La littérature enferme l’amour dans les romans, la poésie : critiques et théoriciens seraient disqualifiés si la passion contaminait leurs travaux, les empêchant de raisonner sainement. Et voici que l’amour est au cœur de la réflexion et de l’écriture d’un livre, voici qu’il est la raison de vivre du lecteur comme de l’auteur, la seule raison de lire et d’écrire. Voici qu’un amoureux fou de phrases, de textes et de leurs auteurs, cherche (et trouve) des occasions de dire “ Je t’aime ”. Car les mots sont toujours les mêmes, préexistant au sentiment, ce sont les situations qui manquent.
Des “ récits critiques ”, ce sont des aventures dont des livres sont les héros. L’auteur raconte ici diverses métamorphoses du couple “ écriture et amour ” : comment Victor Hugo ressuscite sa Léopoldine chérie pour construire Les Contemplations ( Notre fille ) ; comment l’apôtre de la différenciation entre la vie et l’œuvre est lui-même vénéré en tant que personnage de roman ( Être Proust ) ; comment la passion de Des Grieux pour Manon Lescaut le laisse dépendant de chaque gramme de l’héroïne de l’abbé Prévost ( Le premier héroïnomane ) ; comment les albums de Tintin suscitent un amour spécifique et quel secret cache la tintinolâtrie ( Un jeune homme sans vraisemblance ) ; et comment des lecteurs trouvent le courage d’accepter l’œuvre d’un contemporain, en l’occurrence Thomas Bernhard et particulièrement Extinction ( L’incendie du siècle ).
L’amour et l’écriture se nourrissent de moments d’exception, romanesques et quotidiens, de moments différents que l’auteur rêve ici de fondre en un seul. Pour que “ Je t’aime ”, indifféremment, s’écrive, se lise et se vive.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Introduction – Notre fille (Les Contemplations) – Être Proust (À la recherche du temps perdu) – Le premier héroïnomane (Manon Lescaut) – Un jeune homme sans vraisemblance (Les Aventures de Tintin) – L’incendie du siècle (Thomas Bernhard).
Michel Paquot (La Cité, 22 avril 1993)
Mathieu, Marcel, Tintin et d’autres
Et voici que l’amour est au cœur de la réflexion et de l’écriture d’un livre : écrivain et critique, Mathieu Lindon dit Je t’aime à quelques-unes de ses passions littéraires.
Qui dit “ Je t’aime ” à qui ? Le romancier à son personnage ? Le personnage au lecteur ? Le lecteur au romancier ou au personnage ? Le personnage au romancier ou le romancier au lecteur ? “ Il arrive qu’on aime, qu’on adore un livre, écrit Mathieu Lindon : mais de quel amour ? Coup de foudre ou mûre réflexion ? Est-ce un vrai amour qui apporte tant de joie et si peu de souffrance ? Et qu’on offre, qu’on prête, qui se vend et s’achète ? ” Écrivain et critique littéraire (au Nouvel Observateur puis à Libération), ce jeune homme de trente-huit ans a pris son parti de dire “ Je t’aime ” à quelques-uns des livres qui figurent dans son Panthéon littéraire.
Panthéon iconoclaste. Si Lindon convoque Proust, c’est pour, “ comme un enfant ”, “ renouveler le gag sur le lien narrateur-auteur ”, estimant qu’“ être Proust est un fantasme de lecteur, l’assurance d’une aventure unique qui sonne comme un slogan : écrire sa vie comme d’autres veulent la vivre ou la changer ”. Si Hugo est au rendez-vous, le grand homme se voit revivifié par le biais de ses Contemplations, recueil de poèmes “ tellement célèbres ” et pourtant “ si peu ” lu (le recueil). Et si l’Abbé Prévost répond aussi à l’appel, voilà l’auteur de Marion l’Escaut soupçonné d’avoir mis au monde “ le premier héroïnomane ” en la personne de ce pauvre Des Grieux qui ne cesse d’être en manque de son héroïne. À ces trois classiques viennent se greffer deux modernes. Thomas Bernhard, chouchou de l’auteur qui n’hésite pas à célébrer un “ génie ” dont la lecture “ est une aventure, un coup de théâtre auquel seule la lecture de Thomas Bernhard peut préparer ”, et, dans un texte absolument anticonformiste, “ un jeune homme sans vraisemblance ” nommé... Tintin ! Lindon différencie strictement le Tintin que lisent les enfants de celui qu’analysent les adultes, parents ou exégètes. “ Ce sont eux qui font à Hergé un procès d’antisémitisme parce qu’ils donnent à Tintin des vertus éducatives qu’il n’a pas, ce qui ne me semble pas du tout être le bon angle d’attaque ”, explique-t-il. “ Se situer d’emblée au deuxième degré est comme abandonner toute volonté de découvrir quoi que ce soit sur Tintin. Il n’y a rien de poujadiste à s’en tenir à l’observation : on l’aime et c’est tout. ” “ Accuser Hergé de racisme et d’antisémitisme est n’avoir rien compris à Tintin, ce qui n’est pas un crime. Seulement, si on n’est pas de ce monde, pourquoi se mêler d’y faire la justice ? ” Mais toujours, c’est à l’écriture et à la lecture que revient Mathieu Lindon, à cette double question qu’il soulève avec tant de pertinence dans l’introduction de ce recueil : lire, écrire, qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça remue en nous comme forces et sentiments plus ou moins obscurs ? S’il se refuse à faire du lecteur un créateur au même titre que l’écrivain, l’engagement physique et mental étant sans commune mesure, Lindon constate pourtant que l’un et l’autre se rejoignent finalement car “ celui qui achève un roman ne doit pas être le même que celui qui le commence ”.