Stéphane Ferret
Le Philosophe et son scalpel
Le problème de l’identité personnelle
1993
Collection Propositions , 112 pages
ISBN : 9782707314413
10.05 €
On considère une personne quelconque, par exemple vous-même qui êtes en train de lire ces lignes, on vous allonge sur une table d’opération et on vous retire un à un vos organes. Pour éviter que vous ne succombiez à cette intervention, vos principales fonctions biologiques sont peu à peu remplies par des prothèses mécaniques – transfusion et circulation extra-corporelle, poumons métalliques, etc. Vos jambes, vos bras, votre sexe, vos muscles, vos organes des sens – yeux. oreilles, peau, langue, nez –, vos viscères et vos os vous sont progressivement enlevés, jusqu’au moment crucial où, au milieu des linges rougis et des tuyaux de branchement, posé sur la table de fer comme un gros œuf nervuré de sang, votre cerveau apparaît. Que penser de cette histoire ? Que vous n’êtes plus vous-même et que vous avez en quelque sorte disparu ? Qu’on aurait pu franchir une étape supplémentaire dans la désincarnation pure et simple en vous ôtant également le cerveau ? Que c’est encore de vous qu’il s’agit ? La réponse la plus probable consiste à soutenir que le scalpel s’est arrêté à ce point extrême de coïncidence avec vous-même : votre cerveau est votre limite somatique, c’est-à-dire ce sans quoi, contrairement à tout le reste de votre corps, vous ne pourriez pas être ce que vous êtes.
Stéphane Ferret
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
1. Le labyrinthe de l’identité personnelle : Le concept de personne. Logique de l’identité et identité personnelle. Vagabondage biographique. L’âme du prince et le corps du savetier. Greffes de corps et transplantations de cerveaux.
2. Identité personnelle et mondes possibles : L’essence sortale. La thèse descriptive. Nécessité et origine. Origine et conséquences.
3. Le corps, la mémoire et le temps : Le corps fleuve. Mémoire et circularité. Duplication et amnésie. Question d’interprétation. Le cerveau de Socrate et le corps de Platon. Le critère cérébral. L’unité de la conscience.
Conclusion. Bibliographie. Index.
‑‑‑‑‑ Extrait de l’ouvrage ‑‑‑‑‑
Pour réussir à comprendre quel est le critère ultime de l’identité personnelle, les philosophes anglo-américains contemporains ont imaginé, à la suite de Locke, des situations plus ou moins déconcertantes et crédibles qui présentent l’avantage majeur de nous obliger à choisir entre le critère corporel et le critère psychologique. Si, dans l’immense majorité des cas, les deux critères sont liés en quelque sorte indissolublement l’un à l’autre, il est assez facile de concevoir des situations où les critères entrent directement en conflit. L’exemple canonique des discussions sur ce thème est celui de la permutation corps-cerveau qui peut prendre la forme suivante : on introduit le cerveau d’une personne, par exemple Laurel, dans la boîte crânienne préalablement décérébrée d’une autre personne, par exemple Hardy, et le cerveau de Hardy dans la boîte crânienne de Laurel. La question qui se pose est alors de savoir où sont passés Laurel et Hardy. Ont-ils cessé d’exister, sont-ils à la fois là où se trouvent leur corps décérébré et leur cerveau, ou sont-ils seulement là où est leur cerveau ? La réponse la plus crédible stipule que Laurel et Hardy seraient là où se trouvent leur cerveau. Cette thèse n’est pas surprenante, dans la mesure où le cerveau peut être considéré comme la cause efficiente des événements mentaux et, ce faisant, servir, via le critère psychologique, de bastion fondamental de l’identité personnelle.
Mais il est plus contestable d’en profiter pour invalider le critère corporel en identifiant à tort le corps décérébré au corps tout court. Car enfin, le cerveau lui aussi est le corps et il est surprenant, pour ne pas dire carrément faux, de considérer le cerveau comme l’équivalent de l’âme du prince dans l’hypothèse lockéenne. On peut, beaucoup plus légitimement, considérer que le corps ne coïncide au contraire avec rien d’autre que le cerveau. Pour saisir ce point apparemment surprenant, il convient de souligner que le terme corps peut signifier deux choses. Il peut, d’une part, désigner un morphotype et, d’autre part, renvoyer à ce qui, matériellement parlant, est fondamentalement la personne. La première acception exprime un simple concept phénotypique qui va logiquement de pair avec le concept d’identité qualitative et, dans ce sens, le corps d’un bébé est différent du corps du vieillard qu’un jour il deviendra peut-être. La deuxième acception exprime un authentique concept sortal qui va logiquement de pair avec l’identité numérique et, dans ce sens, le corps du bébé est identique au corps du vieillard.
(Libération, 4 mars 1993)
II est jeune, c’est son premier essai publié, et il présente l’avantage de faire mentir une trop confortable vision hexagonale de la philosophie. Dans cet ouvrage consacré au Problème de l’identité personnelle, Stéphane Ferret prouve que la tradition analytique issue du second Wittgenstein et des représentants anglo-saxons les plus brillants n’est pas de l’hébreu pour un penseur français. Parfit, Perry, Lewis, Ayer.., mais aussi les représentants du MIT, Coburn ou encore Nagel, sont réunis pour une brillante synthèse de... l’impasse logique et physique à laquelle se heurte immanquablement toute problématisation philosophique d’un sujet que d’autres ont la prudence d’abandonner aux auteurs du code pénal : quelle est notre identité individuelle ?
P. P. (L’Événement du jeudi, 18 mars 1993)
Les philosophes anglo-américains, T. Nagel, R. Nozick, S. Shoemaker, etc., ont longtemps été traités avec condescendance par les pontes de la philosophie continentale. Ils sont en passe de devenir les maîtres à penser de toute une génération de jeunes philosophes français qui, grâce à la persévérance de François Recanati, le directeur de la collection Propositions , chez Minuit, ont désormais pignon sur rue. Stéphane Ferret a choisi comme thème de sa réflexion le problème de l’identité personnelle. “ Qui suis-je ? ” Le critère ultime de l’identité personnelle, estime l’auteur, ne peut être que le cerveau. “ II est, dit-il, sinon ce que je suis, du moins ce sans quoi je ne peux être. ” Ni chose ni personne, il est, contrairement au reste de notre corps, ce sur quoi le scalpel de la logique bute. Une démonstration implacable.