Thomas Pavel
Le Mirage linguistique
Essai sur la modernisation intellectuelle
1988
Collection Critique , 210 pages
ISBN : 9782707311511
20.10 €
Il y a vingt ans, la philosophie et les sciences de l’homme tentaient de se rassembler dans un projet unique, mis sous le signe du langage. À ce projet, qu’on a appelé “ le tournant linguistique ”, peu de gens croient encore. Mais suffit-il de rejeter d’emblée une période dont il est devenu commun de contester l’héritage ? Cet héritage, ne convient-il pas plutôt de le soumettre à un examen équitable, d’en saisir les enjeux et d’en situer les défaillances ? Retournant aux sources de l’époque structuraliste, Le Mirage linguistique interroge un ensemble de textes fondateurs, qui vont de l’anthropologie à la poétique et de la phénoménologie à l’épistémologie. Leur lecture dévoile les rapports problématiques du structuralisme avec la linguistique, discipline à la fois vénérée et mal comprise, qu’on s’obstina à mettre au service de la modernisation épistémologique. Peur du retard intellectuel, mais aussi triomphe des pratiques dissipatrices, l’aventure structuraliste finit, telle l’explosion sociale de 1968, par s’épuiser dans sa propre indétermination. À l’issue du débat, et avec le retrait des concepts linguistiques, la question peut enfin être posée : quel sera le tournant suivant ?
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
1. Le tournant linguistique – 2. Technologie et régression – 3. Les attaches transcendantales de la linguistique – 4. Jeux de dispersion, illusion de la correspondance – 5. Du conventionnalisme en poétique – 6. Les comportements intellectuels discrétionnaires.
Roger-Pol Droit (Le Monde, 8 avril 1988)
Thomas Pavel le huron venu de Roumanie
Heureusement, son nom est facile à retenir. Ce bon point mis à part, Thomas Pavel accumule les handicaps. A-t-on idée, d’abord, d’être roumain ? Si l’on fait remarquer qu’à l’instar de quelques-uns de ses compatriotes (lonesco, Cioran...), il écrit notre langue avec plus de précision et de fermeté que nombre d’autochtones, ce n’est pas vraiment une circonstance atténuante. Car Pavel, né en 1941 à Bucarest, a la bizarrerie de séjourner à Santa-Cruz, dans l’État de Californie, au lieu d’habiter place Saint-Sulpice comme tout le monde. Il y est professeur de littérature française à l’université.
Sa notoriété, à Paris, est somme toute discrète. En effet, sa thèse sur la Syntaxe narrative dans les tragédies de Corneille (Éditions Klincksieck, 1976) lui a valu plus d’estime que de lecteurs, tout comme un astucieux petit roman, Le Miroir persan, paru aux Éditions Denoël en 1978, qui est tout à fait oublié. Ces derniers temps, l’un de ses ouvrages américains (Fictional Worlds, Harvard University Press, 1986) a été publié, traduit par ses soins, aux éditions du Seuil, sous le titre Univers de la fiction. C’est un livre très malin, qui n’oublie pas d’être drôle. On s’y interroge pour savoir, par exemple, comment décider si l’affirmation : “ Sherlock Holmes n’aime pas les femmes ” est vraie ou fausse. Toutefois, en dépit du grand intérêt intellectuel de ce type de questions, il pourrait paraître inconvenant de les exposer, de façon étendue, dans un grand quotidien.
Alors, pourquoi donc parler de Thomas Pavel ? Parce que la probabilité que de nombreux lecteurs teintés de philosophie dénichent d’eux-mêmes son dernier ouvrage, Le Mirage linguistique, est proche de zéro. Et ce serait bien dommage, pour les débats philosophiques dans la France d’aujourd’hui. Car cet essai est le plus intelligemment provocant qu’il nous ait été donné de lire à propos du structuralisme français des années 1955-1970. Or, comme chacun sait, cet épisode de notre vie intellectuelle n’est pas une mince affaire.
C’est en Huron savant que Pavel s’étonne des mutations étranges dont cette époque a été le théâtre. En quelques années, des notions empruntées à la linguistique de Ferdinand de Saussure ou à la phonologie du Cercle de Prague ont envahi l’anthropologie, la psychanalyse, la critique littéraire et la philosophie. En dépit de leurs différences, Lévi-Strauss, Barthes, Althusser, Lacan, Derrida, Foucault et quelques autres eurent en commun de se référer, continûment, à des concepts linguistiques, pour briser les vieilles sensibilités artisanales et pour théoriser moderne. Les conséquences globales (critique de l’humanisme, fission du sujet et de la vérité, abandon de la métaphysique) sont bien connues.
Ce qui l’est moins, c’est le mécanisme de cette brutale et longue fièvre linguistico-structurale qui a secoué les meilleurs esprits. Pourquoi de grands intellectuels français se sont-ils emparés, soudainement et tous ensemble, de ces concepts (déjà techniquement vieillis pour les linguistes !), afin de les faire servir à mille usages inattendus et, pour une part, aberrants ? Voilà ce que Thomas Pavel essaie de comprendre. Pour y parvenir, il dresse de cette aventure un bilan d’autant plus intéressant qu’il est, comme ceux de Jacques Bouveresse (Le Philosophe chez les autophages, Éditions de Minuit, 1984, et Rationalité et cynisme, Éditions de Minuit, 1985) ou de Vincent Descombes (Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française, Éditions de Minuit, 1979), pour le moins sans complaisance.
Soucieux d’éviter l’amalgame, Thomas Pavel met à part ce structuralisme “ modéré ” qui, en critique littéraire (avec, notamment, Todorov, Genette ou Richard), sut demeurer relativement souple et continua de faire appel, à côté des modèles linguistiques, à d’autres instruments d’analyse. Les principales gentillesses de l’auteur sont réservées à d’autres courants de ce mouvement complexe. Il distingue d’abord un structuralisme “ scientiste ” : avec Lévi-Strauss, Greimas ou le premier Barthes, ce courant emprunte massivement aux travaux linguistiques les instruments d’une méthode destinée à moderniser les sciences humaines. Pavel montre qu’il n’y a là qu’une illusion radicale, dans la mesure où rien ne vient justifier de manière explicite selon quelles règles sont importées et utilisées les catégories linguistiques que l’on détourne de leur usage descriptif. Ainsi, quand Lévi-Strauss postule que les mythes sont composés d’unités dépourvues de sens, comparables aux phénomènes, cela ressemble-t-il fort à une pétition de principe (comme l’avait déjà noté Paul Ricœur), tant que ne sont pas exhibées les raisons pour lesquelles les éléments du mythe doivent être mis en relation avec des phonèmes, plutôt qu’avec d’autres éléments tels que les mots ou les phrases. Au bout du compte, l’entreprise de modernisation débouche, selon Pavel, sur une forme de régression qui interdit toute exégèse possible, qu’elle soit philologique ou herméneutique.
À côté de ce structuralisme “ scientiste ” qui, tout en s’engageant dans une impasse, conserve le goût patient des sommes érudites et des conclusions prudentes, Pavel discerne une autre tendance, plus destructrice : le structuralisme “ spéculatif ”. Ce qu’il a de dangereux, voire de nihiliste, c’est qu’il tend à substituer au règne du sens celui du signe, sans reste ni relève. Derrida et Foucault sont principalement visés. Les premiers ouvrages de Derrida auraient notamment détourné la glossématique de Hjelmslev du projet positiviste qui lui donne sens, pour en faire une sorte de “ détonateur métaphysique ”. En transformant des catégories linguistiques en un quasi transcendantal dont on ne peut rien faire, ni savoir, ni dire, Derrida aurait inventé “ une sorte d’hyper-espace de l’idéalité discordante ”, qui est à la fois, si l’on peut dire, sans accès et sans issue. Quant à Foucault, il ne cesserait de jouer sur deux tableaux : celui de l’enquête empirique, quand on lui fait des objections de philosophe ; celui de la philosophie, quand on met en cause ses découpages d’archives. Plus fondamentalement, Foucault ne pourrait pas articuler son postulat de dispersion des énoncés avec l’existence des corpus singuliers qu’il étudie, sauf en faisant subrepticement appel à un principe de réalisme caché, qui est tout à l’opposé de son “ anarchisme épistémologique ”.
Il est sûr que ce livre décapant est partiel. Il laisse bien des auteurs de côté. Son silence sur Lacan peut se comprendre, mais son mutisme concernant Deleuze, par exemple, fait question. Il est sûr aussi que cet ouvrage est partial, et que les œuvres qu’il examine ne peuvent se réduire aux impasses qu il dénonce. Mais on aurait tort de faire comme si ses argumentations, dont on n’a donné qu’une faible idée, n’existaient pas. Elles sont autrement consistantes que les mouvements d’humeur de Jean-Paul Aron dans Les Modernes (Éditions Gallimard, 1985) et autrement précises que les amalgames de La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut (Éditions Gallimard, 1985).
Reste la question de départ : pourquoi cette curieuse épopée, sous cette forme, à cette époque, en France ? Pavel propose deux hypothèses explicatives. Il rappelle, d’une part, que la philosophie française, depuis la fin du dix-neuvième siècle (1), est restée à l’écart des grands débats qui ont agité la pensée européenne à propos du langage scientifique et des normes formelles de l’expression vraie. Couturat, et plus tard Cavaillès et Lautman, font figure d’isolés, La France de Boutroux, de Blondel et de Bergson ignore superbement Frege, Russell et Wittgenstein. Elle demeure coupée de l’Europe de Carnap et de Neurath, de Tarski et de Popper – elle ne les découvrira qu’un demi-siècle plus tard, en les croyant, d’abord.... “ anglo-saxons ” ! Par le biais d’une linguistique simplifiée, déjà largement dépassée, et, qui plus est, arrachée à son contexte, la pensée française se serait donné, avec les moyens du bord, l’illusion de rattraper ce quelle a cru être son retard – tout en évitant de verser dans l’abomination “ positiviste ”. Telle est, en très gros, la première hypothèse explicative.
Elle ne suffit pas à comprendre pourquoi cette entreprise rencontra un tel succès... international. D’où une seconde hypothèse, qu’on pourra juger plus “ lourde ” (ou plus “ légère ”) : en période de forte croissance, les sociétés libérales toléreraient une plus grande part d’arbitraire de la part des intellectuels. Ceux-ci, poussés à des comportements discrétionnaires, se livreraient aux joies du gaspillage, de la pensée aléatoire et aux charmes excessifs du potlatch. Pour séduisante qu’elle paraisse, cette dernière explication demanderait à être plus solidement étayée. Sinon, elle s’expose au risque d’être jugée aussi gratuite que les excès dont elle prétend rendre raison.
Le Mirage linguistique est un livre aride. Les oasis d’humour y sont aussi belles que rares. Mais s’y aventurer vaut la peine ; ce n’est pas souvent qu’une telle puissance iconoclaste affecte ce genre d’acuité sereine.
(1). Pour une analyse sociologique de la philosophie française à cette période, on se portera à l’ouvrage de Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République (Éditions de Minuit, 1988).