Pierre Vidal-Naquet



© photo : John Foley

Pierre Vidal-Naquet (Paris, 1930). Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales. Mort  le vendredi 28 juillet 2006 à Nice.
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Entretien avec Jean-Pierre Vernant. Propos recueillis par Hélène Monsacré, Le Monde, 25 août 2006

Une façon absolument neuve de voir le monde grec
Philosophe et historien, Jean-Pierre Vernant revient sur cinquante ans de compagnonnage intellectuel avec Pierre Vidal-Naquet, disparu le 28 juillet

Dans quelles circonstances l'avez-vous connu ?
J'ai rencontré Pierre à la fin des années 1950, à La Closerie des lilas, après une conférence de presse sur l'affaire Audin et la torture en Algérie. J'y étais venu avec Louis Gernet, dont je suivais les séminaires et dont j'étais l'ami. L'ancien doyen de la faculté des lettres d'Alger s'était lui-même engagé. C'était notre première rencontre ; nous avons évoqué l'actualité algérienne et le cas de Maurice Audin[ancien assistant à la faculté des sciences d'Alger, arrêté le 11 juin 1957, déclaré évadé et en réalité torturé à mort par les militaires]. D'emblée, Pierre a montré ses qualités d'historien en apportant la preuve que ce que l'on appelait l'évasion d'Audin n'était en fait qu'un mensonge. En même temps qu'on parlait de cela, il m'adit qu'il s'apprêtait à publier un article sur Temps des dieux, temps des hommes et moi je publiais dans la même revue un article sur Le moment historique de la tragédie . Dès cette première rencontre„ une convergence très profonde s'est établie entre nous : essayer de comprendre le monde ancien et ne pas considérer que ce travail sur l'Antiquité nous tenait à l'écart de l'actualité. Là, nous étions la main dans la main. D'ailleurs, Pierre m'a souvent dit : Tu es pour moi un grand frère. Dans notre amitié, il y avait de la fraternité, comme dans nos engagements et notre vie politique.

Pensez-vous qu'il y a, dans la discipline historique, un avant et un après Pierre Vidal-Naquet ?
La mort de Pierre fait surgir un vide immense. Pour moi qui ne suis pas historien de métier, Pierre était des pieds à la tête un historien. Il ne pensait pas seulement en historien, il regardait le monde contemporain, le monde grec, le monde juif de la même façon : en historien. Classiciste qui maîtrisait les armes de l'épigraphie et de la papyrologie, il n'a jamais fait de la Grèce un modèle intemporel. Il n'oubliait pas qu'à côté il y avait la Chine, l'Inde, l'Amérique précolombienne, par exemple, et qu'on ne pouvait pas comprendre les Grecs si l'on ignorait ces civilisations.Pierre réunissait en lui des qualités très rares : lettré, prodigieux érudit, il était aussi un novateur, et pas seulement dans le domaine du monde grec. Je pense à ses travaux sur le monde juif : dans son livre admirable sur Flavius Josèphe, il brosse un tableau saisissant des problèmes qui se posaient à cette époque (le 1er siècle) à la Judée, pointant certaines questions latentes dans le monde moderne.Le Chasseur noir (éd. Maspéro, 1981) est une façon absolument neuve de voir le monde grec, dans ses complexités et ses ambiguïtés. Même chose dans ses études sur la tragédie qu'il a en partie menées avec moi : comprendre ce qu'il y avait de spécifique dans le théâtre grec tout en ayant le souci de ne pas le détacher du contexte social, politique et mental.
Dans son oeuvre d'historien du monde contemporain comme dans son travail d'helléniste et d'épigraphiste, Pierre est irréprochable, il ne se laisse pas entraîner.Il est toujours habité par la même exigence : établir les faits avec une complète exactitude et, en même temps, une totale ouverture d'esprit le poussant toujours à considérer ce qui est sur le côté, à la marge, et qui peut être intéressant, car jamais il n'a érigé le sujet de sa recherche en idéal absolu.

II y a donc une cohérence profonde entre son œuvre d'historien de l'Antiquité et du monde contemporain, son engagement politique et son rôle déterminant dans la dénonciation du négationnisme.
Pierre était d'un courage intellectuel et physique total : il l'a montré dans ses livres comme dans ses prises de position. Que ce soit à propos de l'affaire Audin, de la torture, des crimes de l'armée française, il était toujours en première ligne,habité par une passion, pas celle de démontrer une thèse, mais par la passion de la vérité. Il est l'homme qui a combattu et démonté les mécanismes du négationnisme avec une précision irréprochable. Je suis radicalement d'accord avec lui il faut discuter intellectuellement les affirmations qui nous paraissent les plus folles (existence de l'Atlantide, thèses négationnistes), mais c'est en historien qu'il faut le faire. Je souscris entièrement à son exigence : on étudie le négationnisme,on en décortique les mécanismes pour montrer les falsifications, mais on ne discute pas avec les négationnistes ; il n'y a pas d'hospitalité possible, mais une barrière,entre eux et nous.

Dans Les Juifs, la mémoire et le présent (La Découverte, 1991), il écrit :  L'historien, cet homme, libre par excellence, ne partage pas. Même au plus vif d'une polémique, il ne peut que demeurer un historien, c'est-à-dire un traître face à tous ces dogmes - théologiques, idéologiques, voire prétendument scientifiques (...) L'historien est un praticien de la vérité.  Que vous inspirent ces mots ?
J'y souscris pleinement. Cette phrase, c'est Pierre, précisément ; un grand bonhomme, un grand ami.


Bibliographie (extrait) :
* L'Affaire Audin (Minuit, 1958 ; nouvelle édition augmentée, 1989).
* La Raison d"État. La répression de 1954 à 1962. Textes publiés par le comité Maurice Audin, éd. Pierre Vidal-Naquet (Minuit, 1962 ; La Découverte, 2002).
* Clisthène l’Athénien. Sur la représentation de l’espace et du temps en Gèce de la fin du VI° siècle à la mort de Platon, avec Pierre Lévêque (Les Belles Lettres, 1964 ; Macula, 1983).
* Le Bordereau d’ensemencement dans l’Égypte ptolémaïque (Bruxelles, Fondation égyptologique Reine Elisabeth, 1967).
* Économies et sociétés en Grèce ancienne, éd. Pierre Vidal-Naquet et Michel Austin (Armand Colin, 1972).
* Mythe et tragédie en Grèce ancienne I, avec Jean-Pierre Vernant (François Maspero, 1972 ; La Découverte, 1989 et  La Découverte poche  n°102, 2004).
* La Torture dans la République. Essai d’histoire et de politique contemporaine. 1954-1962 (Minuit, 1972, 1998).
* Les Crimes de l’armée française. Algérie 1954-1962, éd. Pierre Vidal-Naquet (François Maspero, 1975 ;  La Découverte poche  n°105, 2001).
* Le Chasseur noir. Formes de pensée, formes de société dans le monde grec (François Maspero, 1981, édition revue et corrigée, 1982 ; La Découverte, 1991 et  La Découverte poche  n°194, 2005).
* Les Juifs, la mémoire et le présent (François Maspero,  Petite bibliothèque Maspero  n°246, 1981 ; La Découverte, 1991 ; Le Seuil,  Points essais  n°301, 1995).
* Une fidélité têtue. La résistance française à la guerre d’Algérie (Université de Turku, 1985).
* Mythe et tragédie en Grèce ancienne II, avec Jean-Pierre Vernant (La Découverte, 1986 et  La Découverte poche  n°102, 2004).
* Atlas historique, dir. Pierre Vidal-Naquet (Hachette Littératures, 1987).
* Les Assassins de la mémoire. Un Eichmann de papier et autres essais sur le révisionnisme (La Découverte, 1987 ; Le Seuil,  Points essais  n°302, 1996 ;  La Découverte poche  n°201, 2005).
* Journal de la Commune étudiante, avec Alain Schnapp (Le Seuil, 1988).
* Œdipe et ses mythes, avec Jean-Pierre Vernant (Complexe,  Historiques  n°43, 1988).
* Travail et esclavage en Grèce ancienne, avec Jean-Pierre Vernant (Complexe,  Historiques  n°44, 1988).
* Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie (La Découverte, 1989).
* Histoire de l’’humanité, dir. Pierre Vidal-Naquet (Hachette Littératures, 1989, nouvelle édition, 1992).
* Du mythe à la raison. La Grèce ancienne 1, avec Jean-Pierre Vernant (Le Seuil,  Points essais  n°215, 1990).
* La Démocratie grecque vue d’ailleurs. Essais d’historiographie ancienne et moderne (Flammarion, 1990 et  Champs  n°359, 1996).
* L’Espace et le temps. La Grèce ancienne 2, avec Jean-Pierre Vernant (Le Seuil,  Points essais  n°224, 1991).
* Les Juifs, la mémoire et le présent II (La Découverte, 1991 ; Le Seuil,  Points essais  n°301, 1995).
* Macriyannis et la Grèce antique (Athènes, Daedalus, 1995).
* Rites de passages et transgressions. La Grèce ancienne 3, avec Jean-Pierre Vernant (Le Seuil,  Points essais  n°256, 1992).
* Le Trait empoisonné. Réflexions sur l’affaire Jean Moulin (La Découverte, 1993).
* Réflexions sur le génocide. Les Juifs, la mémoire et le présent III (La Découverte, 1995 ;  10-18. Bibliothèques  n°3732, 2004).
* Mémoires. 1. La brisure et l’attente, 1930-1955 (Le Seuil / La Découverte, 1995, Le Seuil "Points", 2007).
* Mémoires. 2. Le trouble et la lumière, 1955-1998 (Le Seuil / La Découverte, 1998, Le Seuil "Points", 2007).
* Les Grecs, les historiens, la démocratie. Le grand écart (La Découverte, 2000).
* Le Monde d’Homère (Perrin, 2000 et  Tempus  n°20, 2002).
* Le Miroir brisé. Tragédie athénienne et politique (Les Belles lettres, 2002).
* Fragments sur l’art antique (A. Viénot, 2002).
* Le Choix de l’histoire. Pourquoi et comment je suis devenu historien (Arléa, 2004).
* L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien (Les Belles lettres, 2005).
* La Guerre et les Juifs. Conférence à la BNF. Cycle Guerres et religions (Bayard, 2005).

Voir également :
*  Du bon usage de la trahison, préface à La Guerre des Juifs, de Flavius Josèphe (Minuit, 1977).
*  Flavius Arrien entre deux mondes  postface à Histoire d’Alexandre. L’Anabase d’Alexandre le Grand, d’Arrien (Minuit, 1984).



 


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Voir aussi

* Du bon usage de la trahison , préface à La Guerre des Juifs, de Flavius Josèphe (Minuit, 1977).
* Flavius Arrien entre deux mondes postface à Histoire d’Alexandre. L’Anabase d’Alexandre le Grand, d’Arrien (Minuit, 1984).
* Karl Jaspers, La Culpabilité allemande. Préface de Pierre Vidal-Naquet.