Emma Doude van Troostwijk
Ceux qui appartiennent au jour
Prix Françoise Sagan 2024
Prix Robert Walser 2024
Prix de l'Académie Rhénane 2024
Prix du métro Goncourt 2024
2024
176 pages
ISBN : 9782707349484
17.00 €
« Je voulais raconter ça, l’histoire d’une famille de pasteurs qui perd la mémoire. Traiter d’un drame, avec le plus de lumière possible. »
E. D. v. T.
Le temps d’un séjour de quelques semaines dans sa maison d’enfance, la narratrice raconte ses retrouvailles avec sa famille, où, depuis trois générations, hommes et femmes ont choisi le métier de pasteur. Mais quand elle arrive, quelque chose de cet ordre ancien s’est profondément déréglé.
ISBN
PDF : 9782707349514
ePub : 9782707349507
Prix : 11.99 €
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Télérama, Stéphane Ehles, 3 janvier 2024
Dans un presbytère de France vit une famille de pasteurs néerlandais. L’avenir des uns, les souvenirs des autres, la foi : une première fiction subtile.
« Le Français dit qu’un ange passe. Le Néerlandais dit qu’un pasteur se promène. » On en croise beaucoup, des pasteurs, dans ce délicat premier roman qui illumine ce début d’année littéraire. La jeune metteuse en scène et autrice Emma Doude vanTroostwijk (née en 1999) installe son livre dans le presbytère d’un village français ceint de grands sapins verts, où vit une famille néerlandaise dont le grand-père, le père, la mère et le fils ont été, sont ou seront pasteurs. Quand la fille, la narratrice, revient après un an d’absence, le grand-père, atteint de troubles de l’âge, ne la reconnaît plus ; le père, fatigué, ne peut compter que sur des Post-it pour se souvenir de ce qu’il a à faire ; Nicolaas, le frère sur le point d’être ordonné, doute; la mère, elle, pasteure du village, fidèle à son poste, travaille ses prédications et veille sur son monde.
De ce fil ténu, Emma Doude van Troostwijk tisse un beau récit fait de courts paragraphes narratifs et puissamment évocateurs, entrecoupés de points linguistiques établissant les équivalents dans les deux langues de quelques expressions idiomatiques, et compose ainsi un ensemble profond autour de la mémoire. Celle qui s’enfuit des uns, celle qui revient chez les autres. Remontent ainsi des souvenirs de vacances en mer du Nord, d’aventures enfantines dans le grenier du temple ou dans les forêts alentour. Les réminiscences d’une foi d’antan (le psaume préféré d’Opa, le grand-père, les notes du cantique À toi la gloire...) se joignent à l’émotion ressentie lors du premier culte de Nicolaas, ou lors de ses questionnements quant à son engagement.
Si la thématique peut faire penser à la remarquable série danoise Au nom du père, sur les affres d’une dynastie de pasteurs (diffusée sur Arte en 2018), pas de trace, ici, de lourde névrose ni de nostalgie envahissante. La famille s’apparente plutôt à un cocon protecteur que la narratrice avoue chérir. « Je pourrais dire que je tiens à eux comme à la prunelle de mes yeux. » Eux qui, en français, « ne tiennent qu’à un fil », mais qui, en néerlandais, « appartiennent au jour ».
France Culture, Le Book Club, 3 janvier 2024
Emma Doude van Troostwijk était l'invitée de Marie Richeux, en compagnie d'Emmanuelle Tornero.
Le Monde, Tiphaine Samoyault, 12 janvier 2024
Maze, Marie Viguier, 18 janvier 2024
« Ceux qui appartiennent au jour » – Conte à rebours
Au sein d’un presbytère, la fille d’une famille de pasteurs néerlandais cherche à retenir ce qui se délite devant ses yeux.
Ceux qui appartiennent au jour, premier roman d’Emma Doude van Troostwijk, est un récit qui galope après le passé. Comme on bat la mesure pour ne pas perdre le tempo en jouant sa partition, la narratrice – dans cette famille où l’amnésie menace de tout recouvrir – résiste comme elle peut en récoltant les souvenirs. Dès les premières pages, la metteuse en scène et autrice, Emma Doude van Troostwijk déploie la touffeur singulière d’une paroisse protestante où l’on perd la foi avec la même évidence que la mémoire. Dans cette famille, on est pasteur de génération en génération. La narratrice revient dans la demeure familiale à l’occasion de la consécration de son frère, Nicolaas. Elle raconte le quotidien retrouvé avec Opa et Oma (ses grands-parents), ses parents et son frère. Cependant, si la connivence avec ce dernier se révèle fondatrice et sincère, une inquiétante étrangeté flotte dans l’air. Les corps y sont souvent épuisés, les non-dits planent mais ne se révèlent jamais et toutes échappées semblent vouées à être avortées.
Écrire pour (re)tenir
Ce qu’il y a de saisissant dans ce roman, c’est bien la capacité de l’autrice à mettre des mots sur la perte. Dans ce foyer où l’heure retentit avec une implacable régularité – glas des cloches et son des horloges – la temporalité est pourtant complètement détraquée. Le père et le grand-père commencent à sérieusement perdre la mémoire. La narration fait des bonds dans le temps enbrouillant toutes les pistes. Aussi, de retour dans sa maison d’enfance, la narratrice cherche par tous les moyens à recoller les morceaux. Elle montre des cassettes VHS à son père sur le poste téléviseur, joue au puzzle avec son grand-père, propose même des parties de Memory. En chemin, l’autrice évoque la théorie de la réminiscence de Platon et le beau roman, Avant que j’oublie, d’Anne Pauly paru en 2019 comme de possibles boussoles à ce mouvement de dérive.
Le choix d’Emma Doude van Troostwijk d’une écriture synesthésique renforce l’effet d’immersion. Elle fait résonner Chopin, Mendelssohn, Jacques Brel. Elle décortique les lieux, les objets, la nourriture (« coquillettes, jambon, ketchup engloutis à la cuillère collante du repas de la veille »), les tissus, les lumières, les corps (« la peau pendante de son cou qui rougit, transpercée par le faible soleil du mois de mars »), les mouvements (des tasses de café se remplissent, des cigarettes se roulent, des serrures s’ouvrent). Jamais, elle ne prétend accéder à la psyché de ses personnages. Elle peint, dans des phrases courtes et concises, leurs actions. Elle dit la vie religieuse pratiquante bien qu’apparemment désertée par la croyance. On étudie la Bible, regarde des Walt Disney, prépare des cultes et des petits-déjeuners, prie et scrolle sur son smartphone comme tout le monde.
Récit d’une urgence insituable, Ceux qui appartiennent au jour cherche à remonter le temps en s’accrochant à l’unique croyance qui tienne encore, la « puissance des histoires ».
Collateral, Johan Faerber, 23 janvier 2024
Emma Doude Van Troostwijk : « Ce qui m’intéressait dans le burn-out, c'était cette sensation collective d’avoir brûlé notre monde jusqu’au bout»
Avec Ceux qui appartiennent au jour paru chez Minuit, Emma Doude Van Troostwijk offre un des romans les plus singuliers et fascinants de cette rentrée d’hiver. Dans un presbytère égaré au bord de la mer, une famille de pasteurs aux accents néerlandais semble comme vivre au bout d’elle-même et du monde, taraudée par l’angoisse, la maladie et le burn out. Dans une atmosphère magnétique, comme autant de tableaux, se déploie une famille dont les nœuds se resserrent de page en page. Entre prose poétique et tableaux atmosphériques, questionnements sociaux sur le burn out et rêveries sur le bilinguisme, Ceux qui appartiennent au jour installe son autrice comme l’une des révélations de cette année que Collateral ne pouvait manquer d’aller interroger le temps d’un grand entretien.
Le Figaro littéraire, Astrid de Larminat, 25 janvier 2024
Emma Doude van Troostwijk : la bible en héritage
Le temps est-il révolu où les jeunes écrivains réglaient leurs comptes avec leurs aînés, rejetaient leur héritage familial ? On se pose la question en lisant l’étonnant roman d’Emma Doude van Troostwijk.
La narratrice, alter ego de l’auteur, est née en 1999. Fille et petite-fille de pasteurs néerlandais, elle grandit en France, dans le presbytère auquel ses parents avaient été affectés, près du temple et d’un village. Lorsque le récit commence, elle est étudiante et rentre chez elle après une longue absence. En arrivant, elle est frappée par la décrépitude de la maison : la peinture s’écaille, le jardin est en jachère. Son regard est placide, photographique, avec un art du cadrage serré qui décompose les choses. Son adorable grand-père a perdu la tête. « Enchantée de vous rencontrer, Madame », lui dit-il. Elle entre dans son jeu, avec une tendresse espiègle. Son père, lui, est prostré. Un burn-out ? Il n’ouvre plus sa bible. Croit-il encore en Dieu ? Il y a aussi la grand-mère, vaillamment accrochée à son déambulateur, et la mère qui garde le cap.
Amour conjugal et filial
Enfin, il y a le fils, Nicolaas. Dans cinq semaines, après Pâques, il sera ordonné pasteur : c’est son tour. Sa sœur remarque ses ongles rongés d’angoisse. Elle l’étreint : « Ça va aller. » Les scènes sont brèves, disjointes, comme suspendues dans le vide. Pasteur stagiaire, Nicolaas préside le culte : « Ceci est mon corps, donné pour vous, faites cela en mémoire de moi. » La mémoire, fil rouge du roman. Le fils donne la communion à son père. C’est aussi une affaire de succession. Nicolaas n’a pas la foi, mais pour lui « l’Eglise est comme une famille ». Sa mère l’encourage : « Un pasteur, ça sert à garder les histoires vivantes, c’est déjà bien, raconter des histoires. » Le suspense s’installe. Nicolaas osera-t-il rompre la transmission et décevoir les siens ?
C’est un récit esthétiquement austère, métaphysiquement vertigineux, parce que personne ne semble croire à ce qu’il professe. Un roman postmoderne ? Le titre, Ceux qui appartiennent au jour, est la traduction littérale d’une expression néerlandaise qui signifie : ils ne tiennent qu’à un fil. Tout est fragile mais un fil résiste. Le fil très fort de l’amour conjugal et filial, tissé autour de la parole biblique. Un jour, le grand-père ouvre la Genèse et lit : « C’est par la foi qu’Abraham, lors de son appel, obéit et partit pour un lieu qu’il devait recevoir en héritage, et il partit sans savoir où il allait. »
L'Obs, Didier Jacob, 25 janvier 2024
Sur le fil
Une famille protestante d’origine néerlandaise vit en France dans une maison appelée le Presbytère. Le père est pasteur. Le fils, Nicolaas, devrait prendre la relève s’il conserve la foi jusqu’à l’ordination, ce qui n’est pas gagné. C’est sa sœur, un peu plus jeune que lui, qui observe et qui raconte dans une langue mixte, nourrie de français et de néerlandais. Ne tenir qu’à un fil se dit ainsi, aux Pays-Bas, « appartenir au jour ». Dans ce premier roman à l’écriture subtile, les personnages appartiennent à la lumière mais ils sont aussi hantés par la nuit : Opa, le grand-père, ne reconnaît plus sa petite-fille. Quant au père de la narratrice, que celle-ci retrouve après une longue absence, il perd inexorablement la mémoire, accrochant des Post-it au-dessus de la gazinière : « Les Post-it verts pour les événements de la semaine à venir. Les jaunes fluo pour ceux des semaines passées. Les orange pour ne pas oublier de dates importantes. » Ainsi s’affiche, sur le mur de la cuisine, « le cerveau de mon père », dit la jeune héroïne. On écoute Louis Armstrong (« Go down Moses »), Oma pose le bol de crème glacée sur le radiateur parce que sinon c’est trop froid pour ses dents. Dans la cave, Opa regarde rouler, hypnotisé, un train électrique en miniature. Instants volés à l’oubli qui menace, moments de complicité avec le grand frère qu’Emma Doude van Troostwijk décrit avec un art parfait du non-dit expressif, scènes du quotidien où un rire peut tout faire basculer dans le bonheur de vivre, mais où le tragique de l’existence peut aussi l’emporter encore une fois, comme lorsque la famille, attablée autour de la table de la salle à manger, tente de jouer au Memory, tandis que le chocolat fume dans les tasses : le père voit les paires partir tandis que lui-même n’en a trouvé aucune, et il se lève, « part sans un mot ». Accueillons Emma Doude van Troostwijk, 25 ans, dans le cercle fermé des primo-romancières remarquables : elle possède la science fragile de dire les riens de la vie. Elle emmène ses lecteurs comme des paroissiens à la messe : on n’en sortira pas meilleurs, mais on aura aimé comme chantent les histoires.
La Croix, Fabienne Lemahieu, 25 janvier 2024
Vers la lumière
Un premier roman, d’une grande délicatesse, célèbre la mémoire familiale et l’amour filial malgré la perte de repères.
Fidèle à la promesse contenue dans son titre, c’est un premier roman d’une infinie poésie que Ceux qui appartiennent au jour. Emma Doude van Troostwijk, une jeune metteuse en scène de 25 ans d’origine néerlandaise, y pose un regard délicat et lumineux sur la mémoire familiale à l’instant où celle-ci se dérobe. Tout est fragment dans ce beau récit aux phrases courtes, presque hachées, et aux chapitres comme des tableaux qui convoquent les souvenirs qui filent, suggèrent les postures de l’attente, du doute, parfois de la douleur rentrée.
La narratrice, que l’on devine proche de l’autrice, revient auprès de sa famille dans le presbytère qui l’a vue grandir. Son père, son grand-père furent pasteurs, sa mère l’est encore. Et Nicolaas, son frère sur le chemin de l’ordination, pourrait prendre en charge l’héritage parental. Si ce n’est ce doute : « A quoi ça sert que je devienne pasteur si plus personne. » Si plus personne ou presque ne se souvient, si plus personne ne fait le lien : ni Opa qui a perdu la tête, ni Papa qui la sent défaillir…. Autour de ce trio masculin, les épouses veillent. Et la narratrice observe, comme un cadeau sans retour à cette famille soudée et trébuchante – « Devant moi, le dos de mon père est assoupi. Les bras étendus contre la pile d’ouvrages à lire, la tête écrasée sur la page 222 de la Bible, il ne pense plus. Il se repose. Doucement, j’enlève les lunettes du bout du nez. Replie les branches. Presse les lèvres sur le front dégarni. Mon père a l’odeur de l’enfance. Mes pieds se déplacent, avec difficulté sur le paquet encombré. Ma main appuie sur la poignée. Actionne le mécanisme. Je sors. Je ne suis jamais entrée. »
A l’émotion du premier culte, à la solennité de la première bénédiction de Nicolaas, aux tourments liés à son engagement à venir succèdent les éclats d’une enfance heureuse visionnés sur les cassettes VHS et les heures arrêtées de la vieillesse qui pénètre le presbytère. Des égarements de son grand-père, la jeune femme fait pourtant une fête, une escapade ; des moments suspendus de complicité absolue où les rôles s’inversent – et qui ne sont jamais vécus qu’avec les aïeux. Tout est vrai, tout est profond dans ces dialogues où affleurent ensemble l’absurde et le rire. « Je lui propose une figue. Il dit, volontiers madame. Ses doigts n’arrivent pas à enlever la peau. Je demande, puis-je couper votre figue cher monsieur ? Il rit. J’emporte la figue dans la cuisine, la découpe comme Opa me l’a appris, il y a longtemps. Je sors un plateau en argent de l’armoire. J’enfile le tablier à dentelles de Oma. Je sonne la petite cloche du salon, je dis, le repas est servi. »
Dans ce jeu de l’amour filial, la jeune femme renonce à l’altérité, accepte l’unilatéralité du regard – « J’ai caressé ses cheveux blancs de ma paume, déposé un baiser sur le front. J’ai soufflé ik hou van jou, je t’aime, tout bas. Opa ne m’a pas entendue. » Parfois s’installe le silence, que seuls les gestes comblent ; parfois elle redevient cette petite fille qui se faufile entre ses parents endormis, dans la chaleur de leur sommeil ; régulièrement, le néerlandais et le français se mêlent pour raconter cette aventure intime. Ce double questionnement linguistique est comme la ponctuation des interrogations existentielles qui traversent chacun. Et ce chapitre, où seul est retranscrit un message qui peut-être sauve tout : « Lieve Nicolaas,/Ik wens je God Toe./Liefs,/Je vader//Cher Nicolas,/ Je te souhaite Dieu./Je t’embrasse,/Ton père ».
En attendant Nadeau, Feya Dervitsiotis, 26 janvier 2024
L'ange passe, le pasteur se promène
Au moyen d’une écriture simple, recueillie, accumulant gestes du quotidien et observations depuis les portes entrebâillées d’un presbytère, la jeune autrice Emma Doude van Troostwijk crée une atmosphère si forte, si étrange, qu’elle l’emporte sur son récit.
Ceux qui appartiennent au jour fait partie de ces livres parfaits dont l’organisation interne redouble le sens. Ce sont eux surtout qui déposent en nous une musique qui se prolonge. Le premier roman d’Emma Doude van Troostwijk est une nature morte, faite d’êtres en proie à la perte de mémoire. De courts fragments sont disposés à la suite les uns des autres, en ronde dirait-on, autour d’un centre abstrait et terrifiant qui n’est jamais désigné. Cette béance, la perte de mémoire, est contournée, présente par son absence. Du « je » de la narratrice, on ne sait rien, son effacement au-delà de son point de vue est total, comme si l’autrice avait oublié son personnage, ou que le texte lui-même s’était oublié en cours de route.
Le temps d’un mois en été, la narratrice retourne à la « maison » : un presbytère vieilli dans une campagne française, où habitent ses grands-parents, ses parents, et son frère, tous néerlandais et pasteurs ou sur le point de le devenir. C’est le cas de ce frère, Nicolaas, encore « stagiaire » lorsqu’elle le retrouve. De ce devenir découle la tension du roman, tant ce statut de pasteur s’entoure d’une inquiétante aura car les deux hommes qui précédent Nicolaas ont perdu la mémoire, comme si cette fonction la leur avait arrachée. Aussi le jeune homme hésite-t-il jusqu’à la fugue avant de prendre, lui aussi, ce risque : perdre la mémoire, ou peut-être Dieu ? Par la singularité réelle de son sujet, ce roman s’inscrit dans un monde social inconnu de la littérature contemporaine.
Le décor est minimaliste jusqu’à la solennité. Les différentes pièces du presbytère, son jardin, le temple puis la rivière non loin, sont les angles contre lesquels se cognent les six personnages. Sur cette scène, la famille repliée sur son néant peut oublier le reste du monde. Si la première page montre la narratrice sur une plage de la mer du Nord, songeant à cette visite, le reste ne quitte plus l’intériorité diffuse de cette constellation de pasteurs.
On entre dans le roman en même temps que la narratrice ouvre la porte du presbytère. Mais c’est dans un palais de mémoire que nous pénétrons, et plusieurs pièces, plusieurs seuils, suivent. Souvent, le regard de la narratrice saisit les autres personnages depuis l’embrasure d’une porte, lorsqu’ils se trouvent dans un « cadre » lui permettant de les photographier mentalement. Ailleurs, ce sont de micro-descriptions très rapprochées – un insecte, une goutte de café sur un doigt –, vite abandonnées mais qui suffisent à suggérer une collecte angoissée de souvenirs, un rapport fébrile au réel menacé.
Certains tropes, autant narratifs que stylistiques, peuvent paraître convenus (la forêt qu’il faut traverser pour arriver à la lumière), mais Emma Doude van Troostwijk les déjoue en explorant, parallèlement à son récit de l’oubli, les mots pour le dire. Le fil narratif se voit interrompu par des intermèdes : ce sont à chaque fois trois courtes phrases sur la page, une expression française toute faite sur la perte, le délitement, suivie de la traduction littérale de son équivalent néerlandais, et enfin l’expression en néerlandais. « Il plie bagage. Il part avec le soleil du Nord. Met de noorderzon vertrekken. » De cet écart entre les deux langues, de la rencontre répétée entre deux images qui disent l’oubli, provient la lumière de ce premier roman, son indétermination frémissante, sa capacité à nous faire ressentir le vide sous nos pieds. Le titre même serait une traduction néerlandaise de notre « ne tenir qu’à un fil ». Ce procédé finement poétique culmine à la dernière occurrence : « Le français dit qu’un ange passe. Le néerlandais dit qu’un pasteur se promène. » Fugacement, on se dit que le livre est né de cela, d’une image prise au pied de la lettre.
Les Echos, Alexandre Fillon, 8 février 2024
Les beaux jours d'Emma Doude van Troostwijk
Dans « Ceux qui appartiennent au jour », une jeune femme retrouve le presbytère où elle a grandi. Là où son père est toujours pasteur et son frère s'apprête à le devenir. Un premier roman singulier et gracieux.
Les personnages de « Ceux qui appartiennent au jour » évoluent entre deux langues. Le néerlandais et le français, avec leurs variations, leurs subtilités et leurs nuances. La narratrice de ce premier roman entêtant a grandi dans un village au bord d'une rivière. Dans un presbytère, à cent mètres d'un temple avec son clocher en ardoises, sa salle paroissiale, son jardin. Le lieu où elle revient auprès de sa famille. Là où son père officie encore et où son frère aîné s'apprête également à le faire.
Nicolaas termine son stage, il sera bientôt pasteur à son tour après son ordination. Un moment décisif où l'on va lui demander de mettre son « engagement personnel et de foi au service de l'Evangile et de la communauté de l'Eglise ». Nicolaas va devoir passer de la théorie à la pratique, célébrer son premier culte, accompagner son premier enterrement. Autour d'eux, il y a Papa et Mama. Celui qui répond, quand son fils lui demande s'il croit en Dieu, qu'il croit « à la puissance des histoires ». Celle qui dit à ce même fils qu'écrire une prédication, « c'est un peu comme parler d'amour ». Il y a aussi la présence des grands-parents : Oma et Opa qui perd la tête.
En une série de fragments qui sont comme des instantanées, Emma Doude van Troostwijk montre les silences, les complicités et les doutes de ses protagonistes. Elle s'attache à suivre avec beaucoup de délicatesse le regard de son héroïne si sensible aux odeurs de l'enfance ou du dimanche matin. Une jeune femme capable de saisir l'atmosphère des petits-déjeuners avec les corn flakes au sucre, d'évoquer un père chantant une chanson de Jacques Brel à sa fille d'un an, de s'interroger sur les raisons d'un « burn out ».
Un monde éternel
Le temps d'un séjour auprès des siens, la narratrice retrouve un monde en huis clos. Ce monde qu'Emma Doude van Troostwijk fixe dans les courts chapitres de « Ceux qui appartiennent au jour » semble éternel, bien qu'il soit contemporain. De la débutante qui inscrit aujourd'hui son nom au catalogue des éditions de Minuit, on sait qu'elle a vu le jour en 1999 dans une famille d'origine néerlandaise, qu'elle a grandi en Alsace et qu'elle travaille comme assistante de mise en scène.
Tableau animé, à la fois déroutant et attachant, son coup d'essai interroge sur la mémoire, celle que l'on garde et celle que l'on perd. Sur ce en quoi on peut croire encore. Cette entrée en littérature atmosphérique paraît bien plus qu'une promesse. On assiste à la naissance d'une voix singulière, à laquelle il est chaudement recommandé de prêter l'oreille.
Le Temps, Isabelle Rüf, 14 février 2024
«Ceux qui appartiennent au jour», un premier roman à la grâce déconcertante
L'enfance et la famille sont au coeur du récit d'Emma Doude van Troostwijk. Comme le bilinguisme, qui ajoute à sa musicalité.
A quoi sert un pasteur ? «A garder les histoires vivantes», dit Mama. Et le père, lui aussi, croit encore à la puissance de ces histoires. Dans la famille, ils sont tous pasteurs de père en fils, et aussi la mère. La fille, qui est l'auteure de ce conte intime, revient au presbytère après une longue absence. Un voile d'oubli recouvre le temple, la maison, le jardin ensauvagé. Opa, le grand-père, ne sait plus bien qui il est ni où il se trouve. Le père voudrait être un autre ou ne plus être du tout, «brûlé de bout en bout», en burn-out, «la maladie des gens qui prennent soin».
Le fils, Nicolaas, à la veille de s'engager, doute de sa vocation, ne croit plus en Dieu et se demande si Dieu croit en lui. Il est, depuis toujours, «le bizarre, le sectaire, l'étranger». Les femmes soignent ces blessés de la foi. Elles assurent la survie. «Traiter d'un drame avec le plus de lumière possible», c'est le pari de ce premier roman d'une grâce déconcertante.
Citations de chansons
Née en 1999, Emma Doude van Troostwijk a pris le parti d'une narration enfantine - phrases brèves, qui s'enchaînent avec fluidité, sans préciser qui parle, ruptures de langage, citations de chansons, gros plans et arrêts sur image, flash-back vers l'enfance. Cette enfance, justement, est au coeur du récit. Comme si les acteurs de ce «drame» ne l'avaient jamais quittée, y revenaient sans cesse.
Nourritures régressives, fêtes improvisées, rituels dérisoires et charmants. Pour la centième fois, on regarde Mary Poppins. On ressort les cassettes vidéo familiales, on joue au Memory, jeu cruel pour ces amnésiques. On se rappelle même «des souvenirs qui n'existent pas». Tout ce qui, dans ce naufrage, pourrait virer au pathos est transcendé avec légèreté, éclairé par une tendresse sans sentimentalisme. Il y a dans cette famille un amour vivace qui jamais ne se décourage.
Bilinguisme omniprésent
Trente ans auparavant, les parents sont venus des Pays-Bas s'occuper de ce presbytère largement déserté par les fidèles. Les grands-parents les ont rejoints. Le bilinguisme est omniprésent, ajoutant à la musicalité d'un récit qui tient de la comptine. Les expressions sont prises au pied de la lettre. «Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven.» Et quand le français dit un pense-bête, «le néerlandais dit un appui mémoire. Een geheugensteuntje.» Ce jeu entre les langues est pour beaucoup dans la poésie d'un petit livre miraculeux: «En français, ils ne tiennent qu'à un fil. En néerlandais, ils appartiennent au jour. Het zijn mensen van de dag.»
L'Humanité, Muriel Steinmetz, 14 mars 2024