« La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de “joie folle” ou déclare de quelqu’un qu’il est “ fou de joie ”. Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Mais c’est justement en cela que la joie constitue la force majeure, la seule disposition d’esprit capable de concilier l’exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. Car la vérité penche du côté de l’insignifiance et de la mort, comme l’enseignait Nietzsche et l’enseigne aujourd’hui Cioran. En l’absence de toute raison crédible de vivre il n’y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe de toute raison.
Face à l’irrationalisme de la joie, toute forme d’optimisme raisonné n’oppose que des forces débiles et dérisoires, qu’“ un misérable espoir emporté par le vent ” pour reprendre les termes de Lucrèce. Fût-il le plus parfait et le plus juste, il laisserait encore tout, ou presque, à désirer. En ces temps de prédictions volontiers catastrophiques, on se garde pourtant d’envisager la pire des hypothèses, – je veux dire celle d’un monde devenu, contre toute attente, absolument satisfaisant. Car ce serait là un monde dont personne au fond ne veut ni n’a jamais voulu : on pressent trop qu’aucun des problèmes qui font le principal souci de l’homme n’y trouverait de solution. C’est pourquoi ceux qui travaillent sans relâche à son avènement n’attendent en fait de leur labeur qu’un oubli momentané de leur peine, et rien de plus. Et on peut parier qu’ils montreraient moins d’ardeur à la tâche s’ils n’étaient soutenus par la conviction secrète que celle-ci n’a aucune chance d’aboutir. »
Clément Rosset
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
La force majeure
Notes sur Nietzsche : Avant-propos – 1. Béatitude et souffrance – 2. Nietzsche et la musique – 3. La gaieté musicale – 4. Surface et profondeur – 5. Le gai savoir – 6. Nietzsche et la morale – 7. Le retour éternel
Post-scriptum : Le mécontentement de Cioran
ISBN
PDF : 9782707331496
ePub : 9782707331489
Prix : 10.99 €
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Y. H. (L’Express, 13 janvier 1984)
« L’auteur ? Un ami des idées resté fils de la terre ; un de ces philosophes qui ont contribué, aux Éditions de Minuit, à la réputation de la collection Critique. Le sujet ? Un des plus provocants, des plus malmenés aussi par nos traditions intellectuelles : la joie.
“ Je viens je ne sais d’où, je suis je ne sais qui, je meurs je ne sais quand, je m’étonne d’être aussi joyeux ” (propos prêtés à Martinus von Biberach). Rien de plus paradoxal que l’allégresse, qui déborde tout bon sens. Adhésion inconditionnelle au réel, elle préfère l’existence à l’être : comme Ulysse a préféré, à l’immortalité que lui offrait une déesse, ses tribulations de mortel
L’espérance est une échappatoire ; la joie, une affirmation positive du maintenant et de l’ici. Loin de fuir un monde sur le compte duquel elle ne nourrit pas d’illusions, au tragique elle allie le rire, conciliant, selon l’auteur, l’exercice de la vie et la connaissance de la vérité. De sorte que “ l’homme du bonheur a accès à tout, et notamment à la connaissance du malheur ”, tandis que l’homme du malheur n’accède à rien, pas même à la connaissance de sa misère : Clément Rosset écrit ainsi non pas un hymne à la joie, mais un éloge de sa folie. Il irrite souvent ; mais la pensée sert aussi à ça.
En prenant pour guides la puissante mélancolie de Cioran et la “ béatitude ” nietzschéenne, c’est au plus haut niveau qu’il installe le débat. En disant un double oui à l’existence et à une philosophie sans métaphysique, il fait jovialement la nique à ceux – gageons qu’ils n’apprécieront guère – pour qui le pessimisme intellectuel est le bon chic, si l’optimisme politique est le bon genre. Et en invitant opiniâtrement au “ savoir-vivre ”, il réhabilite, en un temps encombré de sous-produits du romantisme, un classicisme de lucidité et de plénitude. »
Roland Jaccard (Le Monde, 2 décembre 1983)
Portraits philosophiques
Clément Rosset, l’héritier de l’oncle Arthur
« C’était en 1970. Le hasard, dont chacun sait depuis Balzac qu’il est le plus grand romancier du monde, avait voulu que Clément Rosset eût rendez-vous aux Presses universitaires de France en même temps que moi. Il était alors un des rares philosophes français à révérer Arthur Schopenhauer, raison suffisante pour que je l’invite à prendre un verre au Cluny : il but deux bières et mangea un sandwich.
Il collaborait alors au Nouvel Observateur, sous le pseudonyme de Roger Crémant. Ses articles faisaient grincer la gauche bien-pensante. Il me raconta que, pour avoir démoli Wilhelm Reich, il avait reçu des centaines de lettres d’insultes. Cela l’amusait beaucoup : c’était bien un petit-neveu de l’oncle Arthur ; un dynamitero de la philosophie dont les yeux froids et perçants démentaient l’allure de barbu jovial et décontracté.
Notre seconde rencontre eut lieu au Select, à Montparnasse, le 22 février 1983. Il but à nouveau deux bières et mangea un sandwich, en me demandant si, moi aussi, je ne trouvais pas Paris plus sinistre que jamais, et en maugréant contre le nouveau régime. Cela faisait belle lurette déjà qu’il n’écrivait plus dans le Nouvel Observateur. Il était maintenant professeur à l’université de Nice, sans trop y croire, avec une œuvre abondante (Le Réel-Traité de l’idiotie, Logique du pire, l’Anti-nature, Le Réel et son double) à laquelle il ne croyait guère plus. Signe des temps, en revanche, on commençait à croire en lui.
Nous parlâmes de Cioran, dont il me dit avec son insolence habituelle qu’il trouvait l’homme plaisant, mais les livres un peu “ scrogneugneu ”. “ Je ne comprends pas, ajouta-t-il, qu’il puisse se complaire dans une musique aussi bordélique que celle de Brahms. Son côté « musique tzigane » me porte sur les nerfs. ” Clément Rosset évoqua également le livre qu’il allait publier : La Force majeure. Il comptait y aborder dans un post-scriptum, qu’il intitulerait “ Le mécontentement de Cioran ”, la question la plus grave que pose, selon lui, l’auteur des Syllogismes de l’amertume : y a-t-il une alliance possible entre la lucidité et la joie ?
Ma troisième rencontre avec Rosset eut lieu le 24 octobre dernier au Select. J’étais censé l’interviewer. Tâche qu’il rendit aussitôt impossible en me renvoyant chacune de mes questions avec un rire sarcastique. Pendant qu’il buvait deux bières et mangeait un sandwich, je parvins néanmoins à lui extorquer quelques confidences. Voici donc deux ou trois choses, vraisemblablement authentiques, en tout cas vérifiables, concernant Clément Rosset.
Il a quarante-quatre ans et se flatte d’avoir été reçu dernier à l’École normale supérieure et dernier à l’agrégation de philosophie. Je le soupçonne plutôt d’avoir été avant-dernier. Mais passons. À dix-neuf ans, alors qu’il était en khâgne à Louis-le-Grand, il publia, sur le conseil de Jean Lacroix, son premier livre : La Philosophie tragique, aux Presses universitaires de France. Il en parle maintenant comme d’un essai au ton véhément et impudique qui contenait tout ce qu’il allait développer par la suite, mais qu’il n’a jamais osé relire.
À Normale supages, il se tient hautainement à l’écart de toutes les chapelles (Althusser, Derrida, Lacan) et pratique exclusivement des auteurs comme Montaigne, Pascal ou Nietzsche auxquels ses professeurs ne concédaient pas le titre de philosophe. “ Je n’arrivais pas à lire des gens sérieux comme Kant ou Hegel. On m’enviait d’être un auteur des Puf et, simultanément, on me traitait comme un amateur un peu farceur. Faire de la philosophie, c’était pour moi une manière d’écrire discrètement sans compromettre le « je » ”.
L’esprit de sérieux n’est décidément pas le fort de Clément Rosset. Il allait le tourner en dérision dans deux pamphlets : La Lettre sur les chimpanzés (Éditions Gallimard) et Les Matinées structuralistes (Éditions Robert Laffont), qui lui ont valu d’être épinglé comme réactionnaire. Réputation confirmée par son attitude à l’égard de la politique : “ Jamais, dit-il, je n’ai eu d’engagement politique d’aucune sorte. Lire un journal me suffit. L’engagement politique est une pitrerie. J’ai toujours eu une sainte horreur de Sartre qui incarne pour moi, sur ce plan, l’ineptie la plus totale. ”
Dans La Force majeure – qui vient de paraître, – il persiste et signe, affirmant le caractère névrotique de l’espérance politique ; une névrose typiquement moderne d’ailleurs, dont on ne trouve pas trace avant le dix-huitième siècle. II décrit l’homme de l’espoir comme un homme à bout de ressources et d’arguments, littéralement épuisé, tel cet individu dépeint par Schopenhauer, qui “ espère trouver dans les consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre ”.
À l’espoir, Rosset préfère la cruauté qui est toujours “ une marque de distinction ”, tout en précisant qu’il faut entendre par cruauté “ non un plaisir à entretenir la souffrance, mais un refus de complaisance envers quelque objet que ce soit ”.
Si l’espoir est le pire des maux, s’il est dérisoire de prétendre changer la vie, que reste-t-il ? Réponse de Clément Rosset : “ Il reste pourtant une dernière hypothèse : celle d’une satisfaction totale au sein de l’infini même, semblable à la jubilation amoureuse telle que la décrit La Fontaine dans une fable célèbre (« Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste »). ”
Le lecteur l’aura deviné : nous ne sommes pas loin de Nietzsche. Et c’est précisément à lui que recourt Rosset, intimement convaincu que la béatitude est la pensée fondamentale autour de laquelle s’organise son œuvre ; béatitude “ qui consiste en une adhésion pure et inconditionnelle au réel, qui ne passe pas par la pensée d’une Providence ni, bien sûr, d’une philosophie de l’histoire, mais implique, en revanche, une connaissance du tragique ”. Au passage, Rosset ne se prive pas de brocarder Foucault, Bataille, Blanchot, Derrida et Heidegger, tous incapables de recevoir un discours fondamentalement “ affirmateur ” comme l’est celui de Nietzsche.
On se souvient peut-être de ce que disait Diogène écoutant les éloges dont on gratifiait un philosophe : “ Qu’a-t-il donc de si grand ? Il s’adonne depuis longtemps à la philosophie et il n’a encore fait de peine à personne. ” Voilà un reproche qu’on ne pourra pas adresser à Clément Rosset.
Mieux encore, on découvrira dans La Force majeure un style constamment ironique, limpide et allègre, porteur non d’une thèse, mais d’un “ gai savoir ”. “ J’écris de plus en plus lentement, dit encore Rosset. J’essaie de condenser, de faire court. Je suis persuadé qu’on peut être à la fois écrivain et philosophe. La question qui est au cœur de ma pensée pourrait se formuler ainsi : « Qu’est-ce que le réel ? » Question non pas d’un épistémologue, mais d’un amoureux étonné. Avec La Force majeure, j’arrive au port. Je suis enfin parvenu à dire ce que je pense de l’agrément de vivre. ” »
Du même auteur
- Le Réel. Traité de l'idiotie, 1978
- L’Objet singulier, 1979
- La Force majeure, 1983
- Le Philosophe et les sortilèges, 1985
- Le Principe de cruauté, 1988
- En ce temps-là, 1992
- Principes de sagesse et de folie, 1992
- Le Choix des mots, 1995
- Le Démon de la tautologie, 1997
- Loin de moi, 1999
- Le Régime des passions et autres textes, 2001
- Impressions fugitives, 2004
- Fantasmagories, 2006
- L'École du réel, 2008
- La Nuit de mai, 2008
- Tropiques. Cinq conférences mexicaines, 2010
- L'Invisible, 2012
- Récit d'un noyé, 2012
- Ecrits intimes. Quatre esquisses biographiques suivi de Voir Minorque, 2019
Poche « Reprise »
Livres numériques
- L'Invisible
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- Loin de moi
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