Arguments


François Roustang

Lacan

De l’équivoque à l’impasse


1986
Collection Arguments , 128 pages
ISBN : 9782707311085
11.50 €


Dans son entreprise de fondation de la psychanalse comme science du réel, Lacan manifeste la plus grande prudence. Il évite constamment les formules qui permettraient de réduire sa pensée et de saisir clairement les résultats auxquels il aboutit. En un sens, il progresse avec une incontestable rigueur, mais c’est une rigueur qui se maintient paradoxalement grâce à une systématisation des équivoques. Celles-ci voilent d’une part les sauts du raisonnement et d’autre part les assimilations intempestives. Son style est tout entier orienté vers l’extraposition de termes nécessaires à rapprocher pour conclure. Mais cette dernière opération doit être interdite à l’auditeur, qui risquerait alors de découvrir les incohérences, la futilité de la preuve, voire les tricheries exemplaires. Impossible de ne pas reconnaître, dans cette forme imparable de cohérence contradictoire en elle-même, la marque du génie le plus inventif et le plus certain de son pouvoir d’ensorcellement.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

I. Pourquoi l’avons-nous suivi si longtemps ? – II. La science du réel : A. Les ambiguïtés de la science. B. L’impossibilité du réel – III. Le principe d’incohérence

Lucette Finas (La Quinzaine littéraire, 16 janvier 1987)

Un surprenant démontage de l’œuvre de Lacan
Ce livre constitue un surprenant démontage de l’œuvre de Lacan. Démontage logique, mené avec minutie et sans passion apparente, quoique avec un certain acharnement, et assorti d’un hommage plusieurs fois répété au  génie  de l’homme. Si curieux que cela puisse paraître, cette analyse exigeante, nécessairement difficile et technique à certains moments, mais toujours lisible, offre une voie d’accès à l’œuvre qu’elle met en pièces.
 
 La formule de mise en pièces paraîtra peut-être injurieuse ou ambitieuse à propos d’une entreprise qui s’exerce en moins de cent vingt pages sur un corpus énorme et varié. Elle est cependant à prendre à la lettre. Roustang analyse d’abord (Pourquoi l’avons-nous suivi si longtemps ?) l’emprise de Lacan sur les psychanalystes. Entre autres ingrédients de cette séduction, l’exacerbation des contradictions et des paradoxes de la psychanalyse : “ Plus il en rencontrait dans sa recherche les impossibilités et les impasses, plus il a prétendu en faire les pierres d’angle de son système. Cette démesure liée à un sens aigu du tragique a fait de lui, pour les intellectuels français, un être irrésistible. ”
Le propos de l’auteur est de “ faire saillir ” le “ tour ” de pensée de Lacan et, partant – les deux propos étant liés – de mettre à l’épreuve de la rigueur “ une entreprise intellectuelle qui ne cesse pas de se situer par rapport à la science ”. Roustang va donc se poster aux articulations du discours lacanien afin d’examiner la cohérence interne de la doctrine. Son travail fait suite, différemment, à plusieurs travaux qu’il évoque, notamment celui de Nancy et Lacoue-Labarthe dans Le Titre de la lettre, à quoi il conviendrait d’ajouter Le Facteur de la vérité de Jacques Derrida. Ici, toutefois, l’opération est conduite par un disciple de Lacan et prend naissance à l’intérieur même de la psychanalyse lacanienne dont elle suit l’évolution depuis 1936.
Il est malaisé dans le cadre d’un article de présenter sans le simplifier ni l’affaiblir le vigoureux travail de Roustang. Bornons-nous à une paraphrase (maladroite) sur quelques points décisifs. L’un d’eux est la question du savoir. Lacan pose d’une part que l’analyste, par le jeu du transfert, est pour l’analysant le “ sujet supposé savoir ”, mais il se veut d’autre part le seul à savoir et il fait du maintien du transfert “ la condition de possibilité de sa maîtrise ”. Soucieux de fonder la psychanalyse comme science du réel, il manie les “ très précieuses équivoques ” issues de mots-clefs tels que identification, relativiste, symbolique, identifiant en particulier le symbolisme ethnologique et le symbolisme algébrique, “ d’une part celui qui fonde l’échange et qui est lié au langage significatif, et d’autre part celui qui se réfère au signe algébrique et qui, par définition, ne peut et ne doit rien signifier ”. À partir de 1950, en effet, Lévi-Strauss, avec son Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, ouvre à Lacan “ la voie d’un renouvellement complet ”. Il lui rend possible son utilisation de la notion d’inconscient. Le Discours de Rome répercute et amplifie “ le coup de force de Lévi-Strauss rassemblant, en un même discours, ethnologie, linguistique, mathématiques et psychanalyse. Formidable machine de guerre promise à une invasion de la culture (...) mais d’abord solution magique... ”.
Même “ systématisation des équivoques ” voilant et les “ sauts du raisonnement ” et les “ assimilations intempestives ” sur la question du sujet : “ Pour que la psychanalyse soit une science, il faut que le sujet soit transformé en objet ; mais, comme il perdrait alors son statut de sujet, il faut que cette opération soit effacée. ” En particulier, il ne faut pas faire apparaître la “ question inévitable ” qui serait de savoir si “ le sujet non saturé, c’est-à-dire divisé, mais calculable, est bien l’objet des sciences conjecturales, c’est-à-dire en particulier de la psychanalyse ”. En cherchant à fonder la psychanalyse à la manière de l’ethnologie, de la linguistique ou du formalisme logique, Lacan – estime Roustang – a créé une machine qui ne peut fonctionner.
La fameuse formule selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage repose sur un sophisme qui consiste à confondre l’instrument de la recherche avec son objet : “ Puisque la méthode psychanalytique n’utilise que le langage et que cette méthode permet d’atteindre l’inconscient, cet inconscient est structuré comme un langage, il est un langage, il est langage. ” Roustang évoque le travail de Sisyphe que fut pour Lacan la tentative de réintroduire les concepts freudiens dans la structure du symbolique et du signifiant. La fameuse triade de l’imaginaire, du symbolique et du réel, soumise à la question, est sommée d’avouer ses incompatibilités internes et ses ambiguïtés. Trois sortes de réel se disputent le champ : celui du psychotique “ nous persuadant que sa réalité hallucinée est le substrat de la réalité ”, celui de l’Autre, celui du langage articulé que Lacan est obligé d’identifier à la “ réalité ”, “ mais cette évidence doit passer inaperçue, sans quoi le réel, restant la réalité extérieure, n’aurait plus aucun intérêt théorique ”.
Et si l’impuissance à symboliser est seule constitutive du réel, qu’en est-il de la cure comme apprentissage du symbolique ? Roustang analyse le passage du réel lacanien du subjectif à l’objectif, de l’impuissance à symboliser à la résistance à la symbolisation, d’une création qui mime le symbolisme à une manière de butée, le réel comme manque, ratage, béance et trou dérivant en fin de parcours théorique vers la mort.
L’invention de l’objet a, de l’objet perdu, intermédiaire entre le sujet et le réel, prépare, selon l’auteur, “ l’escamotage du problème posé par la pulsion ”, les concepts de libido, pulsion, trauma, désir, réinterprétés par Lacan, perdent le principe de différenciation qu’ils détenaient chez Freud. La femme, quant à elle, est rejetée du côté des mystiques et même de Dieu parce que la doctrine a exclu par avance sa jouissance.
Aucun compte rendu ne saurait tenir lieu de la lecture du livre de Roustang. Il faut suivre pas à pas, page après page, le travail de questionnement, rapprochement, confrontation, vérification, discussion, mise en place et en perspective auquel il convie le lecteur sans pour autant susciter en lui la moindre réaction de suffisance mesquine. En effet, il ne s’agit à aucun moment pour l’auteur de réduire l’œuvre de Lacan, mais de l’inviter à convenir de ce qu’elle “ est ” en la plaçant à tout moment en face d’elle-même. Exercice aussi périlleux que nécessaire, Lacan esquivant par le mouvement toute question qui tant soit peu l’immobilise.
Certes, le livre a de quoi blesser la sensibilité de ceux qui se trouvent encore en relation transférentielle avec le maître post mortem. Il serait facile, après une telle “ exécution ”, d’évoquer quelque meurtre du père, et l’on ne s’en fera pas faute. Pour le lecteur extérieur à la pratique psychanalytique exercée ou subie, deux choses semblent claires. La démarche de François Roustang est une recherche rigoureuse et vigoureuse de logique et de “ vérité ”. Elle met en lumière les contradictions externes et internes de la doctrine lacanienne, les tours de passe-passe du “ prestidigitateur de génie ” pour élever la psychanalyse au statut de science, la restauration théologique d’une création par le Verbe, les distorsions et déductions frauduleuses, la “ parole absolue ” qui consiste à “ reconnaître l’échec mais faire de l’échec le principe premier et dernier de la doctrine ” ou encore à “ pousser jusqu’à l’extravagance les prétentions de l’entreprise et affirmer que cette folie est la raison même ”.
Mais elle place tout aussi bien en lumière la prodigieuse inventivité de Lacan, sa conscience aiguë des problèmes, son aptitude au déplacement et le mouvement inlassable de son intelligence innovatrice, créatrice. Elle exhibe par-dessus tout le caractère incantatoire, auto poïétique, de la parole écrite et orale de Lacan qui engendre sa propre recherche et, du même coup, inhibe chez l’auditeur ou le lecteur toute critique de cette recherche. Si l’œuvre de Lacan exige, pour déployer ses pouvoirs, une adhésion de principe, elle soulève la question – Lacan la pose lui-même – du délire scientifique. Si l’usage des mathématiques est un pur détournement, si des concepts comme le nœud borroméen ne sont que des métaphores, des illustrations, alors comment lit-on Lacan lorsqu’on le suit à sa demande, ou encore le savoir du maître consiste-t-il (au sens fort du terme) dans son style ? Voici, superbe, la réponse de Roustang : “ Le style le plus écrit de Lacan, construit de juxtapositions closes, de coups de phare qui éblouissent et retirent à la vue cela même qu’ils devraient éclairer (...) est fait pour écarter les simplifications, mais plus généralement pour défier toute traduction qui ne reprendrait pas les mots mêmes qu’il s’agit d’expliquer et qu’il faudrait donc laisser à leur insécabilité de diamants ou, en fin de compte, à leur obscurité de frondaison. ”
Est-ce à dire que le “ lecteur de Freud ” cherchait en savant mais trouvait en poète ou en fou littéraire ? Le facteur Cheval, Salvador Dali, Luis Bunuel seraient-ils les aboutissements inévitables et cachés de celui qui, avec lucidité et humour, écrit dans le Séminaire XI (citation produite par Roustang en exergue à son travail) : “ La psychanalyse se distingue par cet extraordinaire pouvoir d’errance et de confusion, qui fait de sa littérature quelque chose auquel je vous assure qu’il faudra bien peu de recul pour qu’on la fasse rentrer, tout entière, dans la rubrique de ce qu’on appelle les fous littéraires. ” 

Pascale Werner (Libération, 15 janvier 1987)


Lacan, Roustang et vlan !
Dérive esthétisante et formaliste de la psychanalyse hors de son champ, la thérapie : le jugement de François Roustang, un ancien disciple, sur son ex-père, est sévère.
 
 Lacan peut-il se dépeindre à la manière d’un personnage de la commedia dell’arte dont l’œuvre ressemblerait à celle du facteur Cheval : montrée au regard qu’elle amuse ou fascine, mais incapable d’abriter une tâche ? C*est ce que soutient François Roustang, traquant Lacan ligne à ligne, en dépistant les tournures de pensée, “ les tours ” où ce jongleur d’idées, jongleur de mots, se trouvait le mieux à son aise “ de l’équivoque à l’impasse ”.
Le livre refermé, on comprend l’opération que vient d’entreprendre François Roustang. Il a si bien débusqué les traquenards où Lacan s’était lui-même enferré que l’on en garde le sentiment étrange d’avoir affaire à sa dépouille. Il y a quelque chose qui ressemble à une chasse à l’homme intellectuelle dans ce livre. Plus rien de ce qu’il y avait de vivant dans le personnage, dandy vulnérable et provoquant, plus rien de ce qu’il y avait de phosphorescent et d’audacieux dans la pensée ne subsiste, sinon un piégeur piégé. Comme si les mots avaient fini par se jouer de lui. N’avait-il pas prévenu : “ À ce qu’ils formulent il n’y a qu’à se laisser prendre ou bien à laisser ”. Reste à l’oreille un gargouillis dont il abusait à la fin de sa vie : “ Nyaka ”.
François Roustang lui oppose l’esprit de sérieux qu’il redoutait comme une menace. “ Il n’y a pas de rapport sexuel ”... “ Je jaspine et je père-sévère ”, osait-il dire en défiant un parterre de jeunes gens, dans les années 70. François Roustang évite ce personnage-là, dont la présence, il s’en souvient encore, médusait les spectateurs. Imprévisible, théâtral, Lacan savait mettre les rieurs de son côté tout en s’obstinant sur les nœuds borroméens qui enlacent le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel. Le parterre qui bruissait d’extase, s’ennuyait parfois, mais tremblait toujours, de ne pas faire partie des initiés (Les Écrits publiés en 1966, révélaient une langue hermétique). François Roustang oublie les rieurs et ne cherche pas à les retourner de son côté comme Deleuze et Guattari avec L’Anti-Œdipe ou François George avec L’Effet y’au de poêle. Tout au contraire, il s’adresse aux autres, à ceux dont il avait fait partie, ceux pour lesquels Lacan semblait déchiffrer les énigmes de l’existence tout en s’en jouant et donnait un sens tragique à la psychanalyse : l’échec, le manque, la castration, le désir de l’impossible.
Laissant froidement de côté ce tragique et la loufoquerie qui l’accompagne toujours chez lui, Roustang cerne l’ambition intellectuelle de Lacan : faire de la psychanalyse la science des sciences, ouverte à la littérature comme à la physique, aux mathématiques comme à la philosophie et à la linguistique. Il montre comment cette ambition se dévoie et échoue : en démontant pièce à pièce tout un échafaudage théorique qui repose sur une base d’apparence simple et claire : l’idée que “ l’inconscient est structuré comme un langage ”. Déguisée en retour à Freud, cette formule, désormais célèbre, paraît à la fois incisive et sans danger. L’inconscient n’a-t-il pas aussi son langage ? En vérité, elle introduit dans la psychanalyse un formalisme glacé où, selon Roustang, “ l’inconscient devient une pure combinatoire de signifiants ”.
Il désigne cet inconscient au lecteur en pourchassant, d’abord, les glissements successifs de la notion de Réel, réalité désirante du sujet qui, dans un premier temps, est l’Imaginaire (à la manière d’une hallucination) : dans un second temps, le langage lui-même (à la manière d’une logique comme à la manière d’un délire) ; dans un troisième temps, l’impossible à symboliser (à la manière d’une psychose). François Roustang montre ainsi comment le Réel n’apparaît plus qu’assigné par le Symbolique ou lui résistant, “ marqué de toutes les négations et de toutes les privations ”. Il le montre encore en suivant le patinage de la notion d’Imaginaire, souvent réduite à l’image dans le miroir, “ sans plus tenir compte des images du rêve, de celles de la vie éveillée, de la création artistique ou poétique ”.
En se centrant sur la trajectoire ambiguë et mouvante du triptyque à la base de l’édifice conceptuel lacanien, depuis les Écrits jusqu’aux Séminaires, de 1954 à 1973, François Roustang projette une lumière froide sur l’œuvre, hors des zones d’ombre où elle abrite sa séduction. Il y a de la brutalité dans cette démarche, une outrance polémique (“ Guignol ne s’y prend pas autrement pour faire peur aux enfants ”) qui répond aux coups de force intellectuels de Lacan, présentés par ses adulateurs comme d’exquis coups de théâtre. Le plus spectaculaire d’entre tous est bel et bien la dévoration du Réel par le Symbolique. Ce que Freud recherchait avec le ça, le moi et le surmoi, c’était une dynamique des conflits. Avec Lacan, il n’y a plus de dynamique, sinon celle du langage, pris dans sa seule lancée, autrement dit dans son abstraction : les mots ne renvoient plus qu’à eux-mêmes, quelle que soit la prolifération de “ signifiants ” auxquels ils s’accrochent. Tel est le caractère paradoxalement “ réducteur et unilatéral ” de la psychanalyse lacanienne, dit François Roustang. En insistant sur l’escamotage de la dynamique inconsciente, il souffle l’échafaudage théorique bâti sur les entrelacs du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel qui tombe comme un château de cartes, en nous laissant sur un étrange vide.
Il s’en serait fallu de peu pour que les choses tournent autrement, se dit-on à la lecture de Roustang. De peu ? Le vide, c’est vrai, se repeuple bientôt des trouvailles lacaniennes, même si l’édifice ne tient pas debout. Des formules flèches comme la définition de l’hystérique, “ esclave qui cherche un maître sur qui régner ”, ou celle du paranoïaque : “ celui qui s’autopunit par l’agression ”. Des images qui crèvent les yeux comme “ la lettre volée ” ou bien Hamlet “ qui ne se rencontre pas lui-même avec son propre désir pour autant qu’Ophélie a été par lui rejetée ”. Mais l’aptitude à aimanter des images et des mots n’est pas encore de la psychanalyse qui a toujours affaire au corps à corps comme dans un travail d’accouchement. La stylisation esthétique du tragique n’est pas la confrontation clinique avec la douleur et la violence du symptôme. À trop prétendre détrôner la philosophie et doubler la linguistique, la psychanalyse lacanienne n’a-t-elle pas éclaté comme la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf ? À trop prétendre échapper au “ technicisme ”, Lacan n’a-t-il pas perdu de vue le rôle de la cure, comme formation non seulement d’un langage à reconquérir mais d’un espace d’appui ? Quelle est la technique lacanienne face aux psychotiques dont il parle tant ? François Roustang réussit à désigner les dérapages théoriques de Lacan et à en indiquer les effets : une dérive formaliste et esthétisante de la psychanalyse hors de son champ, la thérapie. Ce n’est pas peu. 

 




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