Anna Akhmatova
Requiem
Édition bilingue
Traduit du russe et présenté par Paul Valet
1966
ISBN : 9782707302069
8.00 €
Ces poèmes qui forment le Requiem et dont on lira ici la traduction, s'échelonnent entre les années 1930 et 1957. À l'exception du poème "Le Verdict" (publié sans titre en 1961), ils n'ont jamais été jusqu'à présent édités en U.R.S.S. Le Requiem a paru en langue russe, en décembre 1963, à Munich, par les soins de Tovarichtchestvo Zaroubiejnick Pissatielieï. Le livre est précédé de l'avertissement suivant :
Cette suite de poèmes nous est parvenue de Russie et nous la publions à l'insu de l'Auteur et sans son consentement.
P. V.
Préface de Paul Valet
Il est dur d'être poète. Mais pour elle, c'était encore plus dur. Certes, il y avait sa jeunesse de Tsarkoïé Sélo, ce Versailles russe, raffiné, facile, subtil et brumeux, tout près de la Baltique, si différente de la mer Noire, au bord de laquelle elle était née (1). Certes, il y avait ses premières rencontres et amitiés avec des poètes de la Belle Époque , il y avait ses premières amours, et aussi ses premières plaquettes de poèmes : tendres, lyriques, mystérieux, un peu pouchkiniens , mais déjà très personnels, couverts d'un léger voile de deuils à venir. La Grande Guerre approchait. En une heure de temps, nous avons vieilli de cent ans, écrit-elle le 1er août 1914 (3), jour où l'Allemagne déclarait la guerre à la Russie. Ainsi donc, cette poétesse, d'inspiration sentimentale, appelée, apparemment, à ne chanter que les imperceptibles mouvements de l'âme féminine, la nature, l'amour et la nostalgie d'un bonheur toujours fuyant, est confrontée avec la terrible réalité. Et cette réalité terrible (qui est peut-être l'essence même du XXe siècle) est entrée au plus profond de son cœur de femme et de poétesse. Elle ne s'en délivrera plus jamais. Il est sans doute étrange, pour un observateur occidental, de voir cette femme de vingt-cinq ans, belle et séduisante, la préférée de ses amis, comme elle le dit elle-même, la gaie pécheresse de Tsarskoïé Sélo, faite pour des plaisirs mondains, pour des amours et aussi pour la gloire littéraire (déjà presque acquise), échapper à toutes ces contingences pour assumer un tout autre destin... qui était bien le sien. Il est permis de croire que c'était la souffrance de son peuple qui ait opéré ce changement en elle. Mais le terrain s'y est prêté. Profondément enracinée dans la réalité matérielle et spirituelle russe, elle se sentira désormais solidaire du destin des autres et de tout ce qui se déroulera autour d'elle. En 1916, elle compose ces deux vers qui définissent sa nature profonde :
Et la conscience de plus en plus terrible
Sévit. Elle exige un énorme tribut.
Cette conscience terrible, qu'elle a hérité du meilleur de l'intelligentsia russe du XIXe siècle, lui dictera le chemin à suivre, aussi bien dans sa vie que dans sa poésie. Quand la révolution d'Octobre éclate, ses amis se dispersent, ou se terrent, ou se rallient, avec ou sans conviction, au nouveau régime, ou passent à l'étranger (il était alors si facile, si tentant de partir !). Anna Akhmatova, elle, reste, hausse ses épaules (couvertes de son légendaire châle parsemé de roses écarlates) et écrit :
J'ai entendu une voix consolante
Qui me disait : viens, viens ici,
Quitte ton pays sauvage, coupable,
À tout jamais quitte la Russie.
Je laverai le sang de tes mains,
Et la honte de ton cœur, j'arracherai.
D'un nom nouveau je te couvrirai
Et tes défaites et tes offenses.
Mais, indifférente et sereine,
J'ai bouché mes oreilles de mes mains,
Pour empêcher ses paroles indignes
De souiller mon âme affligée.
Son destin ainsi réaffirmé, les événements suivent leur cours inexorable. En 1921, son premier mari, Nicolas Goumilev, est fusillé pour activités anti-soviétiques. Après son exécution, Akhmatova est contrainte de se taire pendant presque vingt ans. À l'exception de quelques études sur Pouchkine et de quelques traductions, elle ne peut pratiquement rien publier. En 1938, en pleine Iéjovchtchina (3), on arrête son fils unique, Lev Goumilev, sans doute parce qu'il portait le nom de son père. Commencent alors, pour Akhmatova, des semaines, des mois, des années de cauchemar, dont son Requiem porte les stigmates. Mais elle se ressaisit. En 1940, elle réussit à publier un choix de ses anciens poèmes, ainsi qu'une suite de textes inédits. La Seconde Guerre mondiale la surprend à Léningrad, sa ville préférée, ville affamée, assiégée, bombardée jour et nuit. Elle y demeure, calme et courageuse, en décrivant dans ses poèmes de guerre la profonde détresse du peuple russe, ainsi que sa force de résistance. Évacuée à Tachkent, elle continue à partager l'épopée de son peuple. De cette époque désespérée, nous avons d'elle un poème plein de lumière et de puissance, L'Offensive (1942), présage d'une victoire lointaine, mais certaine. Ses poèmes patriotiques ont alors un immense retentissement en Russie combattante.La victoire, si chèrement acquise, vient enfin. Mais en 1946 s'installe en U.R.S.S. la Jdanovchtchina (4), avec de nouvelles persécutions. On passe au crible la poésie d'Akhmatova. On y découvre un certain occidentalisme , étranger à l'esprit soviétique . On la chasse de l'Union des écrivains soviétiques, ce qui la prive pratiquement du droit de publier ses livres. En 1956, son fils, après une détention de presque vingt ans, est enfin libéré, à la suite d'interminables démarches de sa mère. Mais la conscience d'Akhmatova, sa terrible conscience, n'est point apaisée, loin de là. Elle continue à sévir, elle exige son dû, elle exige toujours cet énorme tribut prédit et décrit dès l'année 1916. Elle sent qu'il appartient à tout le peuple russe, au peuple de cent millions d'âmes, de crier sa détresse, par sa bouche à elle, Anna Akhmatova. C'est cela son destin, c'est cela son Requiem, poème unique dans l'histoire russe, poème épique d'un grand peuple martyr.
Paul Valet
(1). Anna Andriéevna Gorenko, qui a choisi pour pseudonyme le nom de sa grand-mère tartare Akhmatova, est née le 11 juin 1889 près d'Odessa.
(2). Le 19 juillet d'après l'ancien calendrier russe.
(3). De Iéjov, le commissaire du peuple à l'intérieur dont le nom est resté associé aux grandes épurations et déportations.(4). De Jdanov, le grand inquisiteur de l'art russe après la guerre.