« Double »


Charlotte Delbo

Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants

et autres poèmes


2024
160 pages
ISBN : 9782707355065
7.50 €


De son retour des camps à sa disparition en 1985, Charlotte Delbo ne cesse d’écrire des poèmes, qu’elle compile dans des cahiers et insère dans la plupart de ses livres.

Ce volume rassemble pour la première fois ses poèmes complets, suivis de dix inédits et un entretien.


« Les poètes voient au-delà des choses. » écrit-elle dans Mesure de nos jours.

ISBN
PDF : 9782707355089
ePub : 9782707355072

Prix : 7.49 €

En savoir plus

L’Humanité, Cynthia Fleury, 20 mars 2024

La poésie après Auschwitz

On connaît tous le mot d’Adorno – « Écrire un poème après Auschwitz est barbare » (1949). À l’inverse, de son retour des camps à sa mort en 1985, Charlotte Delbo n’a cessé d’écrire des poèmes : aux éditions de Minuit sont publiés Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes. Elle a attendu vingt ans pour publier Aucun de nous ne reviendra (1965) qu’elle avait écrit en 1945.

Charlotte Delbo voulait écrire dans la « palpitation, dans le frémissement du présent », mais comment savoir que ce qui est écrit est à la hauteur de l’événement effroyable ? Il fallait attendre. Transférée à Ravensbrück après Auschwitz, elle avait prévenu ses camarades d’expérience de l’horreur qu’elle écrirait et qu’elle attendrait.
Delbo ne voulait pas « rendre compte » de ce qui avait eu lieu, en donnant des détails sordides, bien que capitaux. « Ce à quoi je voulais atteindre, c’est à une information plus haute, inactuelle, c’est-à-dire plus durable, celle qui ferait sentir la vérité de la tragédie en restituant l’émotion et l’horreur. »
Elle voulait décrire la « passion », cette souffrance éternelle subie par les êtres. L’écriture poétique de Delbo a la violence sobre et presque inaudible du couperet : « Combien pleurerez-vous ceux-là qui ont agonisé tant d’agonies et ils étaient innombrables/Ils ne croyaient pas à la résurrection dans l’éternité et ils savaient que vous ne pleureriez pas. » Et cette adresse à ceux qui croient savoir : « Ô vous qui savez (…), saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte et rester sans larmes (…) Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas/qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante/qu’un mot pour l’angoisse/Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite/l’horreur pas de frontière/Le saviez-vous/Vous qui savez. »
Une connaissance inutile est le deuxième volet de la trilogie Auschwitz et après. Il contient des textes écrits en 1946, dans l’immédiat retour de la déportation. « Qu’il est nu celui qui part/nu dans ses yeux/nu dans sa chair. (…) Qu’il est nu (…) celui qui part à la mort. » Ou encore ce poème qui mêle les réels, celui enfanté par les hommes et celui, plus innocent, de la nature : « Il fait le temps de la saison du ciel lavé des jonquilles fraîches » précédé par « Il fait le temps des abandons des bras dénoués des lèvres sèches ».
Pourquoi la poésie alors ? Précisément parce qu’elle est la forme littéraire la plus à même de capter ce « réel-irréel », cet « inimaginable », de dire la vérité de ce « qui ne semble pas vrai ». Quand nous étions là-bas, écrit Delbo, « nous avions l’impression d’être dans un état second, de ne pas être présentes à nous-mêmes, et cependant il nous était impossible d’échapper une seconde ». Même moi, écrit-elle, « je me demande si c’est vrai ». La poésie, pour dire : oui, c’est vrai.




France Inter, L'édito culture, Laurent Delmas, 2 avril 2024

 

Charlotte Delbo est née en 1913 de parents immigrés italiens et morte en 1985. 

Avant la guerre, elle est membre des Jeunesses communistes et secrétaire de Louis Jouvet, puis elle entre dans la Résistance avec son mari Georges Dudach au sein du même réseau que Danielle Casanova, Georges Politzer et Jacques Decour. Arrêtée le 2 mars 1942 par les brigades spéciales de la police française, elle est détenue à la prison de la Santé où elle reverra son mari pour la dernière fois le 23 mai, jour où il fusillé au Mont-Valérien.
Elle est ensuite déportée à Auschwitz puis Ravensbrück de janvier 1943 à avril 1945. Quelques mois après son retour des camps, elle écrit "Aucun de nous ne reviendra" qu’elle ne publiera que 20 ans plus tard, avant d’écrire "Une Connaissance Inutile" puis "Mesure de nos jours", ces volumes formant désormais une trilogie intitulée "Auschwitz et après".
Comme ceux de Primo Levi, Robert Antelme et Jorge Semprun, les livres de Charlotte Delbo font partie intégrante de cette « littérature des camps » dont parlait Semprun qui ajoutait « Je dis bien une littérature, pas seulement du reportage... ». Et voici les mots de Charlotte Delbo avec ce poème.

Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs, quand c'est d'un ailleurs aux autres inimaginable, c'est difficile de revenir.

Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs, quand c'est d'un ailleurs qui n'est nulle part, c'est difficile de revenir. Tout est devenu étranger dans la maison pendant qu'on était dans l'ailleurs.
Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs, quand c'est d'un ailleurs où l'on a parlé avec la mort, c'est difficile de revenir et de reparler aux vivants. Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs, quand on revient de là-bas et qu'il faut réapprendre, c'est difficile de revenir.

Quand on a regardé la mort à prunelles nues, c'est difficile de réapprendre à regarder les vivants aux prunelles opaques.
C’est la première fois que les poèmes de Charlotte Delbo sont rassemblés dans un recueil.
Ils sont présents, épars, dans les livres de l’auteure mais les éditions de Minuit viennent de les publier avec quelques inédits en plus, sous le titre "Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants et autres poèmes". Sur la couverture du livre, une photo de Charlotte Delbo, belle et rieuse. On l’observe, fasciné par cette joie de vivre. Jusqu’au moment où notre regard est attiré par son avant-bras gauche dénudé et le nombre qu’on y lit « 31661 ».
Métaphore parfaite de cette poésie qui s’adresse à nous pour nous parler des « naufragés et des rescapés », comme disait Primo Lévi. Mais en nous implorant aussi nous les vivants :
« Je vous en supplie, faites quelque chose. Apprenez un pas, une danse, quelque chose qui vous justifie, qui vous donne le droit d'être habillé de votre peau, de votre poil. Apprenez à marcher et à rire, parce que ce serait trop bête à la fin. Que tant soient morts, et que vous viviez sans rien faire de votre vie. »

Écouter l'émission



 

Marianne, Ella Micheletti, 8 avril 2024

Écrire l’innommable
Les poèmes de la résistante rescapée d’Auschwitz Charlotte Delbo sortent de l’ombre

Charlotte Delbo (1913-1985), résistante communiste rescapée d’Auschwitz et Ravensbrück, est l’auteure d’une importante œuvre liée à son expérience de la déportation. Pour la première fois, les éditions de Minuit publient ses poèmes complets.

« Je suis revenue d’entre les morts et j’ai cru que cela me donnait le droit de parler aux autres [...] Je n’ai rien eu à leur dire parce que j’avais appris là-bas qu’on ne peut pas parler aux autres. » Dire l’indicible lui semblait impossible, alors elle a saisi son stylo pour écrire l’innommable qui colle aux basques, gluant et morbide, des décennies plus tard.
À travers des témoignages (la trilogie Auschwitz et après ?), des pièces de théâtre (Qui rapportera ces paroles ?) ou des chroniques dans Le Monde (pour dénoncer le négationnisme de Robert Faurisson), l’écrivaine Charlotte Delbo (1913-1985) a couché sur papier sa terrible expérience de résistante communiste déportée à Auschwitz et Ravensbrück. Ne manquaient que les poèmes, écrits toute sa vie durant et que publient au complet les éditions de Minuit.

Insoutenable
Sous le titre très évocateur Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants, Delbo se pose une question essentielle qui revient en filigrane tout au long du recueil : comment se pardonner d’être revenue de l’enfer quand tant d’autres y sont restés ? « Pourquoi Rosie qui était innocente et ne savait encore ni pourquoi vivre, ni pourquoi mourir ? ». Ce jeu de roulette russe au bon vouloir des bourreaux nazis, cette résistance physiologique inexpliquée d’un corps plutôt qu’un autre reste sans réponses.
La marque de l’horreur impose à la poétesse qui revient « d’au-delà de la connaissance » de « maintenant désapprendre ». Sans ça, elle ne pourrait pas vivre. Toute matérialisation de la vie hors des camps devient presque insoutenable, tant elle est désaxée mentalement.
De quelle réalité parle-t-on ? De celle si brutalement rompue et glacée de haine qu’elle a vécue dans les camps ? De celle dans laquelle il faut s’intégrer après la fin de la guerre, comme on prendrait le train de l’Histoire pour ne pas être laissée sur le quai ? « Pour moi, je suis encore là-bas, et je meurs là-bas, chaque jour un peu plus [...] et je ne sais plus quel est vrai du monde-là, de l’autre monde là-bas », écrit-elle.

Amputation
Ainsi s’adresse-t-elle fermement aux nouvelles générations : « Apprenez un pas, une danse, quelque chose qui vous justifie, qui vous donne le droit d’être habillés de votre peau, de votre poil. »
L’autre gouffre béant qui ne peut être comblé est celui de l’absence. Le mari de Charlotte Delbo, Georges Dudach, lui aussi résistant communiste, a été fusillé au Mont Valérien en mai 1942 à l’âge de 28 ans, « un jour qu’il était beau encore, mort droit, de mort choisie », précise-telle. Et d’ajouter : « Je l’aimais comme une femme aime un homme, sans mots pour le dire ».

Et pourtant... en dépit de ces humiliations, de ces deuils et de ces amputations dans son cœur et dans sa chair, la poétesse ne saurait le nier : « Quand j’ai vu ce que j’ai vu souffrir, comme j’ai vu souffrir, mourir comme j’ai vu mourir, j’ai su que rien n’était trop dans cette lutte. »



 

Artpress, Jacques Henric, mai 2024

Donner à voir

À l’attention des lecteurs pour qui le nom de Charlotte Delbo serait inconnu, ce rappel biographique : Charlotte Delbo est née en 1913. Elle a adhéré en 1932 au mouvement des jeunesses communistes. En 1934, elle rencontre un militant actif du parti communiste, Georges Dudach, avec qui elle se marie en 1936. Elle devient, un an plus tard, la secrétaire de Louis Jouvet qui était alors directeur du théâtre de l’Athénée. Elle accompagne celui-ci et sa troupe, l’été 1941, dans une tournée en Amérique du Sud. Georges Dudach, lui, dans la France occupée, appartient à un réseau de la résistance intérieure et Charlotte Delbo décide de le rejoindre, en dépit de la prière insistante de Louis Jouvet de n’en rien faire. Tous deux participent aux combats de la résistance. Comme Georges Politzer, Jacques Decour (fondateur avec Aragon et Paulhan de l’hebdo les Lettres françaises, alors clandestines), Danielle Casanova et plusieurs autres militants communistes, ils sont arrêtés par la police française au service de l’occupant nazi. Georges Dudach est fusillé le jour même au mont Valérien, Charlotte Delbo envoyée le 4 janvier 1943 vers le camp de Auschwitz-Birkenau, dans un wagon à bestiaux, en compagnie de deux-cent-vingt-neuf autres femmes dont seulement quarante-neuf survivront, parmi elles, Charlotte Delbo, libérée en avril 1945.

Comme une noyée
Quelques mois après son retour en France, Charlotte Delbo écrit sur un cahier le récit de sa vie de déportée, Aucun de nous ne reviendra, qui sera le premier récit de sa trilogie Auschwitz et après. Il ne sera publié qu’en 1965 chez Gonthier et cette même année elle proposera une suite de ce récit à Jérôme Lindon, le Convoi du 27 janvier, lequel sera publié aux éditions de Minuit. Suivront en 1970, Une connaissance inutile, en 1971, Mesure de nos jours, et c’est chez le même éditeur que paraît aujourd’hui le recueil de poèmes, inédit de Charlotte Delbo, Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants.
Aucun de nous ne reviendra appartient à cet ensemble d’écrits qu’on a appelé le « récit concentrationnaire ». La force de son témoignage, sa qualité littéraire (j’y reviendrai), le situe à la hauteur de ce que furent les grands livres de Jean Cayrol, Robert Antelme, Primo Levi... Dans Boxe, mon livre publié en 2016, j’ai cité un long passage de Aucun de nous ne reviendra dans lequel Charlotte Delbo raconte la lutte d’une vieille femme déportée comme elle qui, lors d’une épuisante marche en hiver dans la neige, s’accroche des mains et des pieds au revers d’un talus couvert de neige comme un boxeur mis KO s’agrippe désespérément à la corde du ring pour tenter de se relever et ne pas sombrer dans la nuit du coma. Charlotte Delbo suit le mouvement de ce corps maigre, tendu, qui retombe flasque chaque fois que la femme tend une main pour s’agripper plus haut et gravir le talus. Elle voit la main qui s’amollit, lâche prise, le coude qui glisse, le corps qui s’abat, la vieille femme qui se débat « comme une noyée ». Elle n’atteindra pas l’autre rive, mourra dans la neige. Charlotte Delbo insiste tout au long de son récit : ce n’est pas la mort qu’elle craint, elle la voit plutôt comme une délivrance, comme une paix enfin gagnée, ce qui la préoccupe, c’est comment elle mourra. Elle assiste chaque jour au passage des cadavres sur une « petite civière ». Obscénité de la mort : un œil mangé par un rat, un visage éclaté, des jambes creusées de plaies, les coulées de diarrhée…

Mort droit
Après son retour des camps et jusqu’à sa mort en 1985, Charlotte Delbo écrit des poèmes. Dans Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants, elle revient, inévitablement, sur sa vie à Auschwitz, mais le ton n’est plus celui de ses récits. Elle a lu Apollinaire, Claudel. Ses plus beaux poèmes, les plus poignants sont ceux habités par le souvenir de Georges Dudach, son mari. « J’ai vu battre des hommes/ et j’ai enfin pu penser à lui/ lui mort/ un jour qu’il était beau encore/ mort droit/ de mort choisie ». « Vous ne pouvez pas comprendre/ vous qui n’avez pas écouté/ battre le cœur/ de celui qui va mourir » « Qu’il est nu/ celui qui part/ nu dans ses yeux/ nu dans sa chair/ celui qui part à la guerre… » Dans un entretien avec Claude Prévost, paru en 1965 dans la Nouvelle Critique, repris à la fin de son recueil de poèmes, à la question de savoir s’il n’était pas gênant de considérer ses livres comme appartenant au domaine de la « littérature », Charlotte Delbo répond qu’il ne faut pas s’en tenir « à la description triviale et banale » des choses, il « faut transmettre l’émotion, la sensation, la douleur, l’horreur ». Elle en appelle à la Passion, la Passion au grand sens du mot, au sens pascalien. Prière entendue, pardon accordé si nous savons lire, lire au sens où l’entendait Péguy, l’œuvre de Charlotte Delbo.

Le bien et le mal
Dans le conflit entre le Bien et le Mal, les choses ne sont pas simples. Même saint Paul en a fait l’expérience : « Je veux le bien que je ne peux pas, et fais le mal que je ne veux pas.» Mais il arrive, lors de graves conflits historiques, qu’il y ait bien deux camps qui s’affrontent, le camp du Bien, le camp du Mal. D’un côté les héros, en l’occurrence les résistants, Charlotte Delbo et son mari furent de ceux-là ; de l’autre, les lâches, les traîtres, ces Français qui les ont dénoncés, ceux qui les ont arrêtés et livrés aux nazis. Honteuses pages de notre histoire que nous rappelle opportunément, alors que l’antisémitisme en France se déchaine, l’historienne Annette Becker dans son livre-enquête Des juifs trahis par leur France 1939-1944.




 

 

 

 



 

 




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