Nathan Goldring, jeune metteur en scène autrichien, vient proposer à Theo Steiner, figure mythique du théâtre viennois d’après-guerre, de mettre un terme à vingt-cinq années de silence et d’exil, pour jouer Lear sur une scène berlinoise.
Pourquoi la figure du vieux roi déchu ramène-t-elle l’ancien acteur plus d’un demi-siècle en arrière, au camp-ghetto de Terezin ?
“ En naissant, nous pleurons de paraître / sur ce grand théâtre des fous ”, dit Lear.
Toute tentative d’écriture, de mise en scène, de jeu, dans le champ rétrospectif de la Shoah ne peut que rater son objet.
On ne raconte pas six millions d’existences. Et six millions de morts. Chacune de ces morts participe des six millions, et n’est compréhensible que dans la foule exterminée des juifs d’Europe. La dire en tant que telle, unique, c’est l’isoler, donc la perdre et trahir du même coup toutes les autres. Ne pas la dire, la taire, revient à céder à la frivolité béate d’un monde éperdument voué au culte du confort, de l’oubli, des foules en délire et du kitsch domestique ; le monde des exécutants ordinaires de la catastrophe, celui de l’efficacité maximale – six millions de juifs d’Europe, objets de la Solution finale, eux, n’ont pas été ratés.
Tout ce qu’il y a d’humain en nous s’offre dans le ratage à rencontrer l’histoire ratée de nos semblables. Sans doute la pérennité de l’échange singulier, encore à l’œuvre dans le théâtre, est-elle à ce prix : ne rien dissimuler du ratage, au principe du poème. Ne rien taire. Partir de là.
Toujours l’orage est écrit et mis en scène et joué au confluent de trajectoires singulières, mêlant interrogations sur la notion d’identité juive, histoires personnelles, démarches artistiques dans leur diversité, etc. Reste le projet global d’un théâtre de la parole, méditatif ; un théâtre politique, si l’on veut, en ce sens qu’il s’adresse délibérément à un public d’abord envisagé comme assemblée de citoyens ; un théâtre de mémoire ; un théâtre pensif.
Enzo Cormann
* Cette pièce a été créée au théâtre Garonne, à Toulouse, le 4 novembre 1997, dans une mise en scène de Henri Bernstein.
Du même auteur
- Credo, 1982
- Sang et eau, 1986
- Sade, concert d'enfers, 1989
- Takiya ! Tokaya !, 1992
- La Plaie et le couteau, 1993
- Diktat, 1995
- Toujours l’orage, 1997
- Cairn, 2003
- La Révolte des anges, 2004
- L'Autre, 2006
- Je m'appelle et autres textes, 2008