Guillaume d’Ockham (1288 ?-1349 ?) compte parmi les plus grands philosophes du Moyen Âge. Pourtant, les aspects les plus décisifs de sa pensée sont souvent mal connus et ont rarement fait l’objet d’une interprétation d’ensemble. Dernière figure majeure de la Scolastique, logicien et théologien controversé, Ockham a assigné à la philosophie une tâche nouvelle, dont elle a encore à s’acquitter : penser la singularité de chaque chose, décrire depuis ce point irréductible le contenu de l’expérience et le fonctionnement du langage. Pour cerner ce projet, on propose ici une analyse systématique de la pensée d’Ockham et de très nombreuses traductions de textes empruntés à l’ensemble de son œuvre.
En affirmant résolument leur singularité, Ockham cherche dans les choses mêmes un point de départ modeste pour la philosophie. C’est le projet d’une ontologie réduite à sa plus simple expression. Il demande à l’expérience de montrer comment cet arbre, cette pierre devient pour nous l’élément d’une série – les arbres, les pierres. C’est le projet d’un empirisme. Il demande au langage de montrer que l’on peut, fût-ce par des termes généraux, signifier des choses singulières, afin d’analyser la référence sous toutes ses formes. C’est le projet d’un nominalisme. Singularité, sérialité, référence : trois faits fondateurs et trois questions à nouveau ouvertes. Qu’est-ce que le singulier ? Comment, autour de lui, constituer des séries ? Comment le signifier ?
Pour mieux faire apparaître la force propre de cette pensée, on la situe, sur quelques points précis, par rapport à ses devanciers ou ses adversaires, mais on l’expose aussi à un regard moderne. Tout en participant au renouveau des études médiévales, ce livre tente, ainsi, de poser quelques questions à la philosophie contemporaine.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Avant-propos.
I. L’étant singulier. Singulier, série, signe. L’ontologie dans un nouveau cadastre – La teneur de l’unique – La puissance de séparation – Notes.
II. L’expérience comme mise en série. Le paradoxe de l’intuition – Le temps d’abstraire – Contre la représentation – Notes.
III. Du bon usage des signes. Le jeu de la référence :1. La référence – Le jeu de la référence : 2. Les jeux – L’enchaînement des phrases vraies – Critique des genres de discours. Notes.
Choix bibliographique
ISBN
PDF : 9782707332608
ePub : 9782707332592
Prix : 27.99 €
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Roger-Pol Droit (Le Monde, 10 février 1989)
Un cataclysme nommé Ockham
« De sa vie, on ne connaît pas grand-chose. Guillaume est né à Ockham, dans le Surrey, à la fin du treizième siècle. En 1290 ? En 1295 ? On ne sait. C’est bien à Munich qu’il meurt, un large demi-siècle plus tard.
Mais on ignore de quoi, dans quelle disposition d’esprit, et même à quelle date exacte. Sans doute a-t-il été emporté par la peste de 1349. Peut-être allait-il se réconcilier avec la papauté. Mais rien n’est sûr. Ce franciscain n’est pas prévisible.
II est pourtant d’une probité intransigeante et rare, tant dans sa vie intellectuelle que dans sa vie politique. Son parcours, pour ce qu’on en connaît, a l’éclat soudain des étoiles filantes, et la rectitude brève de leur sillage net.
Il est vrai que les météores, en son temps, passaient pour annonciateurs de catastrophes... 1318 : débutant à Oxford, il se fait remarquer pour son commentaire, très inhabituel, du Livre des sentences, de Pierre Lombard, qui servait de référence à l’enseignement philosophique et théologique. Ses analyses déconcertent. Elles paraissent bientôt suspectes. Dès 1324, il doit quitter Oxford.
Il n’aura donc professé qu’un peu plus de six ans. Et encore, sans être maître, il n’était qu’inceptor – “ commençant ”. Il le restera – d’où son surnom de venerabilis inceptor (littéralement : “ vieux débutant ”), que ses disciples conserveront, en jouant sur les mots.
La formule signifiera pour eux “ respectable initiateur ”, défricheur à qui l’on rend hommage pour avoir inauguré une voie nouvelle. Il est vrai qu’en peu d’années, et en quelques centaines de pages, Guillaume d’Ockham a opéré, dans la pensée, de gigantesques déblaiements.
Il a balisé autrement les limites des savoirs, modifié les tâches du philosophe, dissipé des chimères, vidant ainsi d’une large part de leur contenu ces lourds volumes qui, sous le nom de théologie et de métaphysique, emplissent les bibliothèques d’Europe. Reste à évoquer comment il s’y prit. Mais nous n’en sommes pas là.
On le retrouve en Avignon, où le pape Jean XXII fait examiner ses écrits. Il n’est pas condamné. Mais il s’est lié, durant les quatre années de son séjour en France, à un groupe de franciscains partisans de la pauvreté intégrale, contre Jean XXII, qui pourtant soutient l’ordre.
Rompant avec le pape, Guillaume rejoint Louis de Bavière, qui combat lui aussi la papauté, mais pour des motifs plus temporels. Ils se retrouvent à Pise, puis à Munich. Le philosophe-moine multiplie les pamphlets contre l’“hérétique ” qui siège sur le trône de Pierre. En 1330, il est excommunié. Bien qu’il reprenne et complète ses premières œuvres philosophiques, ses dernières années en Allemagne sont surtout marquées par des textes politiques, relativement mal connus et apparemment loin de nos préoccupations.
Sa démarche philosophique, en revanche, nous parle. Par bien des traits, elle est étonnamment actuelle. Encore fallait-il pouvoir s’en aviser. Or peu de textes étaient accessibles en français, et les travaux qui lui ont été consacrés demeuraient confinés au cercle des spécialistes.
Voici que les hasards de l’édition nous livrent deux ouvrages importants. Disons-le d’emblée : ce sont des livres arides, et souvent difficiles. Mais ces volumes jettent une vive lumière sur une authentique philosophie, c’est-à-dire une pensée qu’on ne pourra jamais simplement enterrer sous une page tournée de l’histoire des idées.
Trans-Europ-Repress publie la première partie de l’œuvre majeure de Guillaume d’Ockham, sa Somme de logique, texte latin et traduction de Joël Biard, qui devient accessible pour la première fois en français. Ce n’est pas la seule initiative heureuse de cette maison d’édition – petite par ses moyens, grande par la qualité de son catalogue – à laquelle il faut rendre hommage.
D’autre part, la nouvelle collection « Philosophie », dirigée par Didier Franck aux Éditions de Minuit, inaugure ses publications avec, entre autres, un remarquable travail de Pierre Alféri, Guillaume d’Ockham, le singulier. Le grand intérêt de ce livre, c’est qu’il ne se contente pas d’exhiber le contenu d’un système. Il restitue, avec une grande précision, le mouvement très particulier de la démarche d’Ockham, sa manière spécifique de pratiquer la philosophie.
En quoi consiste-t-elle ? Globalement, il s’agit de distinguer nettement entre le langage et les choses. La philosophie doit travailler à ne plus confondre les signes qu’emploie notre pensée avec des objets réels, à ne plus prendre nos manières de dire pour des modalités de l’être.
En opérant ce partage entre les discours qui se réfèrent à des choses et ceux qui ne concernent que des signes, Ockham, si l’on peut dire, nettoie les écuries de la métaphysique. Car on use de manière absolument différente d’un terme apparemment semblable, quand on dit que l’homme traverse la rue, que l’homme est un animal raisonnable, ou que l’homme est un mot de cinq lettres.
Travailler ce type de distinctions, et en tirer, partout, toutes les conséquences, telle est la tâche de la logique. Loin de se cantonner à l’étude des formes de raisonnement, la logique, pour Ockham, se confond avec la philosophie elle-même. Elle ne constitue pas véritablement un domaine à part, encore moins quelque savoir suprême regardant les autres de haut, mais un outil critique, qui doit parcourir l’ensemble des connaissances. Son intervention, “ transversale ”, est aussi polémique et décapante. Elle dissout des problèmes que l’on croyait réel, en fait surgir d’autres qu’on ne voyait pas. Ockham vient ainsi ébranler un vaste plan de la tradition philosophique, de Platon à Duns Scot.
En effet, ce qu’on dénomme en son temps les “ universaux ” (le concept d’homme, ou celui de cheval, par exemple) n’a, pour lui, aucune unité ni aucune existence réelles. L’“ humanité ” ou la “ chevalité ” ne sont pas des essences existant par elles-mêmes, ou dans l’entendement divin, dont il serait pertinent de se demander comment elles se réalisent dans tel ou tel individu (Socrate, ou Rossinante).
Purement relatifs à notre esprit et à notre langage, ces signes ne renvoient à rien de réel. On ne se demandera donc plus : comment l’homme s’incarne-t-il en Socrate, ou le cheval en Rossinante ? On s’interrogera plutôt pour savoir comment l’on passe de singularités dispersées (Socrate, Platon, Alcibiade, etc.) à ce concept-signe qui fabrique un universel, autrement dit une réalité seulement mentale, unifiant en une série (les hommes) des individus par ailleurs uniques.
Sur ce point capital, le travail de Pierre Alféri jette une lumière décisive, en montrant comment toute la pensée du philosophe s’organise autour de trois concepts : singulier, série, signe. Le monde selon Ockham est avant tout discontinu, atomisé, constitué de choses singulières, c’est-à-dire uniques (cette pierre, cet arbre, cet homme). Elles existent séparément du seul fait de la puissance absolue de Dieu. Chaque chose est une pure singularité, dont nous faisons l’expérience. Le problème est alors de trouver ce qui, dans notre expérience, permet de constituer des séries (les pierres, les arbres, les hommes), donnant leur unité mentale à ces rassemblements d’unités éparses. Chaque série étant désignée par un signe (les termes “ pierre ”, “ arbre ”, “ homme ”), il s’agira de savoir quelles combinaisons de ces signes peuvent se référer adéquatement à telle ou telle réalité singulière.
Peut-être n’aperçoit-on pas, dans ce si bref résumé, tout l’enjeu de ce renversement. Ce sont pourtant les arrière-mondes du platonisme et bon nombre de questions philosophiques qui se trouvent, d’emblée, balayés. Essence et existence ? Aucune différence : s’il n’existe que du singulier, il n’y a d’essence que du réel. Pis, ou mieux : le possible n’est pas un mode d’être. Ce qui est simplement pensable n’a aucune réalité. Encore pis, ou encore mieux : la question métaphysique centrale de l’“ être en tant qu’être... ” n’a pas à être posée. Le sens du terme “ être ” demeurant radicalement indéterminé, cette interrogation est sans pertinence ni contenu.
Avec Ockham, l’ontologie est laissée en suspens, sinon détruite. La métaphysique n’est plus une science, pas même un domaine de discours convenablement constitué. La théologie enfin ne peut-être que négative, faute d’aucune expérience possible de Dieu. Sans doute ne faudrait-il pas enrôler trop vite le venerabilis inceptor dans les débats des temps modernes, ou dans ceux de notre siècle. On se dit pourtant, à le lire, que la philosophie a tout à gagner à une redécouverte de la modernité des médiévaux. »