Nathalie Heinich
La Gloire de Van Gogh
Essai d’anthropologie de l’admiration
1992
Collection Critique , 256 pages
ISBN : 9782707313980
24.00 €
Comment le Van Gogh mort en 1890 est-il devenu le Van Gogh célébré en 1990 ? Comment un individu nommé Vincent Van Gogh a-t-il été peu à peu constitué en héros – singularisé par la comparaison, grandi par l’admiration et, enfin, sanctifié par la célébration ? Comment les moments de sa biographie sont-ils devenus motifs légendaires – anecdotes tout d’abord, puis vérités historiques et, finalement, lieux communs ?
Où l’on découvrira comment ses œuvres, immédiatement après sa mort, ont été quasi unanimement, reconnues par la critique ; et comment malgré cela sa vie, une génération plus tard, a été transformée en légende hagiographique, bâtie sur le motif de l’incompréhension : motif dont il faudra comprendre la fonction dans cette mythologie du sacrifice et de la faute qui, incarnée en ce nouveau paradigme de l’artiste, organise aujourd’hui les formes les plus religieuses d’investissement sur l’art. Mais il faudra comprendre également pourquoi ce phénomène n’est pas simplement réductible à une “ sacralisation ” de l’artiste – pas plus d’ailleurs que l’inflation monétaire des œuvres ne l’est à une “ irrationalité ” économique ; et pourquoi les manifestations les plus populaires de l’admiration pour les grands singuliers suscitent la réprobation savante dans un monde lettré qui, à l’opposé, tend à s’en démarquer. Ce sera l’occasion, enfin, de s’interroger sur la nature de l’admiration, et sur les fonctions assignées à la singularité : autant de questions soulevées, au-delà du cas Van Gogh, par ce style fondamental de notre société moderne, mais aussi peu analysé qu’il nous est, cependant, familier.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Introduction
I. Déviation, rénovation : 1. L’œuvre faite œuvre : du silence à l’herméneutique – 2. La légende dorée : de la biographie à l’hagiographie.
II. Réconciliation : 3. Van Gogh contre Vincent : les antinomies de l’héroïsme – 4. Folie et sacrifice : l’ambivalence du singulier.
III. Pèlerinage : 5. Réparation par l’argent : l’achat et le rachat – 6. Réparation par le regard : la visite aux œuvres – 7. Réparation par la présence : la procession au corps.
Conclusion : L’effet Van Gogh – Annexes.
‑‑‑‑‑ Extrait de l’introduction ‑‑‑‑‑
Nous préférons parler d’« anthropologie » de l’admiration plutôt que de sociologie, bien qu’il s’agisse de phénomènes propres à notre société, dont le lecteur et le chercheur sont a priori également familiers. Mais le discours sociologique est encore trop pris dans des attentes normatives, qui en font un instrument de gestion des conflits de valeurs ou des « problèmes sociaux », pour ne pas emporter le risque d’une lecture soit apologétique, soit critique, qui chercherait des arguments pour ou contre l’admiration. Parler d’anthropologie, c’est au contraire signaler que l’on espère du lecteur la même curiosité détachée, la même neutralité vis-à-vis des valeurs observées et le même goût pour la mise à distance des phénomènes les plus familiers, qui s’appliquent aisément à des tribus lointaines.
Conformément à cette perspective anthropologique, la méthode adoptée privilégie ce que l’on nomme en ethnologie l’« observation participante », plutôt que la production de matériel ad hoc – statistiques ou entretiens – pratiquée en sociologie. Ainsi le travail s’est fait exclusivement par recueil et observation des écrits, des paroles, des images, des comportements relatifs à Van Gogh. Ce parti pris se justifie tout d’abord du fait que de tels documents étaient suffisamment riches pour alimenter la réflexion : richesse symptomatique de ce qui fait pour notre problématique un « bon objet », fortement investi et, par conséquent, très présent dans les mots, dans les actes, dans les choses. D’autre part, si nous n’avons pas cherché à « faire parler » sur Van Gogh, ce n’est pas seulement parce que « ça parle » tout seul, mais aussi parce qu’en matière d’admiration et de célébration toute demande de justification produit un effet en retour sur l’objet.
Hervé Gauville (Libération, 16 janvier 1992)
Épreuves d’artiste
« Tout a été dit sur Vincent Van Gogh. Restait donc à lui consacrer un livre qui réussirait le tour de force de ne pas parler de lui. L’ouvrage que la sociologue Nathalie Heinich a commis à propos de l’illustre peintre hollandais aurait pu s’appliquer à bien d’autres cas : Rimbaud, Mozart ou n’importe quel génie, de préférence prématurément ravi à l’admiration de ses pairs. Admiration est le maître-mot de cet essai, Van Gogh n’en étant que le prête-nom. La question posée est simple même si elle a été maintes fois rabâchée : comment se fait-il qu’un pauvre hère à moitié fou et vivant de la charité fraternelle soit devenu, un siècle plus tard, un artiste triomphant et (accessoirement) le plus cher du monde ? Ce qui est moins simple, c’est d’apporter de bonnes réponses.
D’abord, Van Gogh n’était peut-être pas le peintre incompris et méprisé que l’on croit. Sa carrière de peintre s’étend sur une dizaine d’années ; combien d’artistes peuvent se targuer d’avoir été reconnus et consacrés en un aussi court laps de temps ? Toujours est-il qu’il ne jouissait pas d’une obscurité sans faille. À preuve : les articles publiés avant sa mort et signés Aurier, Fénéon ou Lecomte, qui reconnurent d’emblée son talent. Il ne s’agit pas pour autant d’adopter le contre-pied de la vulgate et de prétendre que le maudit n’était pas si maudit que cela. En fait, l’auteur ne prend jamais parti pour ou contre Van Gogh. Sa position refuse d’être critique pour se cantonner dans un no man’s land impartial. Elle ne juge pas, elle étudie. On pensera ce qu’on voudra de cette objectivité et de sa neutralité, toujours est-il que la préface la justifie, en référence à Max Weber, en invoquant “ la neutralité axiologique impartie au chercheur ” (p. 12).
Le deuxième volet de l’analyse concerne l’édification posthume d’une légende de laquelle l’un des blasons s’appellera le Suicidé de la société, plaidoyer pro domo qu’Artaud ajoute au martyrologue. Van Gogh schizo. Van Gogh misérable, Van Gogh victime. Désormais, esprits éclairés et vulgum pecus se rejoindront dans un hymne commun, même si, clivage (idéologique et social) oblige, chaque groupe célèbre son idole à sa manière : Van Gogh ou Vincent, l’œuvre ou l’homme, chacun choisit son camp. Il y a ceux qui processionnent en rangs d’oignons à Auvers-sur-Oise et ceux qui dédaignent de se mêler à la foule accourue à l’exposition amstellodamoise du centenaire. Peu importe. Les uns et les autres sont englués dans la gloire de Van Gogh. Les artistes eux-mêmes, supposés plus circonspects en la matière, sont à leur tour obligés de se définir en regard de ce modèle imposé. Edouard Pignon, par exemple, à qui la fondation Van Gogh avait demandé un tableau en 1988, réagit ainsi : “ Je n’étais pas le moins du monde décidé à faire cette toile. Je m’y suis brusquement décidé et cette fois avec élan, si l’on peut dire, après l’étrange choc de la vente des Iris ” (p. 200). Peu à peu, le modèle va s’imposer partout. L’artiste solitaire, incompris et illuminé, se voit estampillé par la célèbre touche Van Gogh qui permet de le reconnaître instantanément. Voilà pourquoi les faux se sont mis à proliférer. Non pas tant parce qu’il est facile à imiter que parce que la facture spécifique de ses tableaux (le fameux empâtement) permet d’identifier immédiatement le style, donc l’homme. Le paradoxe veut que la singularité finisse par se signaler comme marque distinctive du génie, de telle sorte que l’exceptionnel en vient à être érigé en nouvelle règle. Ainsi naîtra la communauté des isolés, l’institution des marginaux. L’enflure de la valeur Van Gogh ainsi que la floraison des contradictions apparentes qu’elle engendrera s’explique selon un point de vue qui n’a rien (ou presque) à voir avec le goût ou un quelconque penchant esthétique.
À partir du moment où la figure du saint se superpose à celle de l’artiste, le phénomène s’éclaire brusquement. Dire que Van Gogh est un saint laïque, c’est enfoncer une porte ouverte. Mais Nathalie Heinich va beaucoup plus loin et brosse un portrait de l’artiste en saint protestant qui surprendra plus d’un orthodoxe. Elle décrypte les effets Van Gogh selon une grille de lecture d’ordinaire appliquée aux mises en route des sanctifications. La cote qui affole les ventes, c’est la dialectique de la dette et du rachat. Les queues interminables aux expositions, c’est la pulsion processionnaire. Les visites à Saint-Rémy ou Auvers, c’est le penchant au pèlerinage. Tous les signes se mettent en place pour transformer le pauvre bougre en icône. Car, après tout, il restera le seul à n’avoir pas profité de cette aubaine. Et c’est bien pour cette raison que l’édifice imaginaire établi sur le remords (oreille coupée, solitude, suicide renvoient à sacrifice, faute, culpabilité) se révèle, au fil des hagiographies et des hommages, de plus en plus solide. On peut se demander incidemment si cette Gloire de Van Gogh – le lecteur ne peut manquer d’en entendre résonner aussi l’écho ironique – renforce encore la forteresse de l’admiration ou commence au contraire à l’ébrécher. Parmi les illustrations les plus récentes, l’intelligent film de Maurice Pialat n’échappe pourtant pas, lui non plus, à la mise en demeure que le seul nom de Van Gogh (titre de son film) intime. “ Je voulais avant tout aller contre la légende du peintre fou, du peintre maudit, du peintre-crève-la-faim, inventée de toutes pièces ”, déclarait-il au Monde le 9 mai dernier (rapporté p. 102), reconnaissant par là l’obligation où il s’est trouvé de s’en tenir à une position réactive. “ Je pense être plus près de la vérité, de l’authenticité, que toutes les biographies « autorisées »”, ajoutait-il, renchérissant involontairement sur “ toutes ces biographies ” dont la revendication d’authenticité constitue précisément la profession de foi quasi obligée. Ce n’est pas Nathalie Heinich qu’on surprendra à de telles inconséquences. »
Catherine Francblin (art press, avril 1992)
« On a beaucoup écrit sur Van Gogh. Après le livre de Nathalie Heinich on ne devrait plus tenir sur lui les mêmes discours. La thèse défendue par l’auteur est simple. Van Gogh incarne beaucoup plus qu’un nouveau courant artistique ; il incarne pour tout le XXe siècle – spécialistes, avant-gardistes et grand public réunis – un nouveau modèle d’artiste, l’Artiste Moderne. Van Gogh, est, en effet, celui avec qui “ se superpose au critère technique d’excellence de la création des œuvres, un critère éthique d’excellence dans la vie ”. II est, bien avant Duchamp, celui avec qui la “ figure de l’artiste ” devient une valeur en elle même ; celui à partir de qui un nouveau régime de relations s’installe entre le créateur (d’autant plus grand qu’il est “ en avance ”) et la société (toujours fautive d’être “ en retard ”).
Sociologue, Nathalie Heinich n’était paradoxalement pas si mal placée pour se pencher sur le “ paradigme ” Van Gogh. Car seul un regard disant et presque indifférent à l’art proprement dit pouvait s’investir dans une tâche consistant à cerner avec précision les traits du Van Gogh mythique. (Le seul vrai Van Gogh ? ).
Pour commencer, l’auteur remarque avec justesse que s’il y eut un scandale Courbet, et un scandale Manet, il n’y eut pas de scandale Van Gogh. Au contraire, la reconnaissance de l’artiste fut à la fois rapide et rapidement consensuelle. Très vite, en outre, le jugement porté par ses pairs, les critiques, les marchands et les collectionneurs, sur sa peinture se figea en une quasi-doxa à partir de quoi la vie et l’œuvre de Van Gogh furent immédiatement érigées en catégories de référence.
Présentée dans l’article réputé être “ le premier consacré à Van Gogh de son vivant ”, comme porte drapeau du combat pour la modernité, l’œuvre de Van Gogh, à travers les commentaires successifs, restera étrangement conforme à celle qu’avaient louée ses premiers admirateurs. Nathalie Heinich ausculte leurs appréciations méthodiquement l’une après l’autre. D’abord Aurier qui parle d’une peinture “ très simple, populaire, quasiment enfantine, capable d’émouvoir les humbles qui ne raffinent point ”. Ensuite, Octave Mirbeau auquel on doit les premières évocations de la “ mort tragique ” et du “ déséquilibre ” de Van Gogh. Enfin et surtout les témoignages d’Émile Bernard et de Gauguin qui fixeront pour toujours les principaux motifs de la construction légendaire en associant notamment la référence dramatisée à Théo, et l’abondante activité épistolaire du peintre, à la publication de son autoportrait. Si bien qu’avant même sa première grande exposition personnelle (chez Bernaim en 1901), la critique n’avait encore vu que quelques tableaux de l’artiste, qu’elle était déjà unanime à le considérer comme un peintre majeur et à faire l’éloge de l’ensemble de son œuvre.
Pourquoi alors les biographes ont-ils entretenu l’idée d’un Van Gogh incompris, méprisé, “ suicidé ” par la société ? Parce que ce motif de l’incompréhension était nécessaire à ce que l’auteur appelle la “ mise en légende hagiographique de la vie de Van Gogh ”.
On s’en doutait un peu, mais cela n’avait jamais été démontré jusqu’ici, la biographie de Van Gogh possède, en effet, tous les caractères d’une vie de saint. Qu’on prenne le motif de la vocation, ceux de l’isolement, de la marginalité, de l’inaptitude à la vie pratique, de l’ascèse, de la pauvreté, ou bien encore le motif du martyre enduré ou de l’accomplissement dans la postérité, il est frappant de constater à quel point la légende de Van Gogh semble inspirée de la Légende dorée qu’écrivait Jacques de Voragine vers le milieu du XIIIe siècle.
Nathalie Heinich n’ignore pas que l’artiste lui-même alimente en permanence cette espèce d’“ hagiographisation sulpicienne ”. Mais si Van Gogh prête souvent le flanc à la légende qui l’héroïse (on ne prête qu’aux riches…), il arrive aussi que l’interprétation, comme aveuglée par le modèle qu’elle projette sur son objet, se développe à contre-courant de toute vérité historique. Ainsi les thèmes contredits par les faits de la chasteté de Van Gogh et de son autodidaxie ont-ils contribué à renforcer la lecture religieuse. La biographie de Van Gogh, en outre, n’a pu se constituer en hagiographie chrétienne qu’à la faveur d’une proximité manifeste entre les univers religieux et artistique. L’expérience religieuse, telle qu’elle s’est établie pour la chrétienté, possède en effet avec l’expérience artistique, telle qu’elle s’est définie pour la modernité, maintes propriétés en commun : indifférence à la réussite matérielle ou mondaine, permanence du doute, projection sur la postérité de l’aspiration a la reconnaissance, par exemple. Une différence de taille, toutefois, existe entre les deux domaines l’objet célébré par l’art n’est pas religieux. Autrement dit, si Van Gogh fait figure de saint, ce n’est pas, note Heinich, un saint canonique mais un “ saint laïc ”.
Un “ saint laïc ” : la proposition géniale contenue dans ce livre tient dans cette antinomie. Car il découle de ces termes qu’on ne peut se contenter de rabattre (comme certains l’ont suggéré) l’admiration envers l’artiste moderne sur la vénération envers le saint. La dimension de “ critique de la religion ”, exposée par la laïcité, est en effet essentielle qui permet de comprendre que “ l’amour de l’art, loin d’être une illusion sur sa propre nature (religieuse), est ce qui permet de maintenir une sacralisation hors de toute canonisation ” Cet amour de l’art, poursuit l’auteur, concilie “ l’attachement à des objets d’admiration initialement non canoniques, puis canonisés par la communauté des amateurs d’art, avec le détachement à l’égard des formes canoniques de la religion. Ce double refus de route autorité instituée – celle de la tradition artistique, celle de l’institution cléricale – est une façon de refaire, sur de nouvelles bases, de la communauté : une communauté ré-authentifiée parce que dirigée contre les formes reconnues de la foi avérée ”.
Désignant en Van Gogh l’inverse du bouc émissaire (singulier stigmatisé en coupable), Nathalie Heinich découvre ainsi quelle place l’Artiste Moderne (singulier exalté en victime) occupe dans la société, quel rôle fondamental est le sien qui consiste à ressouder ses membres dans la communauté d’une même culpabilité et d’une même dette Mais je ne suis pas seule à penser que le modèle que fut Van Gogh pour le XXe siècle ne survivra guère aux festivités de son centenaire. Même si l’envolée des prix des œuvres tend à se calmer, la figure de saint de I’artiste laïque contemporain pourrait bien, dès lors ne pas résister longtemps aux honneurs que la société actuelle rend à l’art. Le livre de Nathalie Heinich, lui-même, n’est-il pas à prendre comme l’indice d’une croyance qui décroît ? »
Du même auteur
- La Gloire de Van Gogh, 1992
- Du peintre à l’artiste, 1993
- Ce que l’art fait à la sociologie, 1998
- Le Triple jeu de l’art contemporain, 1998