Gioacchino rencontre Ingrid et Maud, deux filles de la rue Saint-Denis. Elles le prostituent. Dans son corps livré au calcul des passes, elles saluent l'éclat de leur propre histoire… En Russie, au dix-septième siècle, un chef de gueux, le célèbre Bolotnikov, vient d'être mis à mort par ordre du tsar. Une fée des eaux le rebande et l'entraîne à la reconquête de son supplice… Unissant les partouzes glacées d'Ingrid, Maud et Gioacchino, à la quête obscène de Boltnikov, Rue Saint-Denis parle la langue de tout désir, de toute souffrance.
Angelo Rinaldi (L’Express, 13 janvier 1984)
On cite toujours le mot de Paulhan qui définissait la pornographie comme la féerie des adultes – mais les adultes croient-ils encore aux fées de ce genre ? (…) L'érotisme dans tous ses états a perdu son pouvoir de scandaliser, d'émouvoir, quand il n'est plus que ce qu'il est – au grand jour. À l'époque où même le cancre de la classe de philo saura invoquer Georges Bataille, établir l'attendue comparaison entre l'extase de la sainte et la “ petite mort ”, il faut absolument que l'art s'en mêle pour éviter la monotonie de la chose. Et l'art est bien présent du double point de vue du style et de la construction, dans le roman que voici, signé d'un inconnu. Pour simplifier, on a Histoire d'O à l'envers. Ce n'est plus la femme qui cherche la béatitude dans la soumission, mais un jeune homme en proie à la crise morale provoquée par son divorce : il est tombé entre les mains de deux “ professionnelles ” de la rue Saint-Denis – plus exactement de la rue Blondel, mais j'y reviendrai.
Ingrid et Maud lient peu à peu Gioacchino à leur existence et, de boutades en défis, I'amènent intervenir en tiers dans leurs ébats. L'une d'elles a un enfant handicapé mentalement, qu'elle tue en feignant de tomber du haut d'une falaise, sur la Côte d'Azur. Blond, la poitrine lisse, surnommé l'Ange, Gioacchino, qu'elles pouponnent à leur façon, ne prend-il pas sa place, voué à des caresses qui se retiennent de se transformer en étranglements ? Et soudain, parce qu'un comparse se révèle d'origine russe et raconte volontiers des légendes de là-bas, surgit le souvenir de Bolotnikov, chef d'un soulèvement populaire remontant au XVe siècle, et qui périt noyé, les yeux crevés pour faire bonne mesure. L'auteur l'imagine ressuscité par une déesse du fleuve et lancé à la reconquête obscène de son pays : le Tsar en est sur le flanc, tel M. Andropov en ce moment. On se doute qu'il y a du symbole là-dessous : les malins le discerneront. Les autres constateront les effets étranges du chevauchement de deux récits – deux et même trois : ici et là, le martyr parisien prend la parole, sans que son discours tranche sur l'ensemble caractérisé par le mélange de phrases crues et “ nobles ”, d'étonnantes trouvailles verbales et d'envolées lyriques de pope ivre qui blasphémerait à la recherche de son alambic de vodka.
Raymond Jean (Le Nouvel Observateur, 1983)
Le livre que nous propose Raphaël Alegria est proprement “ sidérant ” (dans le sens le plus beau, c'est-à-dire le plus exact, le plus étymologique de ce terme). Il confirme avec éclat une tendance qui court ça et là de manière insistante dans une certaine littérature d'aujourd'hui et qui est la recherche d'une écriture “ pornographique ”, où cet adjectif échapperait à ce qui le connote habituellement pour affirmer une exigence absolument contraire. Autrement dit, graphie serait aussi important que porno, et une langue toute neuve, toute inventive, toute libre et quasi angélique sortirait de cette entreprise de calme transgression.