Reinhart Koselleck
Le Règne de la critique
Traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand
1979
Collection Arguments , 192 pages
ISBN : 9782707302748
20.00 €
Étudiant la période qui, à la fin des guerres de religion voit s’instaurer la monarchie absolue et la critique de ce régime par les philosophes du XVIIIe siècle laquelle débouche sur la Révolution française, Reinhart Koselleck – professeur de théorie de l’histoire à l’université de Bielefeld – s’interroge sur la notion de crise politique. Il s’agit pour lui de mettre en valeur les oppositions qui s’opèrent entre politique et morale, État et citoyen, Raison d’État et for intérieur.
L’ouvrage étudie d’abord comment se met en place la monarchie absolue sur la base d’une subordination de la morale à la politique : l’État est considéré comme une personne humaine à qui le citoyen aliène à la fois sa liberté politique – en contrepartie d’une responsabilité du souverain et d’une innocence du pouvoir – et sa liberté intérieure car le contrat passé avec le souverain se fait au bénéfice d’un tiers, la loi, transcendance juridique.
Une deuxième partie étudie la critique de l’absolutisme qu’entreprennent les philosophes des Lumières à partir de cette innocence du pouvoir. L’auteur décrit alors les formations qui ont marqué le siècle des Lumières, la République des lettres et les loges maçonniques. Elles ont en commun de refuser la politique régnante pour pouvoir créer à l’intérieur de cet État, un for où se réalise sous la protection du secret, la liberté civile. Ces sociétés qui se définissent comme apolitiques et agissant seulement au nom de la morale ont cependant une incidence politique puisque c’est l’État établi qu’elles remettent en question. Apparaît alors le thème central de l’ouvrage : le caractère dialectique de l’opposition entre morale et politique. Quand la monarchie subordonne la morale à la politique, elle reste sur un plan moral et paradoxalement, au moment où la politique est soumise au jugement moral, celui-ci se transforme en critique politique. C’est dans ce sens que l’auteur interprète le procès qu’intente les Lumières à l’absolutisme.
L’absolutisme politique a produit dialectiquement un adversaire par lequel il se voit remis en question. Parallèlement le procès des Lumières, celui que la critique intente à l’État, institue une nouvelle opposition entre morale et politique à travers laquelle se développe la conscience de soi bourgeoise qui menace la souveraineté. Cette menace conduit à un conflit critique entre la bourgeoisie et l’État, conflit qui n’est autre qu’une crise politique, celle qui aboutit à la Révolution de1789.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Introduction
Chapitre I : La structure politique de l’absolutisme comme condition des Lumières – Chapitre II : La conception que les philosophes des Lumières avaient d’eux-mêmes – Chapitre III : La crise et la philosophie de l’histoire
Annexes : 1. La séparation entre intérieur et extérieur selon Hobbes – 2. La conscience de la paix extérieure – 3. La révolte de Kensington – 4. « Critique » et « crise » – 5. Turgot et l’indépendance américaine – 6. Le prince et l’homme – 7. Vattel – 8. Le concept de révolution – 9. Le concept de crise – 10. La guerre civile – 11. Le « bon sauvage »
Christian Delacampagne (Le Monde, avril 1980)
« Le livre de Koselleck s’impose à nous à un double titre. D’une part, l’analyse des idées y est constamment mise en rapport avec l’histoire des conditions sociales qui ont permis leur développement. Nous voyons ainsi comment la division de l’homme en “ citoyen ” et en “ sujet ” – le premier entièrement soumis à l’État, le second conservant une liberté intérieure, en partie illusoire – ouvre une crise dans la vision bourgeoise du monde, c’est-à-dire un conflit entre morale et politique. Théorisé par Locke et Bayle, ce conflit donne naissance à une vaste critique de l’État absolutiste au nom de la raison individuelle, fondement de toute morale. Et cette critique va, à son tour, déboucher sur une crise : celle de l’État lui-même, dont l’absolutisme sera sérieusement mis à l’épreuve lors de la Révolution de 89. Naturellement, on aura beau jeu de faire remarquer que l’État a survécu à la Révolution : mais c’est, dit Koselleck, parce que la crise ouverte par la philosophie des Lumières, empêtrée dans son utopisme, s’était engagée, dès l’origine, sur des chemins sans issue.
L’autre intérêt du livre réside dans le fait que Koselleck met sur le même plan écrivains célèbres et polygraphes anonymes, montrant par là que les Lumières ne constituèrent pas l’apanage d’une élite, mais un véritable mouvement collectif auquel participèrent, de près ou de loin, tous les intellectuels du temps, et notamment les francs-maçons. »
François Furet (Le Nouvel Observateur, 14 avril 1980)
Au commencement était la Révolution
Toutes les minutes du procès que 1789 a gagné contre l’absolutisme.
« Ce livre d’un des meilleurs historiens allemands est à recommander à une historiographie française un peu trop sûre d’elle-même, dans l’importance de ses curiosités et dans l’excellence de ses méthodes. Koselleck s’attaque en effet à un vieux problème, réputé démodé, parce que supposé clair, qui est celui des origines de la Révolution française. Et il le fait en des termes réputés dépassés, parce que généralement ignorés, qui sont ceux de l’interrogation philosophique et politique : qu’est-ce qui s’est cassé dans les rapports de la société et de l’État, et dans la représentation de ces rapports, pour que devienne possible cet événement inédit qu’on appelle la Révolution ?
Ce qui s’est cassé en 1789, ce n’est pas la féodalité, morte ou expirante depuis bien longtemps, à cette date ; c’est l’absolutisme, c’est-à-dire le régime par lequel un pouvoir d’État socialisé englobe l’ensemble du corps social et absorbe peu à peu à son profit toute la sphère des droits politiques, ne laissant aux individus que le domaine des convictions morales privées. Ce qui s’est cassé à la fin du XVIIIe siècle, ce n’est pas le Moyen Âge ; c’est le système qui s’était substitué justement à ce Moyen Âge, entre le XVIe et le XVIIe siècle, les guerres de Religion et le Roi-Soleil.
À partir de ce diagnostic, que je crois capital (car il a l’avantage, pour une fois, de dater clairement cet Ancien Régime que la Révolution ne cesse d’exorciser sans pouvoir jamais le définir), Koselleck retrace avec profondeur le procès de dissolution de l’absolutisme par la critique à laquelle se livre la société civile, sous des apparences diverses : clubs, loges maçonniques, République des lettres, depuis la fin du XVIIe siècle.
Le for intérieur de l’individu, qui était le seul espace de liberté laissé par l’absolutisme à ses sujets, envahit le champ de l’action extérieure et l’investit des valeurs de moralité dont il est porteur. Du coup, la critique des Lumières est radicale, aussi souveraine, à sa manière, que le système des pouvoirs et des représentations auquel elle s’attaque ; elle ne cesse d’explorer le paradoxe qui nous régit encore, depuis que Rousseau et Kant lui ont donné sa forme classique : comment penser le social et l’historique à partir de l’individuel et sans recours à Dieu.
La Révolution française est bien l’événement qui transforme cette question philosophique en expérience historique. En quoi Koselleck, à l’autre bout de son analyse, vers l’aval, lui restitue son véritable caractère, qui est de marquer l’origine et de parcourir tout le champ de la politique moderne. C’est pourquoi cet essai de moins de deux cents pages donne plus à réfléchir que les interminables platitudes documentaires dont nous accable souvent ce que l’on appelle aujourd’hui “ l’histoire sociale ”. »
Didier Éribon (Libération, 6 décembre 1979)
La raison d’État, la critique et la crise
« Au centre des débats idéologiques de l’heure, la réflexion sur l’État ne peut que gagner à interroger l’histoire des notions qu’elle met en œuvre. À cet égard, on peut se réjouir de la traduction aux Éditions de Minuit du livre de Reinhart Koselleck : Le Règne de la Critique.
L’intérêt du livre de Koselleck est de montrer comment a fonctionné historiquement l’opposition de la morale et de la politique ; et surtout, comment cette opposition peut revêtir des significations différentes et soutenir des stratégies opposées.
Au point de départ il y a les guerres de Religion. Lorsque se brise l’unité de l’Église, l’ordre traditionnel s’effondre ; l’éclatement de l’Église provoque la dissolution de toute unité : des familles, des états, des pays.
Le problème qui se pose avec insistance à partir de la seconde moitié du seizième siècle : comment rétablir la paix ? La réponse sera la construction au-dessus de la religion d’un domaine proprement politique. L’unité de l’État est restaurée parce qu’est brisé le primat de la religion.
La doctrine de la raison d’État est l’expression théorique de ce système. Elle vient légitimer l’État absolutiste. Le domaine de la politique se constitue en dehors de toute considération morale. La morale est reléguée dans l’intérieur de la conscience individuelle, dans le domaine “privé”.
“ L’homme se divise en deux : une moitié privée et une moitié publique ; les actions et les actes sont soumis sans exception à la loi ; la conviction est libre, mais dans le secret. ”
Mais cet “ Intérieur privé ” concédé par l’État s’avère être un foyer de troubles : à mesure que la situation de départ (les guerres de Religion) est oubliée, la morale, d’abord soumise à la politique, va peu à peu affronter les lois de l’État. Le domaine de la conviction privée est la brèche où va s’investir la critique des philosophes, où va se développer, au nom de la morale, le refus de toute politique fondée sur la raison d’État.
La division entre morale et politique, base même de l’absolutisme, se retourne contre lui et aboutit à un jugement de la morale sur la politique ; le jugement moral devient critique politique. Par exemple : fonction de l’art qui entre en scène comme procès moral de l’ordre établi ; le théâtre devient le tribunal où l’on juge l’immoralité des lois politiques.
Mais la critique que la morale porte sur la politique et la raison d’État doit dissimuler et se dissimuler qu’elle est politique.
Le maintien du dualisme morale / politique est la condition préalable à l’entrée en action de la critique. Ici intervient la philosophie du progrès : elle garantit l’évidence de “ l’arrivée au pouvoir de la morale ”. L’utopie bourgeoise fonctionne comme certitude de la victoire et masque ainsi la nécessité que la critique débouche sur une crise.
“ La critique a ouvert ce procès et en entrant dans un rapport indirect avec la politique, exclue d’une façon dualiste, les juges critiques se sont aveuglés sur les risques des actions et des décisions politiques où se concrétisent pourtant tous les mouvements historiques. ”
Dans les faits la coupure entre la morale et la politique s’abolit soudainement : c’est dans la guerre civile que l’État absolutiste s’effondre en 1789.
Mais l’aveuglement dans l’apolitisme n’aura pas été sans conséquences : la morale “ désespérant de ne pas reconnaître la nature du pouvoir, se réfugie dans la violence pure ”.
On l’aura compris : ce petit livre, clair et incisif, bien qu’écrit en 1959 est d’une grande actualité théorique. On peut seulement regretter qu’on ait attendu si longtemps pour le traduire. »