2000, le général Massu ne peut d’ailleurs pas se retenir de déverser quelques horreurs discrètes sur Bollardière. Pour ma part, rien ne me paraît avoir entaché l’honneur de ce preux, et je suis heureux que son épouse ait signé notre appel.
Ceux qui ont refusé la torture ont sans doute été plus nombreux qu’on ne le croit. On oublie trop souvent les noms du colonel Buis, du général Le Ray, gendre de François Mauriac, ou encore d’hommes comme Jean Le Meur, un chrétien, Noël Favrelière, un athée tranquille, ou Alban Lechti, un communiste. Ceux qui ont résisté sont ceux qui avaient des valeurs, cela peut paraître une banalité de le dire, mais c’est un fait. Les lettres de Jean Le Meur, publiées par la revue Esprit en décembre 1959, restent un acte majeur de cette époque. Le fait d’avoir des valeurs républicaines était fondamental. Car l’aspect “ Dr Jekill et Mr Hyde ” de l’attitude française, selon l’image de Raphaëlle Branche, auteur d’une thèse sur ce sujet, était courant, et insupportable. D’un côté nous avions la France, avec ses valeurs républicaines, de l’autre ce que Paul Teitgen – un de ceux qui ont sauvé l’honneur – a appelé “ les témoins humiliés dans l’ombre ”. Le symbole de ce “ totalitarisme mou ” a été Guy Mollet, pour lequel j’ai gardé une haine farouche ! Son bureau débordait, en 1956, de dossiers sur la torture en Algérie et il osait affirmer qu’il ne s’agissait que de cas isolés !
L’autre chose que l’on devrait mieux savoir mais qui reste méconnue est que la torture a largement préexisté à la guerre en Algérie même. Dès 1951, Claude Bourdet, ancien résistant, demandait publiquement s’il existait “ une Gestapo algérienne ”. La réponse était “ oui ”, hélas. Et le rapport Wuillaume du 2 mars 1955 soulignait ce fait. Cela réduit à néant la thèse selon laquelle la torture n’a été qu’une riposte aux atrocités – réelles – du F.L.N.
L’ampleur des réactions actuelles laisse penser que de nombreux appelés ont été mêlés à la torture. Est-ce exact ?
Il est très difficile de le savoir. Je connais des quantités de gens qui n’ont rien vu du tout en Algérie. Pour autant, j’ai du mal à croire ceux qui disent “ on ne savait pas ”. Dans les années 60, je me souviens avoir parlé de la torture avec un militaire putschiste. Il reconnaissait parfaitement les interrogatoires utilisant l’électricité, la baignoire, etc. Mais il ne savait pas que cela s’appelait “ torture ” et pouvait poser quelques problèmes ! Il n’avait pas mis le mot sur ce qu’il faisait.
Est-il justifié de dresser un parallèle entre la guerre d’Algérie et l’occupation nazie, à la fois quant au recours à la torture et au mécanisme de mémoire, qui s’enclenche plusieurs décennies plus tard ?
Dans sa lettre de démission à Robert Lacoste (le ministre-résident en Algérie), le secrétaire général de la police d’Alger, Paul Teitgen, ancien résistant, écrivait : “ Je ne me permettrais pas cela [dénoncer ces tortures] si je n’avais pas vu au camp de Paul Cazelle [camp de détention situé au sud d’Alger] les traces profondes de ces mêmes sévices que j’ai subis de la part de la Gestapo. ” La comparaison avec la Gestapo a été absolument constante chez tous ceux qui ont combattu la torture pendant la guerre d’Algérie. Cela dit, la France n’a pas mis en œuvre une politique d’extermination systématique des musulmans. Je n’emploie donc pas le terme de “ génocide ”, même si certaines comparaisons viennent à l’esprit. Ainsi, dans l’affaire des cuves à vin, début 1957, où plusieurs dizaines d’Algériens sont morts d’avoir inhalé des émanations toxiques, il était difficile de ne pas penser aux chambres à gaz, même s’il n’y avait pas d’intention criminelle. À condition de ne pas confondre “ génocide ” et “ crime contre l’humanité ”, la comparaison avec l’occupation est donc justifiée.
De quelle façon les lois d’amnistie empêchent-elles aujourd’hui toute action judiciaire éventuelle ?
Deux lois d’amnistie ont été décidées en 1962. La première concernait les Algériens mêlés à l’insurrection et ceux qui les avaient aidés en Algérie ; la seconde effaçait toutes les infractions commises dans la répression de l’insurrection. Cette symétrie était parfaitement mensongère, car, d’un côté, on amnistiait des crimes dont les auteurs avaient pour la plupart déjà été châtiés (guillotinés pour deux cents d’entre eux) ou qu’on avait abattus lors de “ corvées de bois ” (par dizaines de milliers). De l’autre, on effaçait des crimes qui n’avaient jamais été réprimés alors qu’ils étaient passibles de la peine de mort. Le gouvernement a même fait voter une loi spécifique pour permettre le non-lieu dans l’affaire Audin... Après cette double amnistie, les seuls actes de torture pouvant être poursuivis sont les tortures infligées aux membres de l’O.A.S.
La référence au “ crime contre l’humanité ” permettrait-elle de passer outre ?
En vertu de l’article 6 C du statut de Nuremberg, les tortures infligées à des personnes en raison de leurs origines constituent des “ crimes contre l’humanité ”. La répression sanglante de la manifestation du F.L.N du 17 octobre 1961 à Paris appartient indubitablement à cette catégorie. Jusqu’à présent cependant, toutes les tentatives des avocats sur ce point se sont heurtées à l’obstruction du parquet. Mais beaucoup d’autres massacres perpétrés pendant la guerre d’Algérie méritent la même qualification. Quand on rasait une mechta et qu’on tuait tous ses habitants, c’était un crime contre l’humanité. Quand, en 1955 à Philippeville, on a rassemblé les gens dans un stade pour en massacrer un millier, en représailles à des meurtres épouvantables commis par le F.L.N, on a vraiment tué les gens pour leur faciès... Cela dit, je ne demande pas un châtiment pénal pour tous ces crimes, mais il me semble que le moins qu’on puisse faire serait de les reconnaître et, au besoin, de consacrer à cette période un musée comme on l’a fait dans les Cévennes pour évoquer la répression contre les camisards.
Je ne voudrais pas terminer sans faire un lien entre ce dont nous parlons et les événements actuels au Proche-Orient. Depuis 1967, je vis dans la peur que le conflit israélo-arabe ne “ s’algérianise ”. Or c’est très exactement ce qui est en train de se produire : on se retrouve devant un État qui défend des noyaux monstrueusement coloniaux. Il est d’ailleurs significatif que l’explosion actuelle ait lieu en grande partie à cause de ces implantations coloniales. Si les Israéliens ne prennent pas conscience de ce fait, ils vont droit à un désastre du type de celui que les pieds-noirs ont connu en 1962. Pour l’instant, ils sont d’une inconscience absolument terrifiante. Or, si l’histoire sert à quelque chose, c’est à ouvrir les yeux...
Propos recueillis par Florence Beaugé et Philippe Bernard (Le Monde, 28 novembre 2000)