Rachel était la dernière personne à habiter avec l'auteur de cette longue lettre une maison vide, entourée d'une douve. Mais avec sa disparition, le silence se referme sur l'auteur de la lettre, coupé de tout dehors par l'hiver, la brume et l'orage qui a rompu les lignes téléphoniques. Aussi, poursuit-il au-delà de sa longueur habituelle cette lettre adressée à un homme parti de l'autre côté de la mer, avec qui il n'entretient plus pourtant depuis longtemps qu'une correspondance factice. La voix lutte contre le silence, silence de la maison où rôde encore la présence de Rachel, silence du voyageur, et dans ce silence émergent les souvenirs désagrégés d'un passé qui fait défaut. Cependant, il se dessine peu à peu, douloureux, marqué par le jeu de relations amoureuses triangulaires et de rivalités, un passé déjà pris dans l'absence de toute communication, un passé que cette voix veut faire entendre et ressaisir : la personne qui écrit s'efforce, non sans épuisement, de faire résonner dans ce silence la souffrance de Rachel et la sienne propre, l'amour et la haine, de dégager sa propre mémoire et d'obliger le destinataire à la suivre dans cet effort : effort de mémoire, appel qui viendront buter contre l'absence de Rachel, le retour improbable du voyageur et le départ imminent du dernier personnage. Ainsi tout sera dit, la brume se lève sur la douve, mais la maison restera peut-être définitivement vide, conservant pour elle-même son énigme.
Pierre Kyria, (Le Monde, 1981)
Une voix qui soliloque, qui fait appel et tourne en rond, pour ainsi dire, autour d'une absente, Rachel, et de l'homme sans identité définie qui a fui vers les pays de soleil, de l'autre côté de la Méditerranée. Voix de femme qui livre les souvenirs, les nostalgies, effleure les secrets, confie les rancœurs voilées, exprimant par là tout un passé de haine et d'amour, au long de cette lettre destinée au lointain voyageur qui ne la recevra pas.
Rachel, le premier ouvrage d'Hélène Merlin, nous conduit vers les abords d'une liaison triangulaire dont on devine qu'elle fut passionnelle, mais dont nous ne saurons pratiquement rien d'autre que les résonances particulières, les interrogations, les réflexions et les meurtrissures qu'elle a pu inspirer à la narratrice. Le personnage même de Rachel, fragile, malade, tragiquement disparue, reste flou ; c'est le contrepoint tragique, la réminiscence douloureuse à partir desquels la femme solitaire essaie d'établir un ordre, de trouver une explication en forçant le destinataire à suivre ce qu'elle-même ressent et imagine.