Critique


Vincent Descombes

Philosophie par gros temps


1989
Collection Critique , 192 pages
ISBN : 9782707312914
29.00 €


Comment la philosophie doit-elle traiter l’actualité ? De tous côtés, on invite les philosophes à se prononcer sur le sens de l’époque. Mais en quoi un philosophe serait-il plus qualifié que d’autres pour rédiger l’éditorial de votre journal quotidien ? En réalité, la notion d’un “ discours philosophique de la modernité ” doit être rejetée. Le sujet de la modernité appartient aux écrivains, aux critiques des mœurs, aux sociologues de l’individualisme. C’est d’ailleurs ainsi que Baudelaire l’entendait dans ses pages sur la poésie de la vie moderne. À la racine des confusions sur le sens philosophique du temps présent, il y a une assimilation abusive du moderne au rationnel. Ceux qui ont posé cette équivalence ont été partout placés devant un paradoxe : le rationnel tel qu’ils le définissent ne parvient plus à se distinguer de l’arbitraire que par une différence elle-même arbitraire. Position connue aujourd’hui sous le nom générique de “ post-structuralisme ”.
Il appartient maintenant aux philosophes de concevoir autrement les principes de la raison, de façon à éviter l’outrecuidance d’en réserver l’intelligence et la disposition légitime aux seuls citoyens du monde moderne.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

1. Le philosophe à la page – 2. Philosophie de la Révolution française – 3. Le beau moderne – 4. La crise française des lumières – 5. La métaphysique de l’époque – 6. La démystification du monde – 7. Le projet d’autonomie – Index des auteurs cités.

Christian Descamps (La Quinzaine littéraire, 15 septembre 1989)

Les philosophes et l’esprit du temps
 
« Au fil du temps, Vincent Descombes construit un parcours original, à partir d’une double compétence. Fin connaisseur de ce que nous avons coutume – sur le continent – d’appeler philosophie, il pratique également les genres anglo-saxons. Mais – et c’est là son intérêt – il n’est jamais réducteur ; il ne se contente pas de vanter, ici, Wittgenstein ou le post-structuralisme européen aux États-Unis.
Sa Philosophie par gros temps est foisonnante. Elle défie la critique, car elle a l’ambition de tester l’ensemble des baromètres avec lesquels les philosophes mesurent l’esprit du moment, construisent des métaphysiques de l’actualité ou prennent – en tant que philosophes – des positions politiques ! Bien sûr, notre époque n’est plus celle de l’intellectuel total, toujours au feu des prises de positions : pourtant Descombes n’a pas de tendresse particulière pour la sophistique quiétiste qui semble, depuis quelques années, ravir tant de beaux esprits...
Au cœur de cette réflexion, une interrogation décisive : le philosophe a-t-il – en tant que philosophe – quelque chose à dire de l’actualité ? On sait que le penseur de formation hégélienne a l’ambition de prendre part à la formation de l’opinion, que Kant a pris, lui, à bras le corps, la Révolution française. Et c’est précisément les retours à Kant qu’on entend analyser, ici en soulignant – à la suite de Castoriadis – le paradoxe qu’il y a à chercher la politique de Kant plutôt dans son esthétique que dans sa philosophie pratique !
Descombes se méfie des “ retours à ”, doute des jugements politiques portés du fond de la salle, comme si on assistait au spectacle. Certes, en mettant en scène la représentation de la cause de l’Ancien Régime (l’honneur) et celle de la Révolution (Droits de l’Homme), Kant nous amenait à nous identifier aux partisans de la Révolution. Mais l’auteur de la Critique de la raison pure n’est aucunement le chantre du parti des philosophes spectateurs. Que la Révolution ait eu lieu implique que les idées sont des motifs pour des actions ; et là, le rôle du philosophe est de nous aider à mieux comprendre, en chaque circonstance, ce qui arrive.
Le projet de Descombes est plus serré, plus thérapeutique aussi. Fondamentalement, il s’efforce de calmer le jeu, de parier pour la mesure, pour des énoncés bien construits. Sans cesse – et c’est ce qui donne à cette recherche un goût de poil à gratter dérangeant, irritant même – il lutte contre tous nos rêves de philosophes législateurs. À coups de grammaire logique, il prend un plaisir malin à nous faire patauger dans des séries d’expressions mai formées ou incohérentes. Un exemple. Comment allons-nous définir l’ensemble de nos croyances si nous n’avons pas, en permanence sous la main, l’ensemble des encyclopédies qu’on nous propose chaque jour à la sortie des stations de métro ?
Ici et là, il chicane – avec ironie – Habermas, Foucault, critique pied à pied les prétentions ontologiques d’Heidegger. Il renoue surtout le dialogue avec Castoriadis et Louis Dumont. Avec ce dernier, il nous rappelle qu’alors que les théoriciens libéraux pensaient que la disparition des “ disciplines ” devait donner naissance à la libération de l’individu, le XXe siècle nous a – au contraire – montré tragiquement que l’instauration des régimes totalitaires inventait une barbarie moderne qui, loin de renvoyer à une identité collective, renouait, entre autres, avec la lutte des races. Au projet communautaire d’un Caillois, qui rêvait avant la Seconde Guerre mondiale, de revigorer la société, en la sursocialisant, Descombes oppose la lucidité d’un Leiris – sociologue – qui répondait au Collège de Sociologie on ne fonde pas un ordre pour qu’il en sorte une religion ; c’est au contraire au sein des religions que se fondent les ordres.
Ce parcours interroge la notion d’ordre et c’est là que le rapport avec Castoriadis prend tout son poids. On sait que celui-ci pense radicalement le projet d’autonomie de la société, projet qu’il oppose à l’hétéronomie. Mais Castoriadis sait aussi que la démocratie n’est pas la réponse à tout, que par delà ce régime politique, il est capital de penser un être ensemble qui implique que n’importe quelle majorité ne puisse écraser une minorité. Penser cette auto-limitation – ce qui implique de lui donner un contenu substantiel – (1), c’est articuler une autonomie qui n’a de sens que “ pour faire quelque chose ”. Car il s’agit d’aller bien au-delà du politique moderne, de tenter – ambitieusement – de retrouver le poids anthropologique du politique dans sa grandeur grecque.
Ici, Descombes, par crainte du législateur philosophe, multiplie les précautions. Jamais, il ne s’appuie sur Rawls, encore moins sur les bonnes vieilles tables des valeurs. À l’auto-limitation de Castoriadis ou à la hiérarchie des fins de Dumont, il ajoute une mallette d’instruments logiques qui – dans sa perspective – devraient permettre de démonter les dangereux dérapages des Absolus.
Cette distinction des genres pratique à plein temps la vertu de prudence, celle du coup à coup. Cette méticulosité n’a évidemment pas le panache des beaux héros stendhaliens qui, en un geste unique, traversaient les Alpes, séduisaient les Milanaises et portaient la République au monde ! La peinture ici est beaucoup plus sobre. Mais cette sérénité sait être drôle. En outre, cette thérapeutique, jamais amère, se révèle souvent très gaie. »

(1). Sauf à penser le politique comme la pure et simple gestion – triviale – de ce qui est, une interrogation fondamentale ne peut jamais éviter la question du “ ce qui vaut mieux que ”.

Paul Loubière (Magazine littéraire, janvier 1990)

Le philosophe et l’actualité
 
« L’actualité est-elle du ressort de la philosophie ? Dans la mesure où la philosophie traite du concept, elle ne s’occupe pas de l’actualité, ou de l’événement, qui ne sont qu’une gesticulation, qu’une péripétie dans le déroulement de l’histoire. C’est au journaliste qu’incombe de traiter ces questions. Le philosophe hésite à se planter devant l’actualité pour en déclarer le sens. En même temps, comme le dit Vincent Descombes dans La Philosophie par gros temps, ouvrage très accessible et très pertinent, “ nous voudrions que la philosophie nous éclaire pendant la bataille, sans attendre la fin des combats et le jugement de l’histoire ”.
Quel sera donc le guide du philosophe quand il veut prendre part à l’histoire ? Kant s’est déjà posé une question analogue. Il fut le témoin lointain des événements de la Révolution française. Selon Descombes, “ il se trouve que la version sous laquelle Kant estime qu’il peut philosophiquement parler de la Révolution française en est la version esthétique ”. Autrement dit Kant assimile l’événement politique à un spectacle. En l’espèce, il assiste à la représentation d’un drame opposant la cause morale de l’Ancien Régime à celle de la Révolution et des droits de l’homme. Toutefois l’exercice du jugement politique n’est pas à chercher dans les péripéties du drame mais dans une discussion des principes de la Révolution. Poussée à son aboutissement logique, la pensée de Kant revient à substituer à un événement phénoménal une Révolution idéale. C’est ce travers que dénonce Descombes sous l’appellation de “ conception philosophiste de l’événement ”.
Mais le problème reste de savoir quelle attitude on doit prendre dès lors que nous nous persuadons que nous ne sommes pas simplement des “ spectateurs ” de l’actualité, mais que nous en sommes, à un degré ou à un autre, les acteurs. L’objet du livre n’est pas directement l’histoire du XXe siècle, le fait des guerres, les régimes totalitaires, les suites mondiales du conflit européen. Son objet est la réponse des philosophes à cette actualité. Or, “ penser l’événement consiste le plus souvent à donner une identité morale à ce qui vient d’arriver, dans les mots de la religion civile, dans des mots qui parlent à tous et préparent la communauté aux décisions qu’appelle cet événement. ”
Beau programme théorique qui repose, d’après Vincent Descombes, sur une “ utopie des philosophies rationalistes ” d’après laquelle il existe un vocabulaire universel, le même pour tout être pensant, qui doit être utilisé pour préparer une décision éclairée. Le cas de l’affaire Dreyfus est exemplaire : la situation est telle que la décision demandée est d’une clarté lumineuse “ parce qu’on ne saurait y douter de la nécessaire subordination du jugement politique au jugement moral ”. Cependant, l’affaire Dreyfus, paradigme de toutes les affaires, qui sert de modèle aux intellectuels français pour les jugements à prendre en face de l’actualité “ est pourtant un drame exceptionnel en ceci qu’il n’existait aucune raison politique valide de prendre parti pour ou contre la révision du procès ”.
Autrement dit, la position la plus répandue dès qu’il s’agit de juger l’événement consiste à rationaliser le réel tout en affirmant un droit de l’individu à décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal. Il y a donc une convergence entre l’autonomie du sujet qui décide et l’universalité de la raison. Malheureusement une proposition en elle-même n’est ni rationnelle ni irrationnelle. Elle acquiert une rationalité par rapport à d’autres propositions. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’actualité est forcément rationnelle. C’est pourquoi le besoin se fait sentir, dans une culture qui est organisée autour de quelque chose comme le libre arbitre généralisé “ d’insister sur ce qu’on appelle l’autolimitation de la volonté souveraine ou la hiérarchie des fins ”. La philosophie ne peut pas ne pas penser l’événement, mais en même temps elle doit le faire au nom d’une autonomie de la philosophie elle-même, séparée des autres disciplines et en amont des synthèses scientifiques. Bref, Descombes propose un retour à Kant sans le principe transcendantal de causalité et sans l’impératif catégorique. Et dans le cas de l’événement, il doit être montré comme Flaubert montre Madame Bovary : la morale de l’Histoire n’est pas à chercher dans la bouche d’un personnage. »

 




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