Paradoxe


Serge Margel

Le Tombeau du dieu artisan

Précédé de Avances par Jacques Derrida


1995
Collection Paradoxe , 192 pages
ISBN : 9782707315342
15.30 €


Il faut comprendre le démiurge platonicien comme un dieu tout puissant, néanmoins c’est en termes d’impuissance et de désœuvrement qu’il devait s’annoncer au fil de la lecture. Le texte du Timée est un récit, une fable, un mensonge noble et fabuleux, un mythe qui raconte en termes logiques, techniques, épistémiques, comment le démiurge en vint à représenter le monde à l’image du modèle idéal des dieux. En même temps, mais en sous-main, en silence, ce texte raconte également les limites mimétiques de cette représentation. Ces limites cependant ne seront pas négatives. Elles détermineront, bien au contraire. le moment positif, effectif, de la fabrication démiurgique du monde. Ces limites constitueront le geste paradoxal du démiurge. Le démiurge promet au monde de faire de son mieux, de produire le meilleur des mondes, mais cette promesse est à la fois une menace, la menace que le pire se produise, que le monde meurt à jamais, pire encore, s’il en est, que la possibilité du monde se confonde sans limite avec le pire des possibles. Que faire dès lors d’un monde menacé de l’intérieur par l’immonde ? Que faire, lorsqu’il n’y a plus de différence entre le monde et l’immonde ? Responsabilité sans limite. C’est à l’homme qu’il reviendra désormais de tenir la promesse du démiurge.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Jacques Derrida,  Avances .

Première partie : La formation cosmologique du temps.

Chapitre premier
 : La puissance du démiurge.
I. Naissance d’une organisation. a) Le monde mis en œuvre : classification et hiérarchie. b) Le monde : son corps et son âme – II. L’âme du monde et le concept de temps. a) Le monde : entre le ciel et l’âme. b) Les deux concepts de temps

Chapitre second
 : Chôra : la genèse du monde comme représentation.
I. La formation génétique des éléments. a) L’articulation interne du réceptacle. b) La chôra et sa représentation – II. Représentation et configuration. a) Les figures informelles de la chôra. b) La chôra et sa force d’espacement

Deuxième partie : La formation phénoménologique du temps.

Chapitre premier
 : La genèse du temps et les fonctions mimétiques de l’âme.
I. Le temps génétique et le temps numérique... a) L’ordre du monde et les deux concepts de représentation. b) Les dernières volontés du démiurge – II. La naissance de l’âme humaine. a) La promesse du démiurge. b) La naissance de l’homme : son âme et son corps

Chapitre second
 : L’immortalité de l’âme et son destin.
I. La structure moléculaire du corps vivant. a) La moelle, entre l’âme et le corps. b) La circularité physiologique de l’organisme vivant – II. La mort dans l’âme du vivant immortel. a) Le lait, la moelle et la mort. b) Du sacrifice à l’immortalité

‑‑‑‑‑ Extrait de la préface ‑‑‑‑‑

Mais y a-t-il un Démiurge ? Un seul ? Peut-être plus d’un. Celui dont parle le livre, de façon exemplairement scrupuleuse dans sa fidélité impeccable à l’héritage platonicien et à l’immense littérature que ce corpus a engendrée, mais de façon aussi inventive, provocante, insolente – sans exemple. Le Démiurge dont parle Margel, c’est d’abord le personnage que Platon met en scène, si on peut dire, dans le Timée.
Et puis il y a un autre Démiurge, qui lui ressemble seulement, et c’est l’auteur d’un livre démiurgique, Serge Margel, l’inventeur du Tombeau. Ce n’est pas le même mais ce n’est pas un autre. Quand nous disons livre démiurgique, pour l’instant sans précision ni contexte, c’est afin de déclarer que nous sommes dans l’admiration. Mais point trop rassurés.
Jaques Derrida

‑‑‑‑‑ Extrait de l’introduction ‑‑‑‑‑

On ne compte plus les interprétations du Timée. D’Aristote à Philon, de Plotin à Proclus, jusqu’à Leibniz et Schelling, des philologues du siècle dernier aux dernières traductions érudites, les commentaires ligne à ligne, passage après passage, ne cessent de se renouveler périodiquement. Néanmoins tout semble rester vierge dans le texte de Platon ; comme si rien n’avait encore été dit. L’on pourrait alors espérer reprendre le texte à zéro. Mais loin de nous cette idée naïve. Nous aimerions plutôt, à l’intérieur d’une telle ampleur herméneutique, soulever une aporie, décrire un paradoxe dans toute la force inépuisable de sa formation, de ses déplacements et de ses inévitables tentatives de résolution. Il s’agira, dans un seul geste de lecture, tout à la fois de suivre le texte à la lettre, comme on peut suivre un gibier à sa trace, et de lui infliger une certaine violence ; lui faire subir une torsion si vive qu’il se mette à son comble et se maintienne à hauteur d’aporie.
Nous tenterons alors de problématiser les figures paradoxales du démiurge. Bien que ces figures soient nombreuses, chacune d’elles s’articule autour d’un même axe : celui de son autorité divine, de sa force productive et de son pouvoir mimétique. Le texte du Timée serait aussi bien la description ou la démonstration de cette autorité que le récit de sa destitution progressive, jusqu’au seuil le plus radical du désœuvrement. Le démiurge de Platon est un dieu artisan, un fabricant exemplaire, un ouvrier, un faiseur d’œuvre édifiante. Mais c’est aussi un dieu désœuvré, impuissant et mourant. Nous ferons du démiurge un dieu embarrassé, toujours à la limite de ne plus pouvoir représenter le monde qu’il produit à l’image idéale des dieux immortels. Il produira certes ce monde, de l’assemblage dynamique des corpuscules élémentaires (la terre, l’eau, l’air et le feu) aux rotations périodiques des planètes ; l’ordre rationnel du monde constituera néanmoins un ordre représenté par le démiurge, un ordre structurellement dépendant de ses propres volontés.

Jean-Baptiste Marongiu (Libération, 1er février 1996)

Promesse de chômeur
Qui peut garantir que soit tenue la promesse d’un dieu absent, probablement mort ? Quelles relations secrètes se nouent entre l’œuvre, le sacrifice et le temps ? Serge Margel évoque, dans
Le Tombeau du dieu artisan, le récit inquiétant du démiurge platonicien.
 
 D’abord Le Tombeau du dieu artisan est un livre de Serge Margel. Le livre qu’un philosophe, après beaucoup d’autres, consacre au Timée, cet ouvrage de Platon qui recèle une très ancienne sagesse sur l’origine du monde – à coup sûr, le texte le plus commenté de la philosophie occidentale. En même temps, Le Tombeau du dieu artisan propose Avances de Jacques Derrida, le don d’une générosité sans égale qu’un philosophe établi, et célèbre, fait à un jeune confrère débutant pour en saluer le travail et lui promettre un destin hors du commun. Dans le Timée, on le sait, il est question d’un démiurge divin qui, après avoir façonné le monde à l’image des Idées éternelles, s’en retire, en ayant auparavant promis qu’il ne ferait jamais rien pour annihiler ce qu’il vient de fabriquer. Et c’est là tout le paradoxe de la position du démiurge. Qui peut finalement garantir que soit tenue la promesse d’un dieu absent ? Qui, sinon les héritiers que nous sommes de ce monde qui nous est échu en vertu de la dite promesse ? De la même manière, qui peut garantir que se réalise “ l’immense promesse ” faite par Jacques Derrida à Serge Margel et à son Tombeau du dieu artisan, sinon le lecteur de ce livre généreux et difficile ?
Mais venons-en au commencement, à l’impensable de ce moment hors du temps (mieux, à cette omnitemporalité où le présent, le passé et le futur sont indiscernables), à ce moment où le démiurge, en fabriquant la voûte céleste et le mouvement cyclique des astres, fait exister le temps lui-même. “ Le démiurge de Platon, écrit Serge Margel, est un dieu artisan, un fabricant exemplaire, un ouvrier, un faiseur d’œuvre édifiante. Mais c’est aussi un dieu désœuvré, impuissant et mourant. ” Dès le début, donc, la puissance du démiurge apparaît limitée. Elle est restreinte à l’espace et au temps de sa propre opération. Il n’est pas un créateur de génie mais un architecte divin : le modèle idéal du monde qu’il doit réaliser lui est antérieur, et les éléments primordiaux qu’ il va agencer sont déjà là, dotés d’une énergie rayonnante, pour ainsi dire autonome, précédant elle aussi l’activité démiurgique. Il est évident que si le monde correspondait parfaitement à son modèle idéal, il n’y aurait pas de monde mais seulement la perfection de l’Idée. Pour que monde il y ait, il faut donc qu’un écart se produise, un espacement qui – si minime soit-il – ne pourra jamais se résorber. Tout produit de l’activité technique portera trace de cette distance entre le modèle et l’objet, car, il faut s’en souvenir, le démiurge n’en reste pas moins un ouvrier. Impuissant à réduire cet écart, le démiurge se met au chômage technique, cependant, dans son bon vouloir, après avoir créé les dieux subalternes qui à leur tour vont fabriquer la race mortelle des humains, il se retire et laisse le monde exister... non sans avoir auparavant doté les hommes d’une âme immortelle-en guise de souvenir. Ne croit-on pas entendre une histoire bien connue ? Certes. Mais attention, prévient Derrida, à ne pas se laisser aller à des rapprochements trop hâtifs : “ Ce n’est pas le diable ni le mal, cette finitude impuissante, cette mourance du démiurge, ce n’est pas la chute, ni le Péché, ni la Passion. ” Par-delà le Christ et le démiurge, ce serait même l’apport inestimable du Tombeau du dieu artisan que de chercher “ une souche commune, un paradigme universel à ces deux  exemples  ou déterminations particulières ”.
Serge Margel le rappelle, “ l’âme serait dans le monde un être hors du monde ”. Surtout, elle serait le moyen par lequel le démiurge pourrait maintenir sa promesse. Songeons que le monde, par son écart avec le modèle, est entré dans une temporalité certes cyclique mais certainement orientée vers sa fin. Mais alors, comment expliquer la promesse du démiurge que rien de mal n’arriverait au monde ? Qui peut désormais concilier la consomption irrémédiable d’un monde fini, voué à la mort, et l’immortalité promise ? C’est dans l’acte démiurgique lui-même que la dépense est inscrite, d’où l’impuissance du démiurge, mais aussi sa stratégie pour contrecarrer cette tendance vers la fin. Il s’agit, écrit Serge Margel, “ d’introduire dans le cosmos un processus de mort capable aussi bien d’en décomposer une partie déterminée que de protéger sa totalité d’une dissolution implicite ”. Ce qui revient à sacrifier une partie pour sauver le tout. En mourant, en se sacrifiant, le corps de chair doit se décomposer de manière telle que l’âme puisse revenir à son lieu d’origine, le monde idéal du démiurge. Sans cette capacité de l’âme à passer d’un monde à un autre, il n’y aurait pas de rapport entre le monde représenté par le démiurge et le monde sacrifié et abandonné à une mort lente mais certaine. Désormais, il revient à l’âme et au philosophe de garantir au monde que le démiurge reste en état de tenir ses promesses et rendre ainsi “ raison à la raison du monde ”

 




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