Jules Vuillemin
Nécessité ou contingence
L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques avec un index des citations, des matières et des noms propres
1984
Nouvelle édition augmentée, 2018
Collection Le sens commun , 464 pages
ISBN : 9782707306852
39.55 €
Les conditions qui rendent possible un acte libre existent-elles dans la nature et en nous-mêmes ? Y a-t-il nécessité ou contingence ?
Un philosophe grec du nom de Diodore Kronos, à peu près contemporain d’Aristote, a formulé une aporie connue sous le nom d’argument dominateur. C’est un fait que les anciens ont considéré cette aporie comme valide. À leurs yeux, elle démontrait l’incompatibilité de plusieurs principes dont on s’accorde à trouver la présence dans les conditions d’un acte libre et que le bon sens est porté spontanément à tenir pour vrais. Réduits à l’essentiel, voici ces principes :
a) Le passé étant irrévocable, seul un événement futur peut être possible.
b) Un impossible ne peut pas être la conséquence logique d’un possible.
c) Il y a un possible dont la réalisation n’a jamais lieu, ni dans le présent, ni dans le futur.
d) Ce qui est, est nécessairement pendant qu’il est.
C’est encore un fait, historiquement attesté, que, en réponse à la question de la nécessité ou de la contingence, les philosophes de l’Antiquité ont élaboré plusieurs solutions mutuellement exclusives en procédant comme on fait, en mathématiques, lorsqu’il s’agit d’accommoder un système d’axiomes démontré incohérent. Ils ont sacrifié l’un d’eux pour sauver ceux qui leur paraissaient inattaquables.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Introduction
I. Objet et plan de ce livre –II. Méthode suivie dans les trois premières parties : l’analyse des systèmes – III. Examen de quelques questions préalables. Réponses à ces questions – IV. introduction de la méthode synthétique dans la quatrième partie
Première partie : L’argument dominateur
Chapitre I : L’argument dominateur. Sur quelques interprétations passées et sur leurs défauts. Conditions que doit remplir une interprétation acceptable
1. Le texte d’Épictète chronologique – 2. L’interprétation de Zeller. Confusion du logique et du chronologique – 3. Ambiguïté dans la première prémisse : nécessité et irrévocabilité. Signification de la première prémisse – 4. L’interprétation de Prior ; elle contient deux prémisses supplémentaires dont l’une est explicitement rejetée par Aristote, elle suppose ambiguë la première prémisse
Chapitre II : Reconstruction du dominateur
5. Un paradigme aristotélicien : De Caelo, I, 283b 6-17. Son contexte – 6. Le principe de conservation du statut modal – 7. Le principe de la réalisation possible du possible – 8. Le principe de nécessité conditionnelle – 9. L’irrévocabilité du passé ou le principe de l’impossibilité de réaliser le possible dans le passé – 10. Le principe de l’expansion diachronique de la nécessité – 11. Première reconstruction de la démonstration du De Caelo. Un sophisme dans la distribution des modalités ? – 12. Seconde reconstruction de la démonstration du De Caelo : l’addition du principe de la nécessité conditionnelle la rend légitime – 13. La troisième prémisse du dominateur – 14. Première reconstruction du dominateur : un sophisme dans la distribution des modalités ? – 15. Seconde reconstruction du dominateur : l’addition du principe de nécessité conditionnelle la rend légitime – Appendice
Seconde partie :
Les systèmes de la nécessité : mégariques et stoïques
Chapitre III : Un système de fatalisme logique : Diodore Kronos
16. La solution de Diodore – 17. Deux interprétations possibles quant à l’objet des modalités diodoréennes : interprétation nominaliste et interprétation réaliste – 18. Signification de l’implication diodoréenne – 19. Le nominalisme de Diodore 20. Le nécessitarisme de Diodore
Chapitre IV : Éternel retour et temps cyclique : la solution de Cléanthe
21. Première conjecture. Nécessité du passé secundum vocem et secundum rem : la conception d’Ockham dans l’hypothèse de la reconstruction de Prior. Modalité de dicto et modalité de re – 22. Insuffisance de la solution d’Ockham. Mise en cause. du principe de nécessité conditionnelle :Jean Duns Scot – 23. Retour à Cléanthe et seconde conjecture : caractère conditionnel de la nécessité du passé selon Cléanthe ; l’interprétation de Leibniz – 24. Troisième conjecture : temps cyclique et conception numérique de l’identité des êtres dans l’éternel retour
Chapitre V : La liberté comme élément du destin : Chrysippe
25. Les doutes de Chrysippe portent sur la lettre, c’est-à-dire sur la forme négative de la seconde prémisse du Dominateur, non sur sa forme positive – 26. Doute de Chrysippe sur la définition croisée des modalités. De ce qu’il n’est pas possible qu’un événement ait lieu, on ne peut conclure à la nécessité de son contraire – 27. Le système non canonique des modalités selon Chrysippe – 28. Un système apparenté au système Q de Prior
Troisième partie :
Les systèmes de la contingence : lycée, jardin, académie
Chapitre VI : Aristote. Vers une réhabilitation de l’opinion comme connaissance probable des choses contingentes
29. Le chapitre IX du De Interpretatione – 30. Articulation du texte. L’introduction (18a 28-34). Le problème posé – 31. Validité des principes de non-contradiction et du tiers exclu (18a 38 et 18b 17-25) – 32. Examen et critique de la théorie mégarique (18a 34-18b 17 et 18b 25-19a 22) – 33. Solution d’Aristote (19a°22-19b 4) : nécessité conditionnelle et exceptions au principe de bivalence – 34. La conception générale d’Aristote confirme la solution donnée dans le De Interpretatione : différence entre Aristote et Diodore Kronos – 35. Première hypothèse interprétative. plus de deux valeurs de vérité – 36. Deuxième hypothèse interprétative : propositions sans valeur de vérité déterminée – 37. Troisième hypothèse interprétative : la probabilité
Chapitre VII : Épicure et l’intuitionnisme
38. Première interprétation logique de la négation épicurienne du tiers-exclu : la logique à trois valeurs de Lukasiewicz ; raisons de rejeter cette solution – 39. Deuxième interprétation logique de la négation épicurienne du tiers-exclu : le système intuitionniste – 40. Les critères épicuriens sont-ils compatibles avec l’intuitionnisme ? – 41. Conséquences des critères épicuriens : pluralité des hypothèses et rejet du tiers-exclu – 42. Le Dominateur et l’épicurisme – 43. Autres conceptions intuitionnistes de la réalité : Descartes et Kant
Chapitre VIII : Carnéade et le nominalisme sceptique des modalités
44. Quelle est la relation entre le principe du tiers-exclu et le principe de causalité (De Fato, X-XII) ? – 45. Mise en cause de la définition dogmatique donnée par Aristote de la vérité (De Fato, XIV) – 46. Carnéade et le Dominateur (De Fato, IX) – 47. De Carnéade aux logiques à noms fictifs : l’amplification chez Buridan – 48. Carnéade n’abandonne pas le principe de nécessité conditionnelle ; il le prive seulement de la portée ontologique que lui confère l’interprétation dogmatique de la vérité
Chapitre IX : Platonisme et nécessité conditionnelle
49. Le platonisme et le principe de nécessité conditionnelle – 50. Conséquences de la liaison entre nécessité conditionnelle et substantialité du sensible sur la modalité, la causalité et la liberté – 51. Conséquences que l’abandon du principe de nécessité conditionnelle et de la substantialité du sensible entraîne pour la modalité, la causalité et la liberté chez Platon et les platoniciens. Le même abandon, principe de conséquences semblables chez Jean Duns Scot
Quatrième partie :
Classification synthétique des systèmes de la modalité
Chapitre X : Assertion, modalité et loi naturelle
52. Analyse et synthèse ; plan de la quatrième partie – 53. Classification des assertions fondamentales – 54. Esquisse d’une classification des systèmes philosophiques – 55. Les modalités comme constituants des lois naturelles ; principe de leur classification philosophique – 56. Les lois classificatoires : I. Réalisme et validité. II. Réalisme et validité approchée des lois naturelles III. Les classifications naturelles : taxinomies conceptualistes, généalogies et tableaux périodiques du nominalisme des choses – 57. Les lois causales : I. Les lois de l’accident : lois du signe parfait et extrémales conceptualistes. II. Réductions élémentaires du nominalisme des choses. III. Nominalisme des événements et lois de champ – 58. Les règles et les systèmes de l’examen : I. Intuitionnisme, lois, constructions : A. La validité intuititionniste. B. Esquisse d’une histoire de l’intuititionnisme physique. C. Trois exemples. II. Le scepticisme : la loi comme convergence vers une même probabilité a posteriori – 59. Application de la précédente classification aux solutions du Dominateur
Chapitre XI : Aperçu sur la classification des systèmes philosophiques dans leur rapport avec la question de la nécessité et de la contingence
60. Retentissement de l’ordre synthétique sur les matériaux disposés suivant la méthode analytique – 61. Le Réalisme – 62. Le Conceptualisme – 63. Le Nominalisme – 64. L’Intuitionnisme – 65. Le Scepticisme
Index des citations des textes antiques et médiévaux – Index des noms propres – Index des matières – Bibliographie
Addendum : Nouvelles réflexions sur l'argument dominateur : une double référence au temps dans la seconde prémisse
Christian Delacampagne (Le Monde, 22 février 1985)
La logique et la liberté Jules Vuillemin
La logique peut-elle aider la philosophie à progresser ? Oui, du moins si l’on entend par “ logique ” la théorie des processus formels du raisonnement, ont répondu la plupart des philosophes, d’Aristote et Leibniz à Bertrand Russell et aux tendances dominantes de la philosophie anglo-saxonne. Pourtant, la pensée française contemporaine, à quelques exceptions près, ne semble pas encore admettre cette idée. Parmi ces exceptions, il en est une particulièrement remarquable, celle de Jules Vuillemin, dont le dernier livre montre précisément comment la logique, bien entendue, peut contribuer à clarifier les problèmes fondamentaux de la philosophie morale.
Jules Vuillemin est à bien des égards une figure à part dans le paysage intellectuel d’aujourd’hui. Entré fort jeune – il avait quarante-deux ans – au Collège de France, où il succédait à Maurice Merleau-Ponty, il y occupe depuis plus de vingt ans une chaire de philosophie de la connaissance. Durant cette période, il a publié quelques livres importants mais qui n’ont pas trouvé, hors du cercle des spécialistes, l’écho qu’ils méritaient : De la logique à la théologie (1967), Leçons sur la première philosophie de Russell (1968), Le Dieu d’Anselme et les apparences de la raison (1971), La Logique et le Monde sensible (1971).
Et voici qu’après un long silence, ponctué par quelques articles confidentiels, Jules Vuillemin revient avec un gros ouvrage au projet ambitieux, intitulé Nécessité ou Contingence. En fait, la plus grande partie de ce travail est consacrée à l’analyse minutieuse d’un paradoxe logique fameux dans l’antiquité grecque et romaine : “ l’aporie de Diodore ”. De quoi s’agit-il ? Lecteurs, armez-vous de patience, car nous entrons ici dans un domaine aride, celui de l’abstraction pure. Heureusement, la réflexion de Vuillemin, menée dans un style limpide, représente le plus sûr des guides.
Connue parfois sous le nom d’argument “ dominateur ”, l’aporie en question, formulée par un philosophe grec du nom de Diodore, à peu près contemporain d’Aristote, et rapportée par Epictète, peut se résumer comme suit. Parmi les conditions de tout acte libre, habituellement considérées comme allant de soi, il y a trois principes qui énoncent que : a) le passé est irrévocable ; b) de l’impossible au possible, la conséquence n’est pas bonne ; c) il y a des possibles qui ne se réaliseront jamais. Ajoutons que ces trois principes en supposent en général un quatrième, qui dit que ce qui est ne peut pas ne pas être pendant qu’il est.
Or Diodore démontrait que ces quatre principes sont en réalité incompatibles entre eux, leurs conséquences se détruisant mutuellement les unes les autres. Pour sauver la cohérence logique du raisonnement, il faut donc renoncer à l’un de ces principes, au choix : du coup on aboutit, selon le choix du principe rejeté, à des systèmes complètement différents. Certains de ces systèmes – ceux des stoïciens et des mégariques, par exemple – reviennent à affirmer une sorte de nécessitarisme universel, dans lequel il ne reste plus grand place pour la contingence, donc pour la liberté humaine au sens usuel du terme. Dans d’autres solutions, au contraire – celle d’Aristote, celle d’Epicure, celle des sceptiques grecs ou celle des platoniciens – contingence et liberté sont réintroduites, mais au prix du sacrifice de certaines règles logiques trop souvent considérées comme évidentes. Bref, d’un côté comme de l’autre, la pensée humaine est appelée à découvrir sa finitude.
C’est à l’exposé du problème de Diodore et de ses solutions classiques que sont consacrées les trois premières parties du livre de Jules Vuillemin. Elles intéresseront surtout l’historien. Mais la quatrième partie est la plus audacieuse, philosophiquement parlant : à partir de la logique des propositions et des jugements, Vuillemin y reprend l’examen de toutes les options concevables relativement au problème de la nécessité et de la contingence. Puis de là, il déduit la forme obligée des grands systèmes philosophiques possibles, et leurs conséquences quant au statut des lois de la nature et de la liberté humaine. Le livre se termine donc par une évocation de ces grands systèmes auxquels se ramènent tous les autres : réalisme, conceptualisme, nominalisme, intuitionnisme et scepticisme.
Naturellement, Vuillemin se garde bien, puisqu’il s’agit d’un travail objectif, de dire où vont ses préférences – même s’il est relativement facile de supposer qu’elles s’adressent à l’intuitionnisme, système disposé à sacrifier le principe du tiers exclu pour sauver l’existence de la contingence.
Soyons honnête : il s’agit là d’un livre difficile. Non par la langue, encore une fois, mais par le degré d’attention qu’il exige du lecteur. il n’en reste pas moins que des travaux de ce genre contribuent grandement à élucider les vieux problèmes légués par la tradition scolastique et, par là-même, ouvrent la voie à une nouvelle philosophie de l’action, édifiée sur des bases clarifiées. Le jeu en vaut donc la chandelle, et bien des philosophes contemporains auraient tout à gagner à conduire leurs raisonnements avec les mêmes scrupules logiques que Jules Vuillemin les siens.