Romans


Jean Echenoz

Ravel


2006
128 pages
ISBN : 9782707319302
14.50 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Ravel fut grand comme un jockey, donc comme Faulkner. Son corps était si léger qu'en 1914, désireux de s'engager, il tenta de persuader les autorités militaires qu'un pareil poids serait justement idéal pour l'aviation. Cette incorporation lui fut refusée, d'ailleurs on l'exempta de toute obligation mais, comme il insistait, on l'affecta sans rire à la conduite des poids lourds. C'est ainsi qu'on put voir un jour, descendant les Champs-Elysées, un énorme camion militaire contenant une petite forme en capote bleue trop grande agrippée tant bien que mal à un volant trop gros.
J.E.

Ce roman retrace les dix dernières années de la vie du compositeur français Maurice Ravel (1875-1937).

ISBN
PDF : 9782707324917
ePub : 9782707324900

Prix : 10.99 €

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Patrick Kéchichian, Le Monde, vendredi 13 janvier 2006

Par quels artifices, par quels détours, en littérature, restituer la « vraie vie » ? Etant entendu que le réalisme et le naturalisme ont, il y a longtemps déjà, prouvé leur impuissance. Mais de cette vie l'écrivain peut aussi choisir de s"éloigner. Ou bien il peut la réinventer d’après ses vues, la modeler selon ses vœux, jeter sur elle une lumière noire, la railler, l’offenser. Et tout aussi bien prétendre la réenchanter avec des fleurs artificielles, des émotions de pacotille et des sentiments sans épaisseur. Tout est permis. Et donc aussi de considérer que le réel, qui donne poids et consistance à l’existence, n’a pas été épuisé, qu’il mérite encore attention. Même si, depuis quelque temps, il s’est chargé d’incertitudes, de tremblements.
Jean Echenoz appartient de plein droit à l’ère du soupçon et du tremblement. C’est son terreau, son pays, son horizon. Quand il a commencé à publier, à la fin des années 1970, le temps des expérimentations et des systèmes s’essoufflait. On était fatigué, on n’y croyait plus. Quant à la théorie, elle collait de plus en plus mal au réel. Fallait-il dire adieu au roman ? On cherchait donc des moyens d’évasion, d’autres perspectives. Echenoz est parti à la découverte des siennes, sans quitter l’espace du roman. Voyageur assez solitaire mais pas du tout naïf, lecteur de Raymond Roussel et de Gustave Flaubert (pour ne citer qu’eux), il a détourné quelques conventions en usage dans le roman d’aventure, d’espionnage ou d’apprentissage, dans le récit sentimental, etc. A l’enseigne de Minuit, c’est-à-dire aussi bien à celle de Jérôme Lindon que de Samuel Beckett, il a ainsi construit son monde, non pas en réaction ou à l’écart de l’ordinaire, mais comme dissimulé entre les lignes de celui-ci. Il a surtout inventé sa « méthode ». Et aussi, c’est important et précieux, une certaine manière - comment dire ? modeste, attentive, ironique… – de se présenter, de parler de ses livres.

Horloger-grammairien
Son dixième roman, Ravel, prouve avec éclat, et surtout d’une manière assez inattendue pour qui a pris l’habitude de le lire, de s’installer dans ces histoires concoctées avec une minutie d’horloger-grammairien, qu’il n’avait pas encore ouvert toutes les portes, que les sources de cette « vraie vie » (on y revient) n’étaient pas épuisées. Et que son art impeccable d’écrire est toujours aussi plein de souplesse, de finesse et de promesses.
Quand il rêve ou galèje, quand il ironise ou éprouve de l’angoisse, Jean Echenoz ne perd pas de vue cette vie concrète, la sienne, la nôtre, celle du premier venu surtout, de l’homme sans qualités. Même s’il la sait parfaitement insaisissable. Même s’il expérimente à tous les instants la légèreté de l’objet dont on peut se saisir, comparée à l’énorme masse de celui qui échappe toujours.
Des qualités, Maurice Ravel, musicien français, né à Cibourne (Basses-Pyrénées) le 7 mars 1875, mort à Paris le 28 décembre 1937 en a d’éminentes, de reconnues et dûment répertoriées. L’auteur ne les a nullement omises ou banalisées. Il est bien là le musicien de génie qui, à la mort de Debussy en 1918, est devenu la grande figure de la musique française. Il est adulé – même s’il a raté quatre fois le prix de Rome –, invité et joué partout. Là également, son époque, ses amis, son frère. Là enfin, son apparence, ses traits de caractère, les Gauloises qu’il fume sans cesse, ses manies de célibataire, ses insomnies, ses costumes, cravates et pochettes, « ses chaussures vernies sans lesquelles il n’est rien », les voitures, les paquebots… Oui, tout est là, scrupuleusement décrit, nommé ; accordons à l’auteur, sur ce plan, une confiance illimitée : type de locomotive, turbine de bateau, modèle automobile… Mais nous ne sommes pas dans une biographie romancée du musicien, même pas celle des dernières années de sa vie, auxquelles Echenoz s’est attaché avec une sorte d’empathie et de distance interrogative – un peu comme s’il se regardait lui-même.
Alors où sommes-nous ?
Reprenons. Dans un roman dont le personnage central est un grand compositeur français connu, au moins de réputation. Comme dans la « vraie vie », il se nomme Maurice Ravel, ou plutôt Ravel tout court. Le prénom n’est guère utilisé ; sauf lorsqu’il prend à l’écrivain la fantaisie, au détour d’un paragraphe, d’interpeller familièrement son héros, à propos du succès de Boléro, « ce petit truc en ut majeur » : « Mais ça marchera beaucoup mieux, Maurice, ça va marcher cent mille fois mieux que La Madelon. » Tous les attributs répertoriés, les traits mémorisés du musicien qui a vécu sous ce nom sont donc utilisés. Mais ce n’est encore que le matériau de base, le ciment. L’architecture est encore à venir. Et l’envol du style.
« C’est un des derniers jours de 1927, il est tôt. Ayant mal et peu dormi comme chaque nuit, Ravel est dans de mauvaises dispositions comme chaque matin sans même savoir comment s’habiller, phénomène qui aggrave son humeur. » Ces lignes – notons-le, car c’est important pour comprendre la « méthode Echenoz » – ne sont pas, comme on pourrait le croire, les premières du roman. Avant cela, en deux pages, Ravel est sorti de sa baignoire, résistant à la tentation de rester dans cette « bonne atmosphère amniotique » « des heures sinon perpétuellement », a craint une mauvaise chute (à 52 ans, on n’est déjà plus très sûr de son équilibre !), a enfilé « un peignoir d’un perle rare », s’est lavé les dents, etc. Peu de temps après, il est sur le France, pour une traversée de l’Atlantique, puis accomplit une harassante tournée américaine, répond à mille sollicitations. A New York, le 7 mars 1928, il fête ses 53 ans. Un peu plus tôt, il s’est souvenu de la guerre et de son propre poids trop léger, de son corps trop frêle au milieu de ce théâtre d’immense brutalité.
« De retour à Montfort-L’Amaury, c’est un printemps français classique et tempéré qui change des excentricités américaines. » La vie reprend, qu’on tente d’organiser, de quadriller, car une menace plane, imprécise… Une sorte de langueur et en même temps de nervosité, de hâte et de fatigue. Cela s’apparente à l’ennui, peut-être même à l’angoisse… « Mais l’ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et plus oppressant que d’habitude, c’est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. » Ravel dort mal, cherche une « technique » (ou plusieurs) pour fuir l’insomnie, mais ça ne marche jamais.

« Partition sans musique »
La musique elle-même, à laquelle son nom est censé s’identifier, n’offre aucun remède et peu de consolation. A propos du Boléro, par exemple, il est lucide : « Il sait très bien ce qu’il a fait, il n’y a pas de forme à proprement parler, pas de développement ni de modulation, juste du rythme et de l’arrangement. Bref c’est une chose qui s’autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son. » La vie de Ravel ne serait-elle pas, en ces dernières années, à l’image de ce morceau sans « développement » ni « modulation » ?
Un jour de l’automne 1932, il est victime d’un accident d’automobile. A partir de là, c’est-à-dire de la fin de la vie de Ravel et de celle du roman d’Echenoz, tout s’accélère – car le romancier est le maître du temps. Ravel perd les mots, les pensées, les objets. Il explique « que ses idées, quelles qu’elles soient, lui semblent toujours rester en prison dans son cerveau ». On l’opère, mais rien n’y fait. Dix jours après, il est mort.
Par quel mystère, par quel effet de son art et de sa sensibilité, et surtout par quelle admirable équilibre de son style – jamais convenu, attendu, prévisible – Jean Echenoz parvient-il à son but ? Nous l’avons dit, pas d’écrire un morceau de la vie de Ravel, mais un roman, un simple roman gorgé de vie et de mort, d’inquiétude, de mystère, de fantaisie, d’alarme, d’humanité, de tendresse. De musique enfin.

 


 

Entretien avec Jean Echenoz et Philippe Barrot, La Quinzaine littéraire du 16 janvier 2006

Philippe Barrot : Pourquoi Ravel ?

Jean Echenoz : Il y a eu un faisceau de raisons de m’intéresser à lui. D’abord c’est une œuvre que je crois assez bien connaître, que j’ai pu entendre dès mon enfance et qui a aussitôt fait partie des musiques qui allaient rester importantes, comme Stravinsky. Elle est restée très présente toute ma vie, j’y suis très attaché et je l’ai beaucoup écoutée. Il y avait donc au départ ce lien avec l’œuvre. Puis il se trouve que j’ai eu plusieurs projets successifs, ces dernières années, dont l’un se situait dans les années 30. J’avais envie de faire apparaître des personnages de fiction en même temps que des personnages réels de cette période qui joueraient, si l’on peu dire, leur propre rôle, et je pensais à Ravel dont la figure m’intéressait, sans bien alors la connaître. J’ai commencé à me renseigner sur sa vie, mais j’ai abandonné ce projet. Puis j’avais une autre idée sur sa rencontre éventuelle avec Valery Larbaud, il y a pas mal de raisons de penser qu’ils ont pu au moins se croiser. J’ai lu tout ce que je pouvais trouver là-dessus, sans aboutir sur ce point, et finalement c’est Ravel qui a pris toute la place.

P.B. : Comment s’est organisé votre projet romanesque ?

J. E. 
: Il y a eu plusieurs projets. Je voulais d’abord traiter seulement la tournée américaine de 1928, mais ça ne me convenait pas. J’ai ensuite pensé à travailler sur toute sa vie, mais je ne voulais pas aboutir à une espèce d’écho plus ou moins romanesque de sa biographie, qui a été remarquablement établie en France par Marcel Marnat. J’ai décidé de m’arrêter aux dix dernières années de la vie de Ravel, de la tournée américaine jusqu’à sa mort. Je voulais être très fidèle à ce qui s’est passé, à son parcours de 1928 à 1937, rester le plus près possible de lui tout en m’autorisant en même temps un traitement romanesque, en abordant Maurice Ravel comme un personnage de fiction.
Quand je le fais parler dans ce livre, ce sont presque toujours des propos que j’ai pu recueillir dans des témoignages de ses proches ou dans sa correspondance. C’est entièrement construit sur des données réelles, je ne voulais pas lui faire tenir des propos fictifs. Je trouvais plus intéressant d’utiliser de façon romanesque certains des éléments réels que j’ai pu trouver, mais justement sans écrire un texte biographique.

P.B. : En filigrane, il y a la présence du jazz.

J.E. : Allusivement, mais il est vrai qu’il a été l’un des premiers à introduire des éléments proche de la musique du jazz, dans la Sonate pour violon et piano par exemple, ou dans le Concerto pour la main gauche. Il semble qu’il n’ait pas vu dans cette musique un simple divertissement, comme d’autres compositeurs sans doute à cette époque, mais une création inventive à laquelle il fallait être attentif.

P.B. : Quelle est la place de l’interprète pour Ravel ?

J.E. : Selon certains témoignages, c’était plutôt une place d’esclave…

P.B. : Vous faites référence, sur ce point, à Toscanini et à Wittgenstein.

J.E. : Il y a eu ces conflits assez vifs avec ce chef d’orchestre et, d’autre part, avec cet interprète lorsqu’ils ne respectaient pas scrupuleusement les indications de la partition. Il n’existe pratiquement pas d’images filmées de Ravel, mais j’ai pu trouver une bande d’actualités cinématographiques Pathé ou Gaumont, très brève, qui a été projetée dans les salles en hommage, après sa mort. C’est la seule fois où on le voit à peine, de dos, on n’aperçoit en fait que son bras gauche pendant qu’il dirige mais on voit bien Paul Wittgenstein en train de jouer. Je crois que je connais assez bien le Concerto pour la main gauche, et il est évident que Wittgenstein trahit complètement l’œuvre pour se mettre seul en valeur comme interprète.

P.B. : Ravel est construit sur des ralentis et des accélérés…

J.E. : Comme on peut désirer le faire dans une construction musicale, dans une série de mouvements divers, à partir de moments de cette vie que j’avais envie de raconter. Comme une construction musicale, donc, ou sur le plan cinématographique, comme une suite de mouvements de caméra, en s’attardant plus longuement sur un gros plan et se permettre des ellipses dans la durée à l’aide de plans plus larges.

P.B. : Précisément vous faites un gros plan sur le descriptif physique de Ravel, qui « a le format d’un jockey donc de William Faulkner ».

J.E. : Il se trouve qu’ils avaient exactement la même taille, 1,61 m, qui était d’ailleurs aussi celle de Marylin Monroe.

P.B. : Faulkner et Conrad sont les deux seuls écrivains cités dans Ravel.

J.E. : Cette simultanéité d’univers très lointains m’intéressait beaucoup, cette coïncidence d’œuvres très diverses et qui se sont construites dans le temps pas très loin l’une de l’autre. Faulkner commence à publier au moment où Ravel est au cœur de son œuvre et où Conrad, dont il était un grand lecteur, vient d’achever la sienne.

P.B. : Quand Ravel regarde la mer lors de la traversée de l’Atlantique, vous écrivez « …ça ne marche pas comme ça, que l’inspiration n’existe pas, qu’on ne compose que sur un clavier ».

J.E. : C’est quelque chose qu’il dit autrement quand il parle avec Marguerite Long du deuxième mouvement du Concerto en sol. Et il est vrai que, quand on travaille dans cette proximité avec un personnage comme Ravel, je ne dirais pas cette intimité parce qu’il n’est pas commode d’être intime avec lui, on ne peut pas échapper à de petits mouvements d’identification. Dans ce que j’ai gardé du texte de sa conférence à Houston, il y a ainsi un passage qui m’avait beaucoup frappé dans le rapport qu’on peut établir avec un travail d’écrivain.

P.B. : La vie de Ravel est paradoxale, remplie de mondanité et un vide invraisemblable…

J.E. : C’est sans doute une vie douloureuse. Il donne le sentiment d’un personnage plutôt social, assez dandy, sortant beaucoup et, en même temps, d’un homme absolument clos. On ne sait au fond pas beaucoup de choses sur lui. Il reste dans une espèce d’opacité. C’est une chose qui m’intéressait par rapport à la façon dont je pouvais traiter certains personnages dans mes autres romans. D’après ce que l’on sait, il est un personnage sans psychologie démonstrative, très lisse, plutôt distant et secret, à part ce qu’il veut bien laisser voir de sa vie sociale et ce qu’il donne dans son œuvre, même s’il peut se plaindre de l’ennui, du vide, des journées passées à ne rien faire, à attendre, et cela bien avant sa maladie. On ne sait rien de sa vie amoureuse, par exemple. Devant cette espèce de fermeture complète, je l’ai donc traité comme un personnage de fiction, en reconstruisant un personnage à partir des éléments que j’avais pu retrouver.

P.B. : Dans cette reconstitution, le corps est très présent.

J.E. : Sa vie donne en tout cas le sentiment d’un corps souffrant.

P.B. : En particulier l’insomnie, c’est un leitmotiv jusqu’à la fin du roman.

J.E. : Comme il n’a cessé de se plaindre de ses insomnies, qui semblaient une question centrale, j’ai repris des techniques d’endormissement qui peuvent être plus ou moins les miennes, ou que j’ai pu recueillir autour de moi comme des espèces de recettes, de modes d’emploi du sommeil.

P.B. : A la fin du roman Ravel dit « Je n’ai rien dit, je ne laisse rien, je n’ai rien dit de ce que je voulais dire ». Auriez-vous cette impression-là ?

J.E. : Non, cet effet d’identification, je ne l’ai pas vécu quand je travaillais à ce livre. Je vois bien que quelques personnes qui l’ont lu me parlent de ça, mais ce n’était pas du tout présent sauf, ponctuellement, pour le thème de l’inspiration que vous avez cité, ou pour les extraits de la conférence de Houston. Je n’ai jamais eu le mouvement de confondre ma vie avec la sienne, ce qui m’aurait d’ailleurs paru bien présomptueux. Il est vrai que j’arrive à un âge qui est le sien quand je le mets en scène dans le roman, mais je n’y ai jamais pensé en l’écrivant. Il est aussi vrai qu’il y a une telle part d’inconscient dans le travail de la fiction, à plus forte raison dans un lien particulier entre réel et fiction comme dans ce livre, que je ne l’ai peut-être pas choisi pour rien.

P.B. : Dans Ravel, il y a une rupture de distance par rapport à vos autres livres, un rapprochement, un changement de focal…

J.E. : La mise eu point n’est évidemment pas la même pour ce livre que la façon dont je pouvais aborder, j’allais dire filmer, les personnages des romans précédents. On est beaucoup plus proche d’une figure principale, on ne la quitte pas un instant, ce qui est un peu paradoxal car en même temps c’est une figure plutôt masquée. Je suis plus près de lui que de personnages fictifs, et en même temps plus près d’une espèce de forteresse, d’un système de défense plus ou moins consciemment organisé.
Je n’aime pas beaucoup l’idée des personnages qui imposeraient quoi que ce soit à l’auteur, je la trouve assez ridicule mais, pour ce livre, c’est le rapport qui a fini par s’instaurer avec Ravel qui a imposé un peu, disons, cette attitude d’écriture. Il est vrai encore une fois que, dans cette proximité-là, on peut aussi s’inventer des miroirs, s’imaginer presque permutable avec l’objet du roman, projeter vers lui des situations familières, mais je n’ai jamais eu le sentiment de parler de moi à travers un autre.

 


 

Jacques-Pierre Amette, Le Point, jeudi 2 février 2006

Ravel-Echenoz, portrait en miroir

Physiquement, Jean Echenoz ressemble à un pilote de ligne de la Scandinavian Airlines dans les années 50. Il est blond, calme, se fait photographier comme s’il contemplait la mer du pont d’un paquebot. Allure à la fois distante et décontractée, contrôlée et indulgente, mi-attentive, mi-narquoise. Ses amis, son éditrice, ses proches parlent de sa distance et de sa courtoisie, de sa drôlerie. Donc, il ressemble à ses romans ou vice versa. «Une exquise ironie, quelque chose d’une lègère bouffonnerie, un second degré, une manière de ne pas peser ni insister, une façon personnelle de rester discret», remarque Olivier Rolin, l’auteur de «Tigre en papier», qui le connaît depuis longtemps. Comme le personnage de son roman Ravel, sa courtoisie est une distance, son ironie une défense polie contre les importuns, et sa concentration peut se confondre avec une absence ou une rêverie ininterrompue…
Ses neufs précédents romans (parmi lesquels «Cherokee», «Lac», «Nous trois», «Les grandes blondes») sont écrits avec une minutie visuelle, raffinée, des intrigues à surprises rigolotes. Ce sont des sortes de boîtes à malices, avec des changements de ton, des décalages de style. Personnages silhouettés saisis dans une instabilité du monde. Ses histoires font penser à des mobiles. Syntaxe travaillée, incises dialoguées bien serties, adjectifs incongrus, espace étiré comme dans les rêves : un vrai travail de perfectionniste. Une précision d’horlogerie pour casser net les paresseuses habitudes de lecture. A cela il faut ajouter les subtils pastiches de tous les grands genres (le polar, la science-fiction, mais aussi le style guide touristique, catalogue de La Redoute, mode d’emploi de machine à laver, mais aussi le récit de voyage, la description style manuel militaire, plan architectural). Ces détournements stylistiques aboutissent à obtenir un effet d’étrangeté. Il y a aussi, chez lui, un nettoyeur de vitre, un polisseur de verre qui décrasse la vue. Prose nette, brillante, lavée, vue dans les chromes d’une voiture américaine des années 50. Peu de boue chez cet hygiéniste. Ce grand collectionneur de disques et de CD s’est essayé au jazz (saxo) dans sa jeunesse. Il syncope facilement ses pages.
Dans son Ravel, une valise bleue, un smoking, le pavillon de Montfort-l’Amaury où vit le musicien prennent des allures de motifs laqués sur une boîte chinoise. Il y a une subtile transformation lilliputienne comme si son «Ravel» était une maquette, un modèle réduit. Il aime aussi montrer les creux de l’instant, Ravel en train de sculpter des canards dans de la mie de pain ; ou bien en peintre de nature morte, il évoque Ravel seul ne faisant rien dans une chambre d’hôtel. On se demande alors si ce livre n’est pas qu’une entreprise d’inspection du vide métaphysique. C’est dans cette fouille d’une existence vers les coins inertes que le bon écrivain se remarque.
Sa carrière est en ligne droite, lisse, royale. Né en 1947 à Orange, père médecin. Lui fit des études de sociologie à Aix-en-Provence. A 7 ans, il lit « Ubu roi », la part de dérision qui imprègne ce qu’il touche vient-elle de là ? Il a publié son premier roman, Le méridien de Greenwich, à 32 ans. Il confesse : « J’aimerais écrire des romans géographiques comme d’autres écrivent des romans historiques. » Mission accomplie. Aujourd’hui, il est à la tête d’un prix Médicis et d’un Goncourt obtenu haut la main cinq jours d’avance sur la date officielle. Acclamé par la presse française, un lundi 8 novembre 1999, pour Je m’en vais, il reste discret comme Ravel après un concert. Il est férocement soigneux, scientifique, limpide, courant d’air.

Un léger vertige au creux des êtres. Qui est Ravel ? qui est Echenoz ? Est-ce Ravel qui a écrit «Je m’en vais» ? est-ce Echenoz qui a composé «Le boléro» ? Allez savoir… Une clé du livre est donnée quand Echenoz s’attarde, justement, sur la composition du «Boléro» : «Une chose qui s’autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son.» Remplacez «musique» par «littérature», vous aurez l’originalité du ton et de la manière Echenoz. Un art proche de la broderie : raffiné et plein de trous. Morosité, rigueur, dandysme, sécheresse, élégance, finesse, esprit acéré. Echenoz est français comme Fauré et Chabrier, Bonnard et Monet, Mérimée et Queneau. La mélodie et la lumière scintillent sur beaucoup de silence. Davantage que dans ses précédents romans, ce «Ravel» fait songer au personnage d’Alain du «Feu follet» de Drieu la Rochelle. Une vie fuit sous les doigts, des pensées friables, les nuits blanches, une peau exsangue… Couleurs tendres, sons ténus… Un léger vertige au creux des êtres, un ciel nu, des paumes moites. Une immobilité au centre d’un tourbillon de mondanités, le vague opium du succès qui ne grise plus, des concerts qui rendent neurasthénique, des gens qui vous acclament mais lointains. Quelque chose de blanc et de laqué barre ses romans.
Si on demande à Echenoz qui l’a influencé, il répond : «Peu de monde, en vérité.» A-t-il aimé l’école ? «Je garde un mauvais souvenir de mes années de lycée.» Etes-vous un auteur comique ? «Je ne crois pas.» Le Goncourt ? «Je n’ai jamais bien compris qu’un prix littéraire puisse bouleverser la vie d’un auteur.» Au fond, cet homme est un buvard : il boit les questions. Il est obstiné, lent, évasif, minimaliste, postmoderne, woody-allénien, incertain, sur ses gardes, inquiet, suspicieux, écorché. Et également un écrivain à tant de facettes qu’il en devient facétieux. Parfois, son imagination l’entraîne dans les glaces polaires ou en Inde, mais c’est pour y percevoir le tam-tam lancinant du pessimisme. Echenoz se cherche son Afrique intérieure, comme Ravel se cherchait une Espagne boréale dans son «Boléro». Son Ravel sec, nerveux, insomniaque, écorché, au rasoir, tout en saillies, ressemble à un manifeste pour un art froid.
Acclamé par une presse qui en général aime les écrivains engagés, turbulents, histrionesques, pressés d’apparaître, Echenoz est un retiré. Il aime attendre la fin du monde au fond des bars ; d’évidence, il est le plus flaubertien de sa génération. Coquetterie, trains, valises, trousse de toilette, cigarettes, TSF, mondanités, Carnegie Hall et voilà, ces ingrédients suffisent pour élaborer un récit au cordeau.
On pense à Flaubert dans ses babouches à Croisset, dans l’évitement des autres et qui se demande où ça mène. Flaubert a répondu : à l’Art ; et certains jours : à Rien.

 




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