Qu’est-ce qui nous affecte ? Assistons-nous à un retour du sensible ? Ces questions, l’hypersensible contemporain les repose dans l’art, la pensée, l’écriture. Il invite à réhabiliter ce qui, en chacun de nous, apparaît trop souvent comme une faiblesse à surmonter : la fragilité, la vulnérabilité. Qualités dites « féminines » ? Ce dont les hommes en tout cas devaient autrefois se garder, préservant leur impénétrabilité – ce tabou fondateur de toute différenciation.
L’hypersensibilité doit se concevoir comme un outil d’analyse, un instrument de connaissance fine au service d’un mode de pensée subtil, aussi fragile qu’endurant, permettant d’inventer d’autres modalités créatrices, étrangères à l’habituel partage sexué. Selon quelle autre logique que celle de l’éternelle division qui oppose la douceur réceptive des unes à la force de pénétration des autres ? Question que posèrent eux aussi Deleuze ou Barthes, mais également quelques femmes peu soucieuses d’incarner la force phallique du pouvoir intellectuel de l’époque, comme Marguerite Duras, laquelle joua crânement l’idiotie ou Louise Bourgeois, l’éternelle femme-enfant destructrice et moqueuse. Question laissée en suspens (c’est sa définition même que d’imaginer le suspens des oppositions) et qu’il faut donc inlassablement reprendre.
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PDF : 9782707343406
ePub : 9782707343390
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Jean-Louis Jeannelle, Le Monde, vendredi 7 avril 2017
Gilles Deleuze, Marguerite Duras , Roland Barthes et l’ artiste Louise Bourgeois, auxquels Evelyne Grossman consacre ce très bel Eloge de l’hypersensible, ont en commun d’avoir été nourris par la psychanalyse, dont ils ont néanmoins détourné les concepts afin d’échapper à l’habituel partage sexué.
Professeure à l’université Paris –Diderot et éditrice des œuvres d’Artaud en « Quarto » (Gallimard, 2004), Evelyne Grossman tient de l’auteur du Pèse-nerfs (1927) une attention particulière au surgissement d’une pensée pulsionnelle, à même la « chair », ainsi qu’au désir de se créer un corps neuf à travers l’écriture. Son Eloge de l’hypersensible fait apparaître l’importance, en littérature, de ces « écorchés », oscillant entre exacerbation des sens et anesthésie. Nous sommes loin ici des approches exclusivement scientifique ou éthique des émotions à l’œuvre dans les sciences sociales : l’hypersensibilité dont il est question est avant tout un instrument de connaissance. Les écrivains réunis ont en commun de s’interroger sur ce qui nous affecte, mais chacun d’entre eux a conscience que rien n’est moins personnel que l’affect.
Lecteur averti de Spinoza, Deleuze a souligné que les affects ne sont l’expression d’aucune intériorité dont l’individu pourrait se prévaloir. Forces impersonnelles qui nous traversent, ils traduisent une augmentation ou une diminution de notre puissance d’exister, si bien que la force d’un corps se mesure à sa capacité à être le plus diversement affecté. Nulle passivité, nul sentimentalisme donc. Par son intensité, l’affect ouvre en nous une faille, et nous force à penser.
Personnages sans intériorité
Des larmes, Duras disait : « C’est comme une peine qui me traverse », telle une douleur détachée du sujet. Les personnages de ses romans apparaissent sans intériorité, à commencer par la protagoniste du Ravissement de Lol V. Stein (Gallimard, 1964), placée sous le double signe de l’hyperesthésie et de l’anesthésie. Le ravissement provoqué par la trahison de son ex-fiancé Michael Richardson a ruiné en elle tout leurre identitaire. Transpersonnels, les affects exposent, l’amour en particulier, à un risque de dépersonnalisation - risque que l’acte d’écrire porte à son maximum et que Duras a vécu comme un état proche de la folie.
De cette logique de l’affect, Evelyne Grossman tire les applications les plus intéressantes dans l’œuvre de Barthe, dont elle relit Système de la mode (Seuil, 1973). Dans ce démontage systématique d’un discours qu’on pourrait croire vide de sens, le sémiologue exerce ce sens de la nuance qui ne se réduit nullement à un simple jeu d’oppositions. Chez Barthes, les distinctions sont sans cesse rejouées. La sensibilité tient dès los à ce que le « langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots ». Contre les approches anglo-saxonnes qui interrogent, sur les questions de genre, la validité idéologique des discours, Evelyne Grossman défend avec Barthes la capacité à devenir non pas soi-même, ainsi que nous l’enjoint notre époque, mais autre chose que soi, que son identité ou que son sexe. Tel est le sujet de la jouissance : « ni homme ni femme, ni moi ni autre, c’est un neutre pulsionnel ».
Du même auteur
- La Défiguration, 2004
- L'Angoisse de penser, 2008
- Eloge de l'hypersensible, 2017
- La Créativité de la crise, 2020