Romans


François Bon

La Folie Rabelais

L'invention du Pantagruel


1990
256 pages
ISBN : 9782707313508
19.35 €


Écrit dans le bouleversement initié par l'imprimerie, ses premières versions accompagnant la fixation de la langue, le Pantagruel est doublement fondateur : c"est à mesure qu’il s’écrit que Rabelais découvre ses propres possibilités d’invention. L’exploration systématique qu’il y entreprend du non-sens, de l’incompréhensible et de la folie contribuera à reléguer son livre à l’ombre d’une glose impuissante à le suivre, et Rabelais lui-même sous la masse de préjugés qui le réduisent à un donneur de leçons au comique naïf - au point que son texte est déformé, déponctué dans toutes les éditions actuellement disponibles.
Plus méconnu dans son propre pays que Cervantès ou Shakespeare, Rabelais a aussi trouvé protection derrière ce mur de préjugés : on pourrait bien redécouvrir aujourd’hui en avant de nous d’immenses terrains vierges où la langue reste le plus grand chemin de la subversion ; elle n’a jamais été si belle que dans ce premier instant d’un heurt formidable.

Claude Prévost (L’Humanité, 23 janvier 1991)

 Au début de son livre sur Montaigne, Essai sur les essais, Michel Butor s'interroge : " Quelle est donc la magie d'un écrivain capable de transformer des anecdotes bien connues, des vers appris par cœur dans les collèges, tant de choses anodines en un composé si dangereux ? Il lui suffit donc de les rassembler d'une certaine manière et tout rajeunit, mord, menace. ”
Devant le Pantagruel, François Bon pose la même question et cultive le même réflexe, reste sensible à ce qu'il y a de subversif dans tout grand texte, à ce que ce “ composé si dangereux ” recèle de jeunesse, mordante et menaçante.
Son mérite initial consiste à prendre au sérieux la genèse de l'œuvre. En effet, sous le prétexte inavoué qu'il faut bien que les pères passent avant les fils beaucoup trop d'éditeurs ont “ rétabli ” la chronologie “ naturelle ” et donné à lire le Gargantua avant le Pantagruel, procédé qui relève, c'est bien vrai, de l’“ assassinat concerté ”. François Bon, qui proteste contre cet usage, tire toutes les implications de ce “ retour amont ” (comme disait René Char) effectué par Rabelais lorsque après onze ans de silence, il rebondit sur ce “ tremplin ” qu'était son premier livre. Il lui importe donc de “ réhabiliter ” ce premier livre, qui “ fascine ” parce que “ s'y forge le chemin même qui mène à la foudre du Gargantua : une invention s'y fabrique en se décrivant elle-même et fixant une à une les étapes où c'est bien plus que la fable de Rabelais qui se forge, mais ce rapport, décliné dans toutes ses composantes, chacune pour se trouver faisant prétexte d'un récit, de la fiction au monde ”. Le Pantagruel est donc une de ces “ œuvres-chantiers ” comparable aux Mémoires d'un fou, à Novembre ou à Jean Santeuil qui, chez Flaubert, chez Proust, ébauchent L’Éducation sentimentale et Du côté de chez Swann.
Il s'agit donc d'abord de restituer un texte qui n'ait pas subi le massacre d'une “ modernisation ” qui le passe “ à la toile émeri ”.
Ici l'œuvre est toujours citée selon son édition princeps. Car il faut respecter cette langue de Rabelais “ dans sa folie autonome, la joie extrême des mots dans son feu dangereux, sans autre matériau que son illusion sonore ”... Se méfier par conséquent des glossateurs (François Bon écrit joliment “ glosateurs ”, orthographe d'origine. 1426 !) qui annotent un texte “ modernisé ” en suggérant au lecteur qu'il va s'ennuyer ferme. Il faut faire bon marché des légendes sur le “ Silène ivre ” ou, plus discrètement, sur la “ verve ” la “ satire joyeuse ” : les graves pontifes de l'interprétation “ autorisée ”, facilement enclins à considérer le texte de Rabelais comme “ texte à rire ”, ne le sont pas moins à lui refuser ce qui est son plus grand génie : “ (...) qu'il s'appuie sur notre rire lui-même pour décaler à mesure son texte et en jouer, nous mener sans défense au bord du gouffre ouvert. ”
François Bon s'efforce de penser Rabelais en son temps et cela lui permet des développements tout à fait remarquables sur Albrecht Dürer, Léonard de Vinci ou Jérôme Bosch, par exemple : cependant, il note aussi que “ Rabelais n'est pas l'écrivain de la Renaissance mais, en avant d'elle, de ce à quoi elle n'accède pas ”. Ce qui incite à creuser le problème ! Un autre problème, complémentaire, tient à ce qu'il faut passer “ par l'œuvre et elle seule ”, “ si on veut approcher de la vie complexe du temps ” – ce qu'avait bien vu Lucien Febvre, cité avec reconnaissance.
C'est donc à l'étude du texte que notre romancier s'attache. En avançant pas à pas, un peu comme s'il était l'auteur lui-même, démarche semblable à celle de Nabokov lorsqu'il décortiquait Bleak House, Madame Bovary, La Métamorphose ou Les Âmes mortes devant les étudiants de Cornell University. Cela nous vaut des analyses très aiguës des principaux épisodes du Pantagruel. En outre (dirais-je si je ne trouvais pas cette préoccupation fondamentale !), François Bon consacre à la langue de Rabelais des soins attentifs : c’est que celui-ci écrit à une époque où “ s’explore encore le noyau pur et en expansion de la langue, en même temps que s'amorcent les voyages de la conquête du monde et les grandes hypothèses des astronomes : Rabelais accomplit la catharsis de ce double mouvement, une écriture tenue dans la pleine conscience de cette coïncidence, à I'échelle de l'œuvre ”. La Folie Rabelais nous montre avec une force convaincante que c'est précisément l'immersion du Pantagruel dans son époque qui nous le rend vivant et “ actuel ”. Car l'œuvre s'écrit avant la “ constitution du sujet ” et “ si Rabelais revient au-devant de nous aujourd'hui, c'est dans la nécessité où nous sommes (on dit souvent : depuis Auschwitz) de lire le monde autrement que sous cette domination du sujet ”... Il n'est donc nullement arbitraire de placer Rabelais en haut d'une “ lignée ” de “ tentatives irréductibles ” jalonnée par les noms de Sade, Lautréamont, Rimbaud, Artaud.
François Bon, je I'ai dit, parle de Rabelais en romancier. Certes il s'appuie sur la recherche érudite, à laquelle il paie sa dette sans lésiner : rien ne saurait diminuer le mérite de quelques chercheurs de haut vol. Mais à côté d'eux que de scholiastes ineptes, comme celui qui écrit sans vergogne à propos du fameux chapitre où les seigneurs de Baisecul et Humevesne plaident sans avocat : “ Cette interminable série de coq-à-l'âne (...), nous ne la commenterons pas : ce serait un travail d'érudition pure qui ne saurait intéresser beaucoup le lecteur. ” Tant pis pour le lecteur, on a décidé à sa place... Devant cette stupéfiante note infrapaginale ( Pléiade  p. 239-240...), il m'est revenu un débat du colloque de Cerisy, Claude Simon : analyse, théorie, dirigé en 1974 par Jean Ricardou. Celui-ci s'insurgeait contre une “ très singulière parcellisation du travail d'écriture ” qui diviserait ceux qui écrivent en créateurs dépourvus de savoir et en savants privés de pouvoir créateur. “ D'une part, disait Ricardou, il n'est guère possible d'être fructueusement écrivain si, même sans publier de travaux théoriques, on ne réfléchit pas sur sa pratique, ses procédures ; d'autre part, il n'est guère possible d'être fructueusement théoricien si, même sans publier forcément de romans ou de poèmes, on ne relance pas ses positions théoriques par des mises en jeu pratiques. ”
La Folie Rabelais s'inscrit contre la “ division institutionnalisée de la théorie et de la pratique ”. À cet égard il y a d'illustres précédents – Proust parlant de Flaubert, Beckett de Proust, Gracq de Breton, Aragon de Stendhal ou Butor de Montaigne, pour ne prendre qu'un minimum d'exemples. Un romancier fouillant l'humus d'un autre romancier a peut-être quelques chances supplémentaires de précieuses trouvailles... Sans doute en dit-il parfois autant sur lui que sur son “ objet ”, mais c'est double profit pour le lecteur. En tout cas, voilà l'œuvre de Rabelais dépoussiérée, rajeunie, rendue fraternelle. Traitée non plus comme une anomalie biscornue, une déviance rigolote mais un peu perverse, mais comme une “ fantastique machine à cohérence narrative ”, dont la cohérence, précisément, “ se joue dans ce conflit permanent de la langue et du monde, mais orienté toujours vers cette conquête où la langue se soumet le monde ”... Il faut sans doute un romancier pour apprécier pleinement, et pour dire, la grandeur de cette langue, “ cette capacité d'hypnose, de remuement fixe réservé en tout cas aux plus hautes syntaxes, à ces brassements de prose qui obligent au plein souffle silencieux ”. Pour respirer à cette altitude, celle de Cervantès, de Flaubert, de Dostoïevski, de Proust, de... Rabelais, sur “ la ligne de crête de l'évolution du roman comme genre, chaque fois contraint au saut en avant pour sauver de l'usure sa capacité de rêve ou de subversion ” 

 




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