Charlotte Delbo



© photo : Eric Schwab

Charlotte Delbo est née en 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne), de parents immigrés italiens. Après avoir suivi une formation de sténodactylo, elle travaille à Paris comme secrétaire dès l’âge de dix-sept ans. Elle adhère en 1932 au mouvement des Jeunesses communistes. En 1934, elle rencontre Georges Dudach, communiste engagé, très actif au sein du Parti, avec qui elle se marie en 1936. Un an plus tard, elle devient la secrétaire de Louis Jouvet, alors directeur du théâtre de l’Athénée. Celui-ci l’avait convoquée après la lecture d’un article sur le théâtre qu’elle avait écrit pour Les Cahiers de la Jeunesse, dont Dudach était le rédacteur en chef.
L’été 1941, Charlotte Delbo accompagne la troupe de l’Athénée lors d’une tournée en Amérique du Sud. Georges Dudach, engagé dans la Résistance intérieure, est resté à Paris. Elle décide de le rejoindre dans la clandestinité, contre l’avis de Jouvet qui la supplie de n’en rien faire. Charlotte regagne Paris et retrouve son mari en novembre 1941. Ils vivent cachés, ne se montrent jamais ensemble. Georges sillonne Paris, rencontre ses contacts, transmet des informations pendant que Charlotte tape à la machine des tracts et des journaux clandestins. Mais la police déploie patiemment ses filets. En février 1942, de nombreux membres de leur réseau de résistants communistes sont pris en filature. Les arrestations se multiplient à la mi-février : Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Lucien Dorland, Lucienne Langlois, puis André et Germaine Pican, Jacques Decour… De filature en filature, l’étau se resserre.
Georges Dudach et Charlotte Delbo sont arrêtés le 2 mars 1942 par les brigades spéciales de la Police française. Delbo est emprisonnée à la Santé, où elle reverra son mari une dernière fois, le 23 mai ; Dudach est fusillé le jour même au Mont-Valérien. Transférée en août au Fort de Romainville, puis à Compiègne, Charlotte Delbo quitte la France pour Auschwitz-Birkenau le 24 janvier 1943, dans un wagon à bestiaux, en compagnie de deux cent vingt-neuf autres femmes, majoritairement engagées comme elle dans la Résistance.
Transférée à Ravensbrück au début de l’année 1944, elle est libérée en avril 1945 après vingt-sept mois de déportation. Sur les deux cent trente femmes du convoi de 1943, elles sont quarante-neuf à rentrer. Quelques mois après son retour, dans une maison de repos en Suisse, elle écrit dans un cahier Aucun de nous ne reviendra qui deviendra, vingt-cinq ans plus tard, le premier volume de la trilogie Auschwitz et après. À partir de 1947, elle travaille pour l’ONU à Genève. Elle réside douze ans en Suisse avant de regagner Paris, où elle entre au CNRS en 1960, devenant l’assistante du philosophe Henri Lefebvre, qu’elle avait rencontré en 1932. Elle termine sa carrière au CNRS en 1978 et meurt en 1985, âgée de soixante-douze ans.

Auschwitz et après

Charlotte Delbo a gardé pendant vingt ans le manuscrit d’Aucun de nous ne reviendra, l’emportant partout avec elle sans pouvoir se décider à le faire publier. C’est l’engagement dans une tout autre cause, la dénonciation de la guerre d’Algérie, qui l’amène à faire paraître son premier livre aux Éditions de Minuit, Les Belles Lettres. Révoltée par la guerre coloniale mais ne se sentant pas légitime pour en témoigner directement, elle réunit et présente un ensemble de lettres dans un recueil, se faisant chambre d’écho de l’indignation de ceux qui les ont écrites. Les Éditions de Minuit ont publié La Question d’Henri Alleg et une série de témoignages engagés – et plusieurs fois censurés – contre la torture en Algérie. C’est dans cette maison que Charlotte Delbo publiera donc Les Belles Lettres en 1961.
Quelques années plus tard, en 1964, Charlotte Delbo apprend par une connaissance du CNRS que Colette Audry recherche des textes écrits par des femmes pour la collection qu’elle dirige aux éditions Gonthier. Elle accepte de leur confier son témoignage de la déportation. Son amie Claudine Riera-Collet propose de le dactylographier pour elle. C’est ainsi qu’Aucun de nous ne reviendra paraît pour la première fois en 1965 chez Gonthier. De ce premier témoignage surgit aussitôt une autre livre, né des questions que lui posait son amie pendant la préparation du manuscrit : qui étaient toutes ces femmes, comment s’étaient-elles retrouvées à Auschwitz, quel avait été leur destin ? Charlotte décide de rassembler tout ce qu’elle sait ou peut retrouver sur les deux cent trente femmes. Sur chacune, elle rédige une notice, les notices sont classées par ordre alphabétique. Elle travaille près d’un an à ce livre qu’elle achève en juillet 1965 et porte à Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit. Le Convoi du 24 janvier paraît en novembre 1965.
Ainsi paraissent en 1965 ses deux premiers livres sur les camps, très différents l’un de l’autre. Tous deux ont une portée universelle : le premier par la sensibilité, l’humanité et la justesse du récit personnel, le second en rapportant le destin de chaque femme d’un point de vue factuel et historique. Si les ventes sont faibles, ces livres recueillent suffisamment d’éloges pour pousser Charlotte Delbo à continuer le récit d’Aucun de nous ne reviendra. Le transfert à Ravensbrück en 1944, la libération des camps, le retour, tout cela était absent du premier livre. De plus elle a écrit, au fil des ans, quelques poèmes dont elle va ponctuer son récit : ainsi se constitue le deuxième volume de la trilogie, Une connaissance inutile. Les Éditions de Minuit publient le livre en 1970 et rééditent en même temps Aucun de nous ne reviendra.
Le troisième volet vient rapidement après : les recherches faites pour Le Convoi, les camarades survivantes retrouvées, les échanges avec celles-ci et les amitiés renouées avaient donné l’idée à Charlotte d’écrire sur cela aussi : que devient-on après Auschwitz ? Dans Mesure de nos jours, qui clôt en 1971 la trilogie Auschwitz et après, elle fait le portrait de ses camarades rescapées. Chacune à sa façon a construit sa propre stratégie, plus ou moins consciente, pour tenter de vivre alors que rien ne sera jamais plus comme avant, parce qu’on n’en est jamais vraiment revenu.
_________________________

François Bott (Le Monde, 4 mars, 1985)

Mort de l'écrivain Charlotte Delbo

La mémoire d'Auschwitz

« Je reviens d'au-delà de la connaissance, disait Charlotte Delbo, il faut maintenant désapprendre, je vois bien qu'autrement je ne pourrais plus vivre. »
Comment continuer de vivre, en effet, si l'on garde dans son corps la mémoire des coups, de la faim, de la soif, de la peur et du mépris ? Cependant, Charlotte Delbo s'est souvenue, en écrivant pour les autres et pour elle-même. Elle revenait d'Auschwitz. Elle avait passé là-bas, durant les sombres années 40, une partie de sa jeunesse.
Je me rappelle notre première rencontre, en 1965, dans son appartement de la rue Lacépède, à Paris. Charlotte s'inquiétait de savoir si je lui rendais visite pour connaître la couleur de ses yeux – qui étaient d'ailleurs très beaux. Je l'ai rassurée. Son livre m'avait bouleversé. Mais comme le mot est faible ! Comme les mots nous trahissent ! Ce livre m'avait fait comprendre tant de choses !
Il s'intitulait Aucun de nous ne reviendra. Charlotte l'avait écrit en 1946. Elle avait mis longtemps à le publier, par pudeur peut-être. Chaque fois que je le relisais, les mots de Rimbaud se promenaient dans mon esprit : la beauté injuriée... Charlotte racontait la monstruosité, elle montrait la barbarie, mais elle disait surtout l'injure faite à la beauté d'un visage qu'on mutile. Je découvrais un ouvrage sur les camps qui était une sorte de poème d'amour. Et le poème le plus juste, par un mélange d'extrême passion et d'extrême délicatesse.
Les lecteurs de Charlotte Delbo allaient retrouver la même voix si étrange – à cause de sa tendresse – dans les livres qui ont suivi : une pièce de théâtre, Qui rapportera ces paroles ?, et deux autres récits formant avec Aucun de nous ne reviendra la trilogie d'Auschwitz et après. Dans Une connaissance inutile, Charlotte évoque son arrivée au camp, « un matin de janvier 1943 : Les wagons s'étaient ouverts au bord d'une plaine glacée. C'était un endroit d'avant la géographie. Au début, se souvient-elle, nous voulions chanter, mais les mots ne faisaient plus se lever aucune image ». Elle dépeint aussi les sentiments qu'éprouvaient les femmes lorsqu'elles entrevoyaient les hommes qui partageaient leur infortune : « Nous les aimions. Nous le leur disions des yeux, jamais des lèvres. Cela leur aurait semblé étrange. Ç'aurait été leur dire que nous savions combien leur vie était fragile. Nous dissimulions nos craintes. Nous ne leur disions rien qui pût les leur révéler mais nous guettions chacune de leurs apparitions, dans un couloir ou à une fenêtre pour leur faire sentir toujours présentes notre pensée et notre sollicitude. »
Les écrivains correspondants de guerre qui avaient découvert les camps,, en 1945, se posaient la question : que peut la littérature devant tant de crimes ? Charlotte trouvait la question mal formulée : elle ne se demandait pas ce que peut la littérature, mais ce qu'elle doit. Le métier d'écrivain, selon Charlotte Delbo, c'était de témoigner sur notre siècle, et sur le désespoir qui nous atteint, que nous le sachions ou non, lorsqu'on défigure un visage, quel qu'il soit.
Arrêtée et déportée parce qu'elle faisait partie d'un mouvement de résistance – le réseau Politzer, – Charlotte avait été, avant la guerre, l'assistante de Louis Jouvet. Connaissant admirablement le théâtre, elle reconstituait, avec ses compagnes de captivité, le texte du Malade imaginaire, pour ne pas laisser au malheur tous les droits. D'autres fantômes se mêlaient aux pensées de Charlotte, à Birkenau : quand ce n'était pas Dom Juan, c'était Ondine, ou Antigone, ou Alceste. Celui-ci ne s'était pas douté qu'il devrait subir, un jour, le voisinage des bourreaux.
Au retour du camp, Charlotte retrouva Louis Jouvet, qui l'avait tant impressionnée naguère, et se permit de lui avouer qu'elle n'aurait plus jamais peur de lui. Jouvet n'offrit pour toute réponse, qu'un silence guetté par les larmes.Charlotte Delbo n'éprouvait aucun désir de vengeance quand elle songeait aux SS. Elle aimait trop la vie pour donner au ressentiment ce qu'il réclame. Je me souviens de sa curiosité, de ses inclinations pour les gens, et du soin qu'elle mettait dans les moindres gestes de l'existence. Qu'une personne revenue de la pire détresse ait conservé un tel goût de vivre, cela tordait le cou à nos petites mélancolies, comme à nos vaines querelles.
 

Bibliographie (extrait) :
* Les Belles lettres. Anthologie de correspondance politique. De Lagaillarde à Francis Jeanson (Minuit, 1961).
* Le Convoi du 24 janvier (Minuit, 1965).
* Aucun de nous ne reviendra. Auschwitz et après I. (Gonthier, « Femmes » n°11, 1965 ; Minuit, 1970).
* La Théorie et la pratique. Dialogue imaginaire mais non tout à fait apocryphe entre Herbert Marcuse et Henri Lefbvre (Anthropos, 1969).
* Une connaissance inutile. Auschwitz et après II. (Minuit, 1970).
* Mesure de nos jours. Auschwitz et après III. (Minuit, 1971).
* La Sentence, pièce en trois actes (Pierre-Jean Oswald, 1972).
* Qui rapportera ces paroles ?, tragédie en trois actes (Pierre-Jean Oswald, 1974). Réédition avec Une scène jouée dans la mémoire (HB Editions, 2001).
* Maria Lusitania, pièce en trois actes, suivi de Le Coup d'État, pièce en cinq actes (Pierre-Jean Oswald, 1975).
* Spectres, mes compagnons. Lettre à Louis Jouvet (Maurice Bridel, Lausanne, 1977 ; Berg international, 1995).
* Kalavrita des mille Antigone (LMP, 1979).
* La Mémoire et les jours (Berg international, 1985).
* Ceux qui avaient choisi, pièce en deux actes (Les Provinciales, 2011).
* Les Hommes, pièce publiée dans la revue Théodore Balmoral, n° 68, juin 2012.
* Qui rapportera ces paroles ? et autres écrits inédits (Fayard, 2013).
* Les Hommes, pièce publiée dans la revue Théodore Balmoral, n° 68, juin 2012.
* Prière pour les vivants pour leur pardonner d'être vivants, et autres poèmes (Minuit, Double n°139).