Romans


Pauline Delabroy-Allard

Ça raconte Sarah


2018
192 pages
ISBN : 9782707344755
15.00 €
20 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


»Ça raconte Sarah, sa beauté mystérieuse, son nez cassant de doux rapace, ses yeux comme des cailloux, verts, mais non, pas verts, ses yeux d’une couleur insolite, ses yeux de serpent aux paupières tombantes. Ça raconte Sarah la fougue, Sarah la passion, Sarah le soufre, ça raconte le moment précis où l’allumette craque, le moment précis où le bout de bois devient feu, où l’étincelle illumine la nuit, où du néant jaillit la brûlure. Ce moment précis et minuscule, un basculement d’une seconde à peine. Ça raconte Sarah, de symbole : S.

ISBN
PDF : 9782707346186
ePub : 9782707346179

Prix : 7.49 €

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Sophie Joubert, L’Humanité, vendredi 31 août 2018

PAULINE DELABROY-ALLARD « UN BESOIN VITAL DE POÉTISER LE QUOTIDIEN, DE CONJURER LA PERTE»

Pour la rentrée littéraire, les éditions de Minuit ne publient qu’un seul livre : Ça raconte Sarahl’histoire d’une passion au féminin écrite à la première personne par une jeune femme de 30 ans. Tentative d’épuisement d’un amour, ce roman virtuose et musical, décliné en thème et variations, joue sur les couleurs et les oppositions franches.

Elle s’était promis de terminer son premier roman avant d’avoir 30 ans, par superstition. Le jour de son anniversaire, en avril dernier, elle a déposé le manuscrit définitif de Ça raconte Sarah aux Éditions de Minuit. Volontiers intrépide, Pauline Delabroy-Allard avoue « une vingtaine assez rocambolesque ». Pour ses 25 ans, elle s’est retrouvée seule au fin fond du Kirghizistan : « J’ai choisi le pays le plus lointain possible. Je souviens m’être dit en achetant mon billet qu’il allait m’arriver des aventures que je pourrais raconter ensuite. »
Pauline Delabroy-Allard a tout fait très jeune. Élevée en banlieue parisienne par des parents profs de lettres « fantasques », elle s’est longtemps sentie écrasée par la stature de son père, universitaire et romancier « hugolien ». Mère d’une petite fille à 22 ans, elle quitte la voie toute tracée à laquelle la destinaient ses études de lettres classiques, devient un temps libraire, ouvreuse dans un cinéma à l’ancienne « avec les esquimaux, la lampe torche et tout le tralala ». À 23 ans, elle décide finalement de passer le Capes de documentaliste, métier qu’elle exerce aujourd’hui dans un grand lycée de Vanves.
« Cette fille met le feu ! » avait prévenu l’un de ses amis. C’est une jeune femme d’apparence plutôt sage qu’on rencontre aux Éditions de Minuit, dans le petit bureau attenant à celui d’Irène Lindon. Si son roman est imprégné de Duras, Sarraute ou Guibert, elle ne l’a pas écrit en pensant exclusivement à Minuit. « J’ai arrosé la place de Paris de manière complètement mégalomane ! » nous détrompe-t-elle en riant. Ça raconte Sarah est l’histoire d’une passion, d’une obsession, d’une « occupation » comme l’a si bien dit Annie Ernaux. Construit en deux parties, le récit joue sur les oppositions : la vie et la mort, le corps aimant et le corps malade, l’embrasement amoureux et la rupture. Des images, des phrases, des rythmes reviennent et se déclinent au fil des saisons, modifiés par les caprices de la météorologie amoureuse. La scène inaugurale, trois pages fulgurantes, maintient un temps le mystère sur le genre de la personne aimée. « Je voulais qu’on lise cette histoire comme un amour tout court et non comme un manifeste lesbien. C’est plus politique de montrer ce qu’est une passion, au-delà du sexe des protagonistes », explique-t-elle. On oublierait presque qu’il s’agit d’une histoire entre deux femmes, tant ce petit observatoire de la passion amoureuse est universel.
Depuis une quinzaine d’années, Pauline Delabroy-Allard documente sa vie par l’écriture et la photographie : « J’ai un besoin vital de mettre des mots et des images sur une journée, de poétiser le quotidien, de conjurer la perte. » Chaque matin, elle écrit son journal, comme une mise en jambes de dix minutes : « J’ai commencé à l’adolescence par pure angoisse du temps vide, l’idée qu’une journée puisse passer sans qu’il ne m’en reste rien m’était insupportable. Cela ne m’a plus quittée. »
Elle a longtemps tenu un blog, grâce auquel elle a connu sa bande d’amis proches, qui furent d’abord ses lecteurs. En passant au roman, la narration à la première personne du singulier s’est naturellement imposée. À la question de l’autobiographie, elle répond d’abord du bout des lèvres : « Il se trouve que j’ai éprouvé la passion, mais ce n’est pas un témoignage. » On y revient, plus tard, au téléphone : « Je ne revendique pas l’autofiction mais je ferais mieux de l’assumer, même si le mot roman est écrit sur la couverture. »
En vacances à la campagne où elle mène avec sa bande « la vie de château », elle vient de terminer La Première Année, de Jean-Michel Espitallier, le récit poignant d’un deuil. « Je me suis sentie proche de sa volonté de tout consigner, de l’épuisement de l’idée de passion. » Très marquée par Annie Ernaux, Pauline Delabroy-Allard vit sa vie pour l’écrire, quitte à se mettre en péril. Journal intime, photographies, elle conserve tout, comme un potentiel matériau littéraire : « Je n’ai aucune imagination, je trouve ça prétentieux. La vie offre tellement d’aventures : autant s’en saisir. »




Jean Birnbaum, Le Monde, vendredi 7 septembre 2018

Au rythme de la caresse amoureuse

Dans « Ça raconte Sarah », son premier roman, Pauline Delabroy-Allard couche sur la page un accord parfait, une harmonie rare entre deux femmes – pour un temps

Dès qu’apparaît une scène de sexe, surgit l’idée coriace qu’elle devrait se justifier. Qu’est-ce qu’on a encore été chercher là ? A quoi joue-t-on en exhibant tout ça ? Plane d’emblée le soupçon de l’exercice aguicheur, de la mécanique allumeuse, voués à chatouiller agréablement les lecteurs. La scène de sexe est alors jugée comme une interruption plus ou moins efficace, méritant, au mieux, un satisfecit technique, au pire, un sourire navré.
Il arrive pourtant que le texte soit mû par une passion assez sincère pour que l’étreinte, une fois posée sur le doux rectangle de papier, vienne non pas couper le mouvement de l’écriture, mais consacrer l’élan d’une pure affirmation. Ouvrons le premier roman de Pauline Delabroy-Allard, unique titre des Editions de Minuit en cette rentrée, et lisons à la page 49 : « Elle souffle sur mes cils, sa bouche tout près de la mienne. Elle murmure des mots d’amour qui me transpercent. Ses doigts sont loin, perdus en moi, elle joue au fond de mon ventre une musique qui me rend folle. Elle fait se tordre mon corps, se cabrer mes reins, elle ne s’arrête jamais. Elle va de plus en plus loin, de plus en plus vite, si bien que je ne suis plus qu’une poupée de chiffon, un pantin. »
Dans le corps du texte, ces lignes s’imposent avec l’évidence d’une harmonie, elles intensifient les mille et une coïncidences qui émerveillent à chaque instant les deux amoureuses, et dont attestent, dans la relation entre les amantes, les mots bien assortis, les choses tendrement ajustées. « Au cinéma, les lumières se rallument, elle est un drôle de miroir, son visage tuméfié par les larmes fait face à mon visage tuméfié par les larmes. Elle dit nous avons les cœurs qui battent à la même cadence, elle dit c’est fou cet unisson, c’est fou cette communion. Personne ne peut comprendre ça, personne », et celle qui croit pouvoir proclamer cela, avec la désarmante fatuité des amoureux, c’est Sarah, justement.
La cadence et l’unisson, elle s’y connaît, elle qui gagne sa vie en jouant du violon dans un fameux quatuor. Ça raconte Sarah, c’est-à-dire la puissance vitale d’une musicienne exaltée, drôle, impatiente, despotique, qui fait tout trop (fumer, boire, parler…) et que rencontre la narratrice de ce roman, professeure de lycée, mère d’une enfant qu’elle élève seule, depuis que son compagnon l’a brusquement quittée.
Quelques lignes suffisent à la romancière pour que les affinités de ces deux jeunes femmes nous deviennent nécessaires. Peu à peu, la musique cédant la place à la maladie, leur dialogue se fera dispute, mettant face à face non seulement deux êtres épris mais aussi « un vampire » et « une veuve » qui, après avoir désiré la peau de l’autre, finiront par la vouloir. Néanmoins l’essentiel est ailleurs, dans l’amour intact, le délire harmonieux, la dérive rythmée, magnifiquement rendus par l’avide soliloque de la narratrice, qui dit « l’amour en fuite » comme on vit une lente hémorragie.
Traversant tour à tour les épreuves de la fusion et de la blessure, de l’absence et de l’abandon, de la bête solitude et du sidérant gâchis, elle se cherche une place dans le monde, et d’abord dans la langue. Alors, sous la plume de Pauline Delabroy-Allard, le sexe en général et la caresse amoureuse en particulier deviennent bel et bien un exercice, oui, mais au sens noble d’une ascèse, d’un travail sur soi, propres à enfanter les plus brûlants écrits, la plus charnelle des vérités.



Estelle Lenartowicz, L'Express, 22 août 2018

Vertiges de l'amour

Comment une passion amoureuse transforme le style et les mots du roman qui la décrit. Pauline Delabroy-Allard fait battre le cœur de son récit. 

Il n'est pas aisé de réussir l'histoire d'un amour. Les pièges sont infinis. Partout, le cliché guette. Et il faut un sacré coup de plume - et de l'indépendance d'esprit - pour s'affranchir élégamment des conventions du genre. Le premier roman de Pauline Delabroy-Allard, une jeune documentaliste de 30 ans, a ceci de fascinant qu'il semble construit à partir d'un alphabet - et d'une grammaire - qui lui est propre. Le grand amour, toujours premier, toujours unique, n'impose-t-il la révolution permanente ? 
Comme l'auteure, la narratrice travaille dans un collège. Mère d'une petite fille, elle mène une existence sans remous. Au cours d'un dîner du Nouvel An, elle voit débouler Sarah. Sarah est musicienne, se maquille trop, rit fort et beaucoup, et a cette façon un peu folle de parler à toute vitesse en agitant les bras. Regard de serpent et nez de rapace, Sarah a la beauté bizarre. Très vite, elle transfigure tout et devient le sujet de tous les verbes, le centre brûlant de toutes les phrases. Aspiré par son aura, le texte n'a d'yeux et de pensées que pour elle. Sarah est un monde, un langage, une figure mystique offerte poitrine bombée sur l'autel de l'amour.  "Je lave son corps comme on lave un objet sacré", écrit la narratrice, emportée par les pouvoirs de l'imagination que Sarah fait naître en elle. A mesure qu'avance le récit de cette relation, les hasards de la géographie et des dates s'alignent telles des planètes dans le cosmos de leur passion violente. Les amoureuses sont à Pantin lorsque l'une d'elle commence à fléchir telle une poupée de chiffon. Et rue Consolat, à Marseille, lorsque la peine prend le dessus.
C'est presque moins un roman qu'un éclatant poème que propose Pauline Delabroy-Allard dans cette série de courtes phrases compressées les unes contre les autres comme les pulsations d'un cœur qui bat à toute vitesse. Dans la seconde partie, miroir inversé de la première, c'est maintenant l'absence de l'être aimé qui sature tout l'espace. Est venu le temps du deuil, de l'arrachement, de la convalescence solitaire après l'incendie intérieur. Exilée à Trieste, où elle erre en anonyme, la narratrice titube, vacille longtemps avant d'entrevoir "la vie sans elle mais la vie quand même". Certes, les images appuient parfois un brin trop. Mais il y a du Duras, du Nabokov et du Barthes dans la chair intensément vivante de ce magnifique roman de l'absolu amoureux.



 

Valérie Marin La Meslée, Le Point, 6 septembre 2018

Pauline Delabroy-Allard,

La jeune fille et la mort

« Elle m’étreint, elle aspire mon souffle court entre ses lèvres. Elle règne sur Chambord, elle domine mon cœur, elle gouverne ma vie. C’est une reine. »

Ça raconte donc Sarah, une femme qui ressemble à un personnage de roman, une femme devenue ce roman. Femme tornade, objet d’une passion à rendre toutes les lectrices amoureuses folles, les lecteurs idem, et d’abord de ce texte qui bouge, tout le temps, au gré du sentiment qui envahit du jour au lendemain la narratrice, jeune professeure, mère d’une petite fille dont le père est parti, en état de « latence » lorsque Sarah, violoniste, débarque dans sa vie. Les deux femmes se rencontrent dans une soirée du Nouvel An et bientôt ne peuvent plus se passer l’une de l’autre, leurs corps qui fusionnent, « l’amour avec une femme : une tempête ». Première expérience d’une relation avec un être du même sexe, étonnement, liberté, plus rien n’importe, tout est submergé. La narratrice peint Sarah, phrases courtes pour un seul pronom : elle. « Elle s’émerveille », « elle perd tout », « elle s’agace », « elle m’épuise ». En un mot, « elle est vivante », cette Sarah feu follet, mal habillée mais « aussi belle que les nus de Bonnard ». Sarah qui a tout le temps envie de faire l’amour, leurs jeux de lèvres et de doigts, Sarah qu’il faut rejoindre toujours entre deux gares, au gré des tournées de son quatuor, ou dans son havre des Lilas, au théâtre, au concert, et qu’il faut calmer sous la douche, raconte son amoureuse transie et morte d’ennui en son absence. Ça raconte ça, une histoire d’amour qui finit mal, épuisante pour toutes deux, d’autant que, comme l’incipit l’avait révélé – mais on n’y croyait plus, on avait oublié ce terrible début, tant Sarah était vivante -, elle est atteinte d’un cancer. Qui a tué l’amour ? Que va devenir celle qui n’est plus aimée, assise sur son petit banc bleu, face à la mer, abandonnant tout, et d’abord son enfant de chair, pour oublier cette grande enfant qui l’a dévorée ? Ce premier roman est aussi addictif que le fut la passion qu’il raconte. L’écriture de Pauline Delabroy-Allard, née en 1988, durassienne en son obsessionnelle exactitude, traversée de références posées comme de petits signes à décrypter entre grands lecteurs, n’est que mouvement, rythme, sans pause. Même ralentie par l’abandon, elle palpite encore et jusqu’au bout elle n’est ni trop ni pas assez. L’écriture est cet amour consumé sur les pages compulsivement noircies au soleil chaud de Trieste, l’histoire de la jeune femme et la mort. Mourir d’amour. Ça n’arrive pas qu’aux autres.



Alexandre Fillon, Le Figaro, jeudi 6 septembre 2018

L’amour à mort

L'affaire pourrait être banale sauf qu'elle ne l'est pas du tout. La narratrice du vertigineux coup d'essai de Pauline Delabroy-Allard traverse un « moment de latence » et marche dans les rues « comme un fantôme ». En s'appliquant du mieux qu'elle peut à franchir les jours. La jeune femme est professeur, mère d'une enfant dont le père a disparu « sans crier gare ».
Dans sa « vie chagrine », il y a pourtant un nouveau garçon bulgare qu'elle appelle son « compagnon ». Un 31 décembre, dans l'appartement guindé où elle réveillonne, débarque une drôle de fille prénommée Sarah. Une violoniste avec des yeux absinthe de serpent aux paupières tombantes, un nez austère d'oiseau de proie, une beauté mystérieuse. Une vraie tornade, cette Sarah, malgré son menu format. Tout dans l'exubérance, l'excès, le magnétisme. Leur amitié commence petit à petit au début de la nouvelle année. Avec des rendez-vous, des sorties au théâtre et au cinéma, des cadeaux, des bières dans les bars, des conversations à n’en plus finir.
Avant de se transformer en passion amoureuse après un premier baiser sur le trottoir du boulevard du Montparnasse, une nuit de mars. La narratrice se retrouve soudain prise en pleine tempête. Elle a le corps qui tremble, brûle de l’intérieur, se sent vivante comme jamais. À la fois déboussolée et follement éprise d’une Sarah enfantine et imprévisible qui ne sait pas choisir et s’émerveille de la couleur des nuages.
Le lecteur ne quitte pas les amantes d’une semelle et les accompagne dans les trains vers l’Aveyron, Marseille ou Venise. En écoutant la musique d’India Song, Les Quatre Saisons de Vivaldi ou le treizième quatuor de Beethoven, opus 130. En prenant de plein fouet les moments de jouissance et de déchirement, de douceur ou de douleur, de fougue et de soufre. L’intense Ça raconte Sarah possède deux temps, deux rythmes, mais une même maîtrise narrative et stylistique. Pauline Delabroy-Allard parle du désir et du manque, du chagrin et de la folie, de l’obsession et de la dérive. Elle vient d’entrer en littérature et au catalogue des Editions de Minuit par la grande porte.



Marine Landrot, Télérama, 8-14 septembre 2018

C’est l’histoire d’un amour fou entre deux femmes. Où les mots eux-mêmes chantent, valsent, s’enflamment, entrent en fusion.

Ça raconte Sarah, dit le titre qui fait chanter deux fois un prénom. Et en fond sonore, même si c’est Schubert qui retentit entre les pages, on ne peut s’empêcher d’entendre la chanson italienne Sarà perché ti amo… Sarah, pourquoi je t’aime ? Sarah, pourquoi quand je t’ai rencontrée, ce fut « une révélation, une lumière, une épiphanie » ? Sarah, pourquoi tu sens « le cuir bleu et le désir orageux » ? Donc ça, ce livre hors norme, ça raconte Sarah, femme tornade qui s’abat sur une autre, laquelle tente de se blottir dans l’œil du cyclone pour rester maîtresse des choses. Très vite, cette dernière perd pied, emportée par la rage d’aimer de Sarah, par sa violence, par son intransigeance. Une histoire de passion, on connaît la chanson. Mais ce premier roman l’interprète avec une telle puissance, un tel sens du crescendo, qu’on valse et vacille du premier au dernier mot.
En préambule, une scène de veille mortuaire, où la nudité frémit encore d’érotisme, mais où la tragédie semble avoir été une fatale issue de secours. La mort est donc passée par là, annonce Pauline Delabroy-Allard, sans préciser qui elle a frappé. Puis elle donne un grand coup de hache dans le passé, rebrousse les peaux des deux amoureuses pour se nicher à la naissance même de leur amour, trouver le point de fusion où tout s’est enflammé. Alors elle déroule leur histoire, à la vitesse d’une pelote qui tombe sur le sol, avec des mots simples, tranchants, dans un précipité de sensations décuplées — acuité des grands pétales pâles des magnolias, d’un mojito sifflé à la paille, des larmes qui coulent le long du cou, des coquillages coupants sous les pieds des baigneuses… Parfois, les bruits couvrent les paroles, parce qu’ils savent mieux parler. Juste « zip zip » pour dire la douleur frénétique de fermer un sac où l’on a entassé trop de mauvais souvenirs. Et des résolutions proférées dans le silence étouffé des pensées magiques : « Il faut partir, vite. » L’une est violoniste, l’autre prof de lycée. L’une cuisine des gâteaux à l’orange, l’autre du risotto à la menthe. L’une a une cicatrice de cancer, l’autre de césarienne. Ensemble, pour toujours, par-delà la mort, lancées dans la course infinie d’un magnifique roman de l’extrême.

 



Bernard Pivot, JDD, dimanche 16 septembre 2018

Romantisme au féminin pluriel

Ça raconte Sarah… Donc, le roman raconte Sarah, comment la narratrice et elle se sont aimées, tellement aimées, que l'une au moins en mourra. Elles n'étaient ni l'une ni l'autre attirées par les femmes. A commencer par celle qui dit je. Elle vit seule avec une enfant dont le père a disparu. Elle a un nouveau compagnon. Bulgare, épisodique. Il ne fera pas le poids. C'est la première année qu'elle enseigne au lycée. Dans un dîner arrive en retard une jeune femme, violoniste de profession, qui parle et rit trop fort, qui agace tout le monde par son exubérance, son mépris des usages. Elle impressionne aussi. C'est Sarah, 35 ans.
La première réussite de Pauline Delabroy-Allard (son identité est longue, ses phrases courtes ou syncopées) est d’avoir habilement – c’est son premier roman -, patiemment relaté comment ça s’est noué entre les deux femmes. Les rendez-vous impromptus, les déjeuners, les concerts, Beethoven et ses quatuors, le printemps à Paris. Les défauts de Sarah sont maintenant des qualités. Elle parle, elle questionne, elle raconte, elle est joyeuse, cultivée, toujours en mouvement. « Elle est vivante. » C’est le compliment qui revient souvent sous la plume de la professeure. « Elle est vivante », ça se voit, ça s’entend, ça impressionne, ça subjugue, ça déconcerte parfois, mais ça illumine, ça irradie. Sarah lui dit un soir : « Je crois que je suis amoureuse de toi. »
Ensuite, c’est l’amour fou. Une passion de tous les jours, de toutes les nuits, de tous les instants. Les élans du cœur, le feu des corps, l’exaltation des esprits. Pas facile de raconter tout ça en évitant les grands mots et les métaphores convenues. Pauline Delabroy-Allard a une manière très fascinante de filer une sorte de prosopopée vibrante et sensuelle faite de notations précises, de dialogues rapides, de détails accumulés, de mots d’amour répétés. Elles sont dans l’exaltation, l’enchantement, la furia. Ça raconte Sarah, sa beauté, sa nudité, ses audaces, ses impatiences, ses foucades, son violon. « Dans un dîner […] elle explique à des amis ce que signifie con fuoco sur une partition. Elle parle en agitant les bras. Elle est elle-même le feu, le tournoiement de l’âme. Elle a l’apparence d’un démon. Elle est belle à tomber par terre, désirable à en crever. »
Avec son quatuor, Sarah voyage beaucoup. Ses absences sont des tortures pour les deux femmes. Elle revient, impérieuse, offerte ; elle repart en pleurant. Un jour, alors qu’elles échangeaient sur Skype, la terre a tremblé au Japon. L’image tremblait aussi, en sorte qu’elles ont vécu ensemble, l’une de Tokyo, l’autre de Paris, une secousse tellurique qui était comme une illustration de leur séisme amoureux.
Sarah passe en un éclair de la rage au chagrin, de la colère à la dévotion. Une passion incandescente finit par brûler. Alors on dit n’importe quoi, pourvu que l’autre en souffre. Sarah va jusqu’à reprocher à son amante d’être une femme. Elle est tout à tour adorable et injuste, fragile et cruelle. Elle devient invivable. « L’amour est voué à l’échec », écrit Pauline Delabroy-Allard. Surtout quand il s’inscrit jour et nuit dans la démesure. Elle donne comme exemple de défaite L’Amant. C’est bien d’avoir cité Marguerite Duras. Son influence sur l’écriture de Ça raconte Sarah est flagrante. On en connaît qui choisissent de moins brillantes marraines pour entrer en littérature.
La jeune romancière cite aussi Hiroshima, mon amour comme lien entre l’amour et la mort. On y va inexorablement. Sarah a un cancer du sein. En même temps, elle annonce à son amie qu’elle ne l’aime plus, qu’entre elles, c’est fini. Le livre s’ouvre sur leur dernière nuit d’amour. Sarah porte les cicatrices de son opération, elle est chauve. Pour la narratrice, déjà l’image de la mort. Alors, elle fuit Paris, elle abandonne son enfant, elle se réfugie à Trieste. Pour se guérir de sa passion. Elle jette son portable. Plus aucun lien avec Sarah, sinon une blessure inguérissable tandis qu’elle met et remet sur une platine La Jeune Fille et la mort, de Schubert.
Romantisme pas mort. L’amour fou, la mort fatale, les larmes abondantes, « Je voudrais suspendre la nuit », la mélancolie du printemps, Schubert, l’écriture fiévreuse…

 


Emmanuelle Rodrigues, Le Matricule des anges, n° 196 septembre 2018

Sarah song


Le premier roman de Pauline Delabroy-Allard, impossible roman d’amour, est d’une indéniable habileté et d’une beauté fulgurante.

En lisant le livre de Pauline Delabroy-Allard, l’on se dit qu’elle-même pourtant si jeune aura déjà tout lu, tout vu, tout perçu et peut-être tout vécu. Et l’on se plaît à espérer qu’elle n’ait pas dans ce premier livre tout dit, tout écrit. Car ce premier coup d’essai nous emporte aussi bien par ce qu’il questionne de l’art du roman, que par ce qu’il révèle au cœur de la narration, de dissonance, de non-dit, de manque. La narratrice relate la fulgurance du sentiment qu’elle porte à Sarah, son amante dévorante, et de quelle manière à l’instar d’un mal d’aimer certain cet attachement l’aliène. C’est donc le récit de l’adoration que la narratrice lui voue, ainsi que de la fascination qu’elle éprouve pour son talent de musicienne et sa façon brillante d’exercer son art, tandis qu’elle-même tente par les seuls mots de parer la lente déperdition désormais au cœur de sa chair. Si l’une est malade d’amour, l’autre atteinte d’un cancer du sein. Le roman s’affirme porteur d’autant de splendeur que de désarroi, d’autant de clarté que d’obscurité. Il y a au fil du récit comme la rémanence du mythe de la passion amoureuse, où se mêlent amour et mort. Voici Sarah devenue telle une obsession, « un fantôme », et peut-être, n’a-t-elle été qu’un songe : « Je me demande même si elle existe, elle, Sarah, si ce n’est pas le fruit de mon imagination. »
En deux parties, sont narrés les moments de la rencontre, de la fusion, selon une sorte d’épiphanie érotique, puis de la dépossession, de la déprise, de la chute. Les deux amantes auront saturé de leurs pas les rues parisiennes courant à leurs rendez-vous, tandis que seule dans les rues de Trieste où elle va errant, la narratrice finit par sombrer peu à peu dans une terrible mélancolie, jusqu’au silence ultime. Si la passion est décrite par des accents parfois quasi raciniens, le motif de cet amour qui brûle jusqu’à l’incandescence, qui donc emporte et détruit, jusqu’au risque d’en perdre la raison, d’en perdre toute raison, s’enchevêtre aux thèmes ici sciemment durassiens de l’échec, de la perte de soi, du manque que rien ne vient combler, mais aussi de l’impossible roman d’amour. Ce qui est ainsi dévoyé, et comme perverti, ce n’est pas seulement le tragique que le roman ne saurait tout à fait porter, mais c’est l’enjeu de l’écriture, ses dissonances et ses dissymétries mêmes. La narration elle-même, à l’instar de Sarah, la musicienne, figure omniprésente du récit, devient si ce n’est un personnage du moins le lieu d’une série de mises en abyme, creuset où se révèlent l’envers du récit et cette tension qui le met à distance. On peut lire de la sorte : « Ça raconte ça, ça raconte Sarah qui déambule, entre les lignes de Marguerite Duras. » Ainsi, la narratrice cite-t-elle le fameux dialogue du scénario, Hiroshima mon amour : « Elle : Je n’ai rien inventé/Lui : Tu as tout inventé. » Ces points de bascule entre figuration et fiction, cet enchevêtrement entre imaginaire et réalisme, donnent rythme et densité au récit. Tout le style de Pauline Delabroy-Allard consiste à harmoniser aussi bien qu’à désaccorder le discours, jusqu’à le saturer de répétitions, de suspens, à tel point que la narration, moins linéaire que circulaire, rend sensible le trouble et la folie amoureuse qui lie les deux amantes.
Ainsi, l’amour fou ne serait-il plus que folle sagesse, gai savoir de nos passions humaines. Car ici, l’écriture jaillit du geste d’aimer, qui telle l’étincelle « illumine la nuit où du néant surgit la brûlure », et la narratrice d’ajouter : « Aucune mélancolie, jamais. De la joie. Ce printemps est une fête qui dure et qui dure ». Mais écrire surgit aussi bien d’avoir aimé, et de l’absence et de la souffrance, qui y font écho : « Oui, c’est romanesque, ça, de fuir pour guérir de sa passion. » Et la fable de cette adoration s’élève comme un chant qui peu à peu s’éteint, laissant le silence se répandre lentement. Dès lors, tout ne sera pas révélé, tout ne sera pas dévoilé, tout ne sera pas écrit.



Lire l'article de Norbert Czarny, "Des Lilas à Trieste", En attendant Nadeau, n° 63, septembre 2018



 

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