Maurice Blanchot
Après coup
Précédé par Le Ressassement éternel
1983
104 pages
ISBN : 9782707306463
13.50 €
Le Ressassement éternel a été publié aux Éditions de Minuit en 1952 (collection "Nouvelles originales", épuisé). Ce recueil est composé de deux courts récits datant de 1935 et 1936, "L'idylle" et "Le dernier mot".
En attirant l'attention sur l'existence "sujette à caution" de l'auteur face à son œuvre, Maurice Blanchot propose dans Après coup une réflexion sur la difficulté pour l'écrivain d'imposer un sens à son œuvre : "avant toute distinction d'une forme et d'un contenu, d'un signifiant et d'un signifié, avant même le partage entre énonciation et énoncé il y a le Dire inqualifiable.”
Faisant le point sur Le Ressassement éternel, il commente ses textes à la lumière d'Auschwitz : "On me demande – quelqu'un en moi demande – de communiquer avec moi-même, en exergue à ces deux récits anciens, si anciens que, sans tenir compte des difficultés précédemment exprimées, il ne m'est pas possible de savoir qui les a écrits, comment ils se sont écrits et à quelle exigence inconnue ils ont dû répondre. Je me souviens (ce n'est qu'un souvenir, trompeur peut-être) que j'étais étonnamment étranger à la littérature environnante et ne connaissant que la littérature dite classique, avec une ouverture cependant sur Valéry, Goethe et Jean-Paul. Rien qui pût préparer à ces textes innocents où retentissaient les présages meurtriers des temps futurs. (...) Et pourtant, difficile, après coup, de ne pas y songer. Impossible de ne pas évoquer ces travaux dérisoires des camps concentrationnaires, quand ceux qui y sont condamnés transportent d'un endroit à l'autre, puis ramènent au point de départ, des montagnes de pierre, non pas pour la gloire de quelque pyramide, mais pour la ruine du travail, ainsi que des tristes travailleurs. Cela eut lieu à Auschwitz, cela eut lieu au Goulag. Ce qui tendrait à montrer que, si l'imaginaire risque un jour de devenir réel, c'est qu'il a lui-même ses limites assez strictes et qu'il prévoit facilement le pire parce que celui-ci est toujours le plus simple qui se répète toujours.”
ISBN
PDF : 9782707337405
ePub : 9782707337399
Prix : 9.49 €
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Bertrand Poirot-Delpech (Le Monde, 22 avril 1983)
Consignes d'insécurité
Simplifions : il y a deux usages des livres. L'un suppose et assoit une confiance poupine dans les mots, la confiance du passager aérien qui va d'un point à un autre sans se poser le pourquoi ni le comment des rivets qui vibrent en bout d'aile, là-bas, sous la lune, sinon il y aurait de quoi devenir marteau et prendre le train. C'est cela : il y a un usage pratique des choses écrites, sujet, verbe, complément, tout le monde est d'accord sur ce que ça veut dire, on ne va pas chipoter ni se biler pour tout, déjà que la vie n'est pas drôle, l'avenir pas sûr, etc. Et puis il y a une façon mi-affolée mi-éblouie de sentir craquer sous chaque syllabe tous les mystères du monde, le pourquoi de l'être et de l"“ il y a ”, le comment de la langue – cette construction entamée dans la nuit des temps et qui ne raconte, de fiable, que sa propre histoire…
Reprenons : il y a la lecture qui fait semblant de croire aux auteurs et au sens commun, qui laisse les problèmes de fond aux experts, comme l'époque enseigne de le faire avec toutes choses ; et il y a la lecture qui rouvre le vide sous nous, en nous, qu'aucun auteur n'authentifie, qu'aucun commentaire n'épuise, qu'aucun dernier mot ne paraphe, école de vérité et de liberté, harassante, dont on sort titubant de suave perplexité. Un des maîtres de cette lecture-là, par ce qu'il fait et ce qu'il dit, sur lui, sur les autres, c'est certainement Maurice Blanchot. Qui ça ? Blanchot ; un maître en tremblement, un guide de haute incertitude, toujours en train de nous ramener à l'énigme suprême, et pas en philosophe dru, en styliste limpide, n'exigeant aucun savoir préalable, suggérant l'opaque avec du diamant, on aura tout vu...
Blanchot a écrit notamment Thomas l'Obscur (1941), Comment la littérature est-elle possible ? (1943), L'Arrêt de mort (1948), Le Ressassement éternel (1951), Au moment voulu (1951), L'Espace littéraire (1955), Le Livre à venir (1959), L'Attente, I'oubli (1962), Lautréamont et Sade (1963), L'Entretien infini (1969), L’Écriture du désastre (1980). Ce sont des récits courts ou bien des essais. Dès le premier, Thomas l'Obscur, il est question d'un étranger errant à la recherche d'un lieu vide, à l'image de l'auteur qui, selon Blanchot, est exclu du langage. L'Attente, I'oubli ne comporte pas de personnages ; rien qu'un espace béant, meublé par la seule parole, parole incapable, elle le sait, d'édifier un univers, de soutenir une pensée, de gager une communication transparente.
C'est dire que la critique, le seul compte rendu, sont impraticables. Écrire, selon Blanchot, exige l'abandon de toute confiance dans les constructions de l'esprit. Cela suppose la fin de l'histoire, des perspectives d'ensemble, C'est la transgression majeure, et hors pouvoir, le saut dans le vide, sans haut ni bas. Cela ne se commande pas, ni ne se commente. Il faudrait perdre pied soi-même. Douter de toute transmission, dans un journal, c'est-à-dire un endroit où, comme on dit, “ on aime à croire ” ? Y mimer, dans ce “ reflet de la vie ”, I'agonie de toute parole ? Vous n'y pensez pas ! Nous voilà condamnés à la digression amie, au mâchonnement en cœur, La fidélité à Blanchot impose de ne pas convaincre. “ Faut-il le lire ? ”, comme on nous demande souvent. Ces lignes, espérons, laissent la question bien en l'air, dans sa bulle d'absurdité. Faut-il ! Faut-il ! Curieuse époque, où la liberté crée le besoin d'injonction !...
Il faut relire Le Ressassement éternel. La première édition qui datait de 1951, était épuisée. Ce sont deux brefs récits, L’Idylle et Le Dernier mot , écrits en 1935 et 1936.
La réédition que voici est enrichie d'un texte captivant, Après coup. Captivant parce qu'il est gagné sur l'impossibilité, tant de fois proclamée par Blanchot, de commenter une œuvre, même et surtout quand on en est l'auteur, Blanchot le redit ici : préfacer, c'est s'avouer vaincu. Un livre procède par coup de foudre, comme la femme avec l'amant. Tout critique se retrouve dans la peau du mari, ce tiers pataud. Blanchot répète qu'il ignore ce qu'il a voulu dire, voici près de cinquante ans, et qu'il n'y a pas d'auteur, avant comme après l’œuvre ; au mieux, un suicidé, Il n'est pas mieux placé qu'un autre pour fixer (quelle horreur !) le sens. Ce n'est pas une voix autorisée. Quand son ami Bataille a voulu expliquer Madame Edwarda, Blanchot a tiqué. C'était retoucher à un mystère qui allait son train de mystère dans les siècles des siècles : c’était attenter à la liberté fulgurante des lecteurs.
Et pourtant, Blanchot consent à se préfacer, à se postfacer plutôt, et nous, lecteurs, nous nous en trouvons bien. Il pose en effet un problème très essentiel quand on considère la date où les livres sont écrits. L'écrivain sent-il les choses avant tout le monde, comme le chien flaire l'orage ? Tient-il du prophète, quoi ?
L’Idylle , par exemple, tourne, en 1935, autour du sentiment d'étrangeté que Camus, quelques années plus tard, rendra familier – si cela a un sens de familiariser avec l'étrange ! Est-ce à dire que l'un des deux écrivains a pris l'autre de vitesse par rapport à une époque qui, par hypothèse, devait nécessairement les produire ?
Plusieurs années avant Auschwitz et le Goulag, I'horreur concentrationnaire cherche à s'écrire. Faut-il en conclure qu'une menace rôde, sensible aux seuls oiseleurs littéraires ? Au reste, le texte ne saurait coïncider avec la réalité qu'il paraît annoncer. Sa joliesse rend le tragique supportable, donc le défigure. Sa phrase aboutie témoigne d'un monde acceptable, rond. Dans tout récit, une voix narrative se pavane, se fait gloire de gloser, triomphe du néant. Il y a encore trop de bonheur à dire, fût-ce l'épouvante. Toute parole, même d'effroi, a l'air d'une victoire, d'une lumière, d'un brasillement. C'est pourquoi les camps ne peuvent se mettre en fiction : Styron l'a éprouvé avec Le Choix de Sophie. Ce que Blanchot résume par : “ Tout récit sera d'avant Auschwitz. ” Après Auschwitz, la parole elle-même ne pousse plus. Il faut être l'herbe folle pour pousser encore. Le dernier mot ne peut être un mot, ni l'absence de mot, ni autre chose qu'un mot. Débrouillez-vous avec ça !
Le fin mot, en tout cas, ne l'attendons pas de l'écrivain, produit éphémère de ce qu'il écrit. Notre époque n'a d'yeux que pour lui et le dévore, voyeuse qu'elle est, et cannibale. Cela le dispense de s'interroger sur le sens des œuvres, qu'elle veut indubitable, universel, fixe à jamais. Elle y gagne en digestions paisibles, mais elle y perd en intelligence et en émotions fortes. N'écouter que les textes : quelle aventure ! Quelle modification ! Quel délectable chambardement ! Quel beau ravage ! (…)