Edmund Husserl
La Terre ne se meut pas
Traduit de l’allemand et présenté par Didier Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle
1989
Collection Philosophie , 96 pages
ISBN : 9782707312730
15.20 €
Nous marchons sur le sol terrestre. Mais notre Terre n’est-elle qu’une planète parmi d’autres ou l’arche absolument immobile qui rend possible le sens de tout mouvement et de tout repos
Nous marchons dans un espace où le mouvement et le repos des corps renvoient à un centre de référence qui se confond avec ma chair. L’espace n`est-il pas alors constitué à partir des divers modes de mon incarnation et des différents champs de ma sensibilité ?
Nous marchons au milieu de choses. Dès lors, comment se constitue, sur le fondement du présent de ma perception, le monde environnant qui m’est extérieur ?
Tels sont les questions et les thèmes que développent les trois manuscrits posthumes de Husserl ici réunis.
* L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature (1934). Traduit de l’allemand et présenté par Didier Franck.
Il s’agit d’un célèbre texte posthume de Husserl auquel Merleau-Ponty ne cessa de faire référence et dont il fit l’objet de ses derniers cours. Husserl y montre que l’expérience que nous avons du mouvement et du repos des corps quelconques suppose une Terre absolument immobile par rapport à laquelle mouvement et repos peuvent prendre sens. Bien évidemment cette terre ne doit pas être comprise comme une planète réelle que l’on pourrait observer à la manière d’une étoile. À partir de là, Husserl s’efforce de construire un concept de l’espace qui ne soit pas celui de la géométrie et des sciences de la nature, mais plutôt celui de cet espace dans et par lequel nous faisons l’expérience de notre propre corps, espace qui est au fondement phénoménologique de la spatialité des sciences physiques.
*Note pour la constitution de l’espace (1934). Traduit de l’allemand et présenté par Dominique Pradelle.
* Le monde du présent vivant et la constitution du monde ambiant extérieur à la chair. Traduit de l’allemand et présenté par Jean-François Lavigne.
Dans ce manuscrit posthume daté vraisemblablement de 1931 Husserl s’attache à décrire simultanément la constitution du monde et corps propres à partir des kinesthèses et des mouvements propres au corps. À ce titre, ce texte relève de cette esthétique transcendantale renouvelée dont le projet occupa les dernières années de la vie de Husserl.
Marc Ragon (Libération, 23 mars 1989)
Husserl, phénomène persistant
Trois inédits, une exposition et un numéro spécial de Philosophie pour le cinquantenaire de sa mort : Edmund Husserl, le maître allemand de la phénoménologie, n’a pas dit son dernier mot.
“ À partir de Husserl apparaît une nouvelle manière d’égrener les concepts ”, a écrit Emmanuel Levinas. On dit bien que Heidegger (et Nietzsche d’une autre manière) aurait sonné le glas d’une tâche philosophique dont Edmund Husserl serait le dernier représentant. Pourtant, l’actualité de Husserl ne s’est jamais démentie. Le cinquantième anniversaire de sa mort a donné lieu en Europe à toute une série de manifestations et de publications. À Paris, une exposition a accompagné la publication aux Éditions de Minuit d’un numéro spécial de la revue Philosophie et d’un inédit de Husserl, La Terre ne se meut pas.
Le Gœthe Institut de Paris vient en effet d’accueillir une exposition commémorative de la vie et de l’œuvre de Husserl et du rayonnement de la phénoménologie allemande en Europe. L’entourage de Husserl ne se “ réduisait ” pas aux disciples et élèves directs comme Eugen Fink, Hans-Georg Gadamer, Martin Heidegger ou Otto Pöggeler : on reconnaît sur les photographies d’archives les silhouettes d’Alexandre Koyré, Emmanuel Levinas ou Paul Ricœur. J. Colette, de l’université de Tours, a signalé les jalons qui unissent les philosophies de Maurice Merleau-Ponty et de Jean Hyppolite à la méthodologie husserlienne. De même, E. Orth, B. Waldenfels et J.F. Courtine ont décrit les réseaux de solidarités qui impliquent Husserl dans les progrès de recherches théoriques aussi diverses que l’existentialisme, l’herméneutique, la philosophie du langage, l’anthropologie ou la psychiatrie.
La vaste querelle déclenchée il y a un peu plus d’un an par le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, a donné à réentendre un argument classique de l’histoire de la philosophie : la tâche d’une ontologie “ totalitaire ”, faisant de l’être un objet transcendant qui échappe à l’Histoire, relèverait, en bref, d’une métaphysique idéaliste. Or, même s’il est vrai que le règne de la technique nous fait vivre dans “ l’oubli de l’être ”, la pensée de Husserl n’a certainement pas fini de nous livrer ses secrets.
Aussi faut-il saluer la parution des trois textes inédits, rassemblés dans La Terre ne se meut pas. Initiative d’autant plus salutaire que la majeure partie de l’œuvre de Husserl (déposée par Malvina Husserl aux Archives Husserl à Louvain) reste encore à explorer en France. Leur unité repose sur un projet que Husserl désigne lui-même comme le “ renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde ”. Ils n’étaient cependant pas destinés à la publication et trahissent le “ style d’une pensée en train de chercher, non d’exposer avec ordre, les résultats qu’elle aurait auparavant découverts ”. (Dominique Pradelle.)
Néanmoins, ces ébauches – datant de 1934 (pour les deux premières) et 1931 – s’inscrivent de manière frappante dans la continuité logique des Méditations cartésiennes, le texte des fameuses conférences prononcées quatre ans auparavant à Paris : en 1929, Husserl exposait devant les auditeurs de la Sorbonne son ontologie de l’ego – un ego qui serait “ en deçà ” du sujet de la connaissance psychologique ; ici, c’est une “ spatialité originaire ” qui est recherchée dans une antériorité radicale par rapport à l’espace défini comme objet de connaissance scientifique, c’est-à-dire la Nature physique et géométrique. La Terre ne se meut pas rassemble les fragments de “ méditations coperniciennes ” inachevées. Didier Franck signale la contemporanéité de cette ontologie husserlienne de la Terre, avec la publication de L’Origine de l’œuvre d’art de Heidegger, “ où la Terre est nommée comme ce sur quoi l’homme fonde son habiter ” – une piste possible pour la mise en “ situation réciproque et respective de deux parcours qui se réclamèrent de la phénoménologie ”...
Ce n’est pas la voie explorée par Denise Souches-Dagues, qui nous propose cependant, dans le numéro 21 de la revue Philosophie entièrement consacrée au penseur allemand, une intéressante confrontation entre les deux philosophes, à travers son analyse de “ la lecture husserlienne de Sein und Zeit ”. Un numéro qui effectue un tour d’horizon exégétique de la pensée husserlienne, avec les contributions d’Adolph Reinach, Rudolph Bernet et Pierre Guénancia. L’article de Souches-Dagues est l’élément le plus pathétique de cette série d’études. Les notes portées par Husserl sur les marges du livre de Heidegger traduisent en effet une douloureuse incompréhension de sa part quant à l’esprit qui anime son ex-disciple. Souches-Dagues enfonce d’autant plus profondément le couteau dans la plaie qu’il part du principe que l’œuvre ultérieure de Heidegger doit éclairer le sens des propos tenus dans Sein und Zeit. C’est un Heidegger totalement autonome, émancipé de Husserl, que ce dernier est supposé avoir lu et annoté. Les notes de Husserl trahissent un dialogue impossible entre deux systèmes de pensée clos sur eux-mêmes. Elles présentent dans le même temps l’intérêt de faire toucher du doigt l’écart radical pris très tôt par Heidegger vis-à-vis des thèses de son professeur.
On peut relever en conclusion la persistance de trois problématiques léguées par Husserl : sa phénoménologie n’est pas seulement une ontologie du sujet et du monde, mais aussi une méthodologie et une théorie de la connaissance fondée sur une critique de la connaissance scientifique. “ Un des traits caractéristiques de la situation de la phénoménologie en France, écrit ainsi J. Colette, a été de retenir le sens de la réduction (...) pour scruter la vie de l’ego, une fois effacée toute trace de psychologisme. ”