Critique


Claude Reichler

L'Age libertin


1987
Collection Critique , 144 pages
ISBN : 9782707311177
8.95 €


Il y a plusieurs libertinages : un libertinage philosophique, très actif au début du XVIIe siècle ; un libertinage mondain, qui se confond avec certaines manifestations de l’“ honnêteté mondaine ” puis essaime dans la société des petits-maîtres et des marquis du XVIIIe ; un libertinage “ moral ”, fondé sur la revendication de la liberté des mœurs, qui donne lieu à une recherche incessante du plaisir et du jeu. Pourtant, le même projet anthropologique préside à ces divers aspects du libertinage : c’est ce projet qu’on tente d’éclairer ici.
L’étude de la socialité, qui fait l’objet du chapitre I, aborde le problème du retrait du sage devant le pouvoir, emblème de la situation des “ intellectuels ” au XVIIe siècle ; elle fait déboucher cette question sur les stratégies de l’honnêteté et sur l’acceptation du conformisme, derrière lequel les libertins de la deuxième moitié du XVIIe siècle essaient de protéger l’indépendance de leur pensée, sinon de leurs plaisirs. Le chapitre IV répond à celui-ci en découvrant, dans le célèbre portrait de Louis XIV par Rigaud, l’image d’un monarque qui utilise la simulation et la manipulation des représentations pour mieux assujettir. Un chapitre est consacré à montrer la fabrication d’une féminité énigmatique au XVIIIe siècle, objet d’un constant désir de conquête ; l’étude va du scénario initiatique à l’obscurité maintenue sur la naissance des héroïnes, en passant par la scène, si fréquente dans les textes, où une dame s’évanouit opportunément sous les yeux d’un homme fasciné... Quant au chapitre III, en recourant aux publications les plus osées du siècle, il élabore une analyse des images du corps et du jeu de tensions qui sous-tend l’exploration érotique.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Préambule

I. Les paradoxes du conformisme :
1. La mort de Pyrame – 2. L’omelette du libertin – 3. La convenance : a.)  Chacun fait son métier  b.) L’usage de la vraisemblance – 4. La conversation – 5. La double impasse

II. Conquérir est notre destin :
1. L’initiation – 2. Les trois étapes – 3. L’histoire modélisée et modélisante – 4. La scène de la défaillance – 5. Une naissance obscure – 6. Une représentation surdéterminée – 7. Une méconnaissance active

III. Le corps au péril des images :
1. La nature comme innocence ou comme sauvagerie – 2. La réversion de l’image – 3. Le fiancé-animal – 4. Le délaissement – 5. L’art et l’imagination – 6. La lèpre d’Yseut – 7. Psyché

IV. La jambe du roi :
1. Personne privée et rôle symbolique – 2. Le portrait en costume de sacre – 3. Le haut et le bas

Line Karoubi (Le Matin de Paris, 14 avril 1987)

Voyage libertin
 
 On en a fait des débauchés professionnels et les apôtres de la superficialité. Quand ils ne sont pas convoqués au festin de pierre du sieur Don Juan, c’est en enfer qu’on les envoie brûler pour avoir trop visité Sodome et Gomorrhe. Du libertin au libertinage quelle confusion de sens et de rôles et quelle promptitude à caricaturer – pour l’occulter – une facette fort dérangeante de notre classicisme bon teint.
À Claude Reichler revient aujourd’hui le mérite de redorer le piteux blason de l’Âge libertin, un âge très court d’ailleurs qui va de la fin du XVIe à celle du XVIIIe siècle, de Calvin à Sade. Mais le chemin suivi par notre redresseur de torts ne passe ni par l’Histoire ni par la sociologie. C’est exclusivement au cœur des textes littéraires qui ont traversé l’époque comme des météores, ceux de Méré, Saint-Évremond, Crébillon, sans compter la kyrielle des anonymes, qu’il inscrit sa pêche miraculeuse et tend ses filets.
Qu’est-ce que l’homo libertinus ? Est-il bon, est-il méchant ? A-t-il une autre morale que celle du plaisir défendu ? Comment, reconnaître le libertin honnête du “ petit-maître ”, sa version dégradée ? Pour en finir avec “ la représentation complaisante des grâces rococo, mouches, dentelles, bals, roses de Boucher et soupers frivoles ”, simples signes extérieurs de richesse, Reichler nous invite au grand bal des maudits.
Théophile d’abord, illustre représentant du “ premier ” libertinage, vient témoigner de l’infâme procès dont il fut victime pour avoir défendu Epicure et rejeté en bloc les promesses faites par la religion d’un bonheur au-delà. En se convertissant en 1626, il porte un coup fatal à l’“ esprit libre ” et donne le tempo de la deuxième valse. Désormais, le libertin devra se dissimuler, porter un masque “ honnête ”, composer avec la théologie régnante et devenir cette insaisissable image de la duplicité habile à changer de discours au gré des circonstances. “ Il laisse en retrait son for intérieur et préserve sa liberté. En même temps, il prend part au jeu social, y tient sa place et contribue à sa bonne marche. ” De là l’étiquette de stratège poids lourd qu’on lui a collé sur le front et dont Laclos a fait ses choux gras dans Les Liaisons dangereuses, sans hélas faire la part de la nécessité du jeu libertin et des extrémités auxquelles il peut conduire. Valmont, petit-maître séducteur, a fait oublier l’esprit fort, le libertaire, en se faisant passer pour lui.
L’entreprise de connaissance du monde et de soi qui sous-tend les courants du libertinage, tous les romans de l’époque peuvent pourtant en témoigner. Grande inquisition des secrets des femmes, contemplation érotique des corps, conquête et initiation à la jouissance, de Prévost à Nerciat en passant par La Vénus dans le cloître et Le Portier des Chartreux, “ les textes exhibent les dessous de la fable amoureuse, décrypte le langage des passions prétendument idéales ne cherchant qu’à montrer au grand jour ce que le consensus social et religieux tenait soigneusement enfoui ”. Une esthétique du “ dévoilement ” doublée d’une savoureuse stratégie du déguisement, on tient sans doute là la clef du royaume libertin, tous âges confondus. 

Michel Delon (La Quinzaine littéraire, 1er mai 1987)


La fête des sens et de l’esprit
 
 Orphelin de ses certitudes médiévales, l’homme occidental a mis un ou deux siècles à se construire une nouvelle sécurité intellectuelle : l’Histoire. Copernic l’avait perdu dans un univers décentré, Machiavel livré aux seuls rapports de force de la vie sociale. Le monde se réduisait désormais à un ensemble de points de vue, de représentations, de perspectives. Le libertinage fut la réponse apportée à cette relativité générale par certaines élites intellectuelles et sociales, en attendant que le Progrès vienne restaurer un nouveau système de références. Telle est l’hypothèse qui permettrait de baliser chronologiquement un âge libertin et qui expliquerait le titre du livre de Claude Reichler.
On se souvient de son précédent recueil, La Diabolie (Éditions de Minuit, 1979), qui se proposait d’étudier le détournement des textes, c’est-à-dire aussi le retour du discours sur lui-même pour dire, jusqu’au vide, la toute-puissance du langage. Le Dom Juan de Molière, le roman de Renard et l’œuvre critique de Barthes lui servaient à illustrer la notion de texte diabolique, jouant et se jouant du sens. On voit le glissement de La Diabolie à L’Âge libertin, du texte séducteur aux théories de la séduction. Mais, dans un livre comme dans l’autre, libertin à sa façon, Claude Reichler refuse de tenir un discours systématique ou rigoureusement historique. L’Âge libertin se contente d’esquisser quatre traversées qui, dans le XVIIe et le XVIIIe siècles, interrogent les rapports de la norme à la déviance, de l’illusion à la réalité.
Le principe de l’attitude libertine est celui de la double morale. Pris en tenaille entre une tradition qui leur semble bonne pour le peuple, et la répression qui s’abat sur ceux qui s’en écartent, débauchés et esprits forts adoptent un langage double : liberté intérieure, conformisme extérieur. “ Soyez persuadés que les Princes ont autant de droit sur l’extérieur de la religion qu’en ont les sujets sur le fond de leur conscience ”, affirme Saint-Évremond. Toute la doctrine classique des bienséances, de la vraisemblance ou de l’honnêteté a partie liée avec cet art de la feinte. Dans l’univers de la norme et de la loi, les libertins se délimitent de petits territoires d’exemption, des cercles de liberté morale et intellectuelle. Cependant, Pascal les avertit : à s’agenouiller, en faisant semblant de prier, fût-ce pour la galerie, on finit par croire. Le conformisme n’est jamais innocent.
L’esprit fort réplique en analysant l’origine du phénomène religieux : “ l’envie de croire tient lieu de créance ”, dit encore Saint-Évremond. Telles seraient les illusions de la foi et de l’amour. On a depuis longtemps noté les étapes de la séduction libertine : le choix de la victime, le siège, l’assaut, la publication de la chute et l’abandon. Claude Reichler propose une scansion différente de cette course au plaisir qui n’est en fait qu’une course au pouvoir. Le séducteur idéalise un objet de désir pour le réduire bientôt à n’être qu’un corps comme un autre. Ainsi bien des romans du XVIIIe siècle ballottent-ils leur lecteur d’une illusion perdue à une autre, entretenant le mirage d’une énigme à découvrir : vérité d’une naissance obscure ou secret même du sexe féminin. À la manière de Diderot, chacun veut faire parler les “ bijoux indiscrets ”.
À la dialectique de l’illusion et du désenchantement correspondent deux images du corps : sublime ou bestial. Yseut la blonde rencontre un lépreux et Emma Bovary un aveugle ; au Moyen Âge comme dans le XIXe siècle bourgeois, la beauté est confrontée à son inversion. Le folklore transforme aux yeux éblouis de la Belle l’horrible Bête en Prince charmant, mais cette sublimation du corps obscène suppose toute une mythologie de l’interdit ou un rituel funèbre.
L’application la plus surprenante de cette dualité du corps concerne l’image de Louis XIV dans le célèbre tableau de Rigaud et dans les mémoires de Saint-Simon. Le peintre en 1701 choisit de représenter le roi vieillissant en costume de sacre, mais lui découvre les jambes, ostensiblement moulées de blanc : il concilie ainsi les deux modèles du prince solaire et libertin, impérieux et séducteur, l’homme du pouvoir et celui du désir, tandis que Saint-Simon rompt l’équilibre, en insistant sur la corruption, la gangrène, qui gagne Versailles et son monarque.
On a vu Crébillon à la scène et Boucher au Grand Palais ; le libertinage est aujourd’hui à la mode. P. Wald Lasowski, par deux fois, en a fait miroiter les grâces rococo (Libertines et L’Ardeur et la galanterie, Éditions Gallimard) ; Casanova a entraîné dans son vertige Chantal Thomas (Un voyageur libertin, Éditions Denoël) et François Roustang (Le Bal masqué de Giacomo Casanova, Éditions de Minuit). Michel Camus édite aux Éditions Fayard les textes d’un Enfer qu’on croyait définitivement libéré jusqu’à ce que la censure à prétexte moral menace à nouveau. Mais le libertinage n’est pas seulement cette fête des sens et de l’esprit qui laisse les naïfs s’empêtrer dans les interdits. Claude Reichler vient heureusement rappeler, sur le mode de la suggestion, certains enjeux politiques et philosophiques d’un libertinage que la Révolution et Sade ont définitivement fait basculer du côté de notre nostalgie. 

 

Du même auteur

Voir aussi

* La création du corps sublime in Le Corps et ses fictions, dir. Claude Reichler (Minuit, 1983).  
* La littérature comme interprétation symbolique in L'Interprétation des textes, dir. Claude Reichler (Minuit, 1989). 




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