Romans


Alain Robbe-Grillet

Les Derniers jours de Corinthe


1994
240 pages
ISBN : 9782707314796
13.60 €
99 exemplaires numérotés sur Velin des papeteries de Vizille


Les Derniers jours de Corinthe termine cette trilogie “ romanesque ” que constitue la curieuse autobiographie d'Alain Robbe-Grillet. Comme Le Miroir qui revient était centré sur la chronique du clan familial (et ses contestables options politiques) avant et pendant la guerre, Angélique ou l'enchantement faisait ensuite une place prépondérante aux fantasmes sexuels de l'auteur. Le dernier volume se trouve, lui, organisé autour de son adieu à l'agronomie tropicale et de ses débuts littéraires, évoquant donc aussi l'aventure des Éditions de Minuit, le groupe des Nouveaux Romanciers, les relations avec Sartre ou Foucault, etc.
Mais ce qui s'affirme ici de façon radicale c'est l'impossibilité pour le “ moi ” de coïncider avec soi-même dans un tout rationnel et stable. Depuis l'erreur politique et l'éros pervers, c'est décidément dans l'errance que le sujet se constitue comme tel, à travers le passé en ruine comme vers le vierge futur. Ce “ je ” schizophrène va donc s'incarner aussi bien dans des instants vécus, vérifiables, que dans des fictions ressenties intérieurement comme authentiques fragments de vérité.
Ainsi le personnage d'Henri de Corinthe, de moins en moins historique et de plus en plus halluciné, peut désormais donner libre cours aux contradictions de sa problématique existence. Et les glissements d'identité s'opèrent avec un parfait “ naturel ” : Corinthe agitateur et trafiquant (de quoi ?) sur la frontière australe du Brésil, Robbe-Grillet professeur à New York, l'un ou l'autre mourant sous la morsure d'une fiancée vampire dans une forteresse abandonnée à la pointe de Bretagne. Sans doute n'est-ce pas un hasard si ces trois pôles géographiques forment un triangle de part et d'autre du grand océan originel.

Michel Contat (Le Monde, 8 avril 1994)

L’autobiographie en ruine de Robbe-Grillet
Le troisième et dernier volume de ses Romanesques livre dans une langue lisse et musicale le jeu brouillé de ses souvenirs littéraires, de ses fantasmes sado-érotiques et de ses images de mort.
 
 Par où commencer, avec un livre qui achève un cycle, referme un anneau ? Par la fin, le rendez-vous du comte Henri de Corinthe avec la mort, séduisante jeune fille nommée Mina mais qui est également appelée Marine et qui pourrait bien être aussi la Marie-Ange que l'auteur-narrateur, le dénommé Alain Robbe-Grillet, a rencontrée sous diverses apparences, blonde jouvencelle brutalement déflorée, candide jeune putain assassinée. Par qui ? Par lui ? Par Corinthe, qui signe ce “ mémoire inachevé ” ? Vous voilà perdu déjà, ou embarqué dans un jeu dont il vous appartiendra de vérifier, à la lecture, s'il vous captive ou non.
La terreur dans les lettres ne règne plus, Robbe-Grillet ne dicte plus la mode, le Nouveau Roman appartient noblement à l'histoire littéraire, aujourd'hui chacun écrit ce qui lui plaît, et le lecteur n'en fait qu'à sa guise, écoutant distraitement les critiques. Aucune école ne s'impose, les écrivains qui tentent de se poser en chef de file ne suscitent qu'un respect narquois ou ébahi pour leur anachronisme.
Chacun, en somme, se dit, en vaquant à ses petites occupations littéraires, d'écriture ou de lecture : “ Tout cela n’est pas si important ; le monde peut fort bien se passer de la littérature. ” Combien sont-ils qui ajouteraient, scandalisés, comme Sartre en 1947 : “ Mais il peut se passer de l’homme encore mieux. ”
Donc, vous jouerez ou non avec Alain Robbe-Grillet au jeu de ses fantasmes sado-érotiques, des vôtres peut-être aussi (chacun ses goûts en la matière), de ses souvenirs qui se mêlent parfois aux nôtres, puisque nous avons lu ses livres, vu ses films.. qui transgressent astucieusement les prétendues règles du récit.
Vous accepterez ou non cette offre d'un jeu doucement pervers, qui se donne dans une langue aussi pure, aussi ferme, aussi rythmée, aussi musicale, aussi lumineuse que possible. En somme, votre plaisir ne regarde que vous. Heureuse époque où tout le monde s'en fout. Vous écrivez ? Très bien, continuez. Le droit de publier n'entraîne aucune obligation de lire. Robbe-Grillet est très loin de penser que son jeu littéraire n'offre que délassement et oubli de soi. Plaisir, oui. Il est du côté de l'enfance (perverse et polymorphe, on ne le sait que trop), et il suffit de voir des enfants se livrer à un jeu compliqué pour comprendre qu'ils y mettent beaucoup plus de vigilance d'esprit que la plupart des adultes n'en investissent dans leur travail.
Ainsi, voyez cette attaque pour Les Derniers jours de Corinthe en style gravé : “ La chair des phrases a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mon travail. ” Tout Robbe-Grillet se love comme une anguille dans ce “ sans doute ” – expression qui est l'équivoque même : elle signifie à la fois “ peut-être ” et “ certainement ”. Le troisième et dernier volume de cette vraie-fausse autobiographie qui porte par provocation le surtitre de  Romanesques  s'ouvre donc sur une équivoque concernant l'écriture de Robbe-Grillet : est-elle sensuelle ou laborieuse, travail ou jeu ? Sans doute les deux à la fois, ou ni l'une ni l'autre. Vous en déciderez vous-même.
Elle est en tous les cas musicale et lisse, avec d'amples périodes bien rythmées, une écriture de grand style français (Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe, Flaubert, celui de Salammbô). Du “ bel écrit ” dont on n'est jamais sûr qu'il se mire dans ses propres surfaces liquides ou se moque de lui-même, en un subtil second degré qui ferait littérairement concurrence au pompiérisme en peinture.
Dans Le Miroir qui revient – le premier volume – on lisait, après un préambule où l'écriture était mise en scène, un incipit de la même veine provocatrice : “ Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur on ne s’en est guère aperçu. Heureusement. ” Venant du romancier fondateur de l'école du regard posé froidement sur les choses, une telle affirmation était faite pour scandaliser. Elle amusa ceux qui n'avaient aucun doute sur l'intériorité tourmentée de Robbe-Grillet, et irrita un peu ceux qui voyaient en lui, sans trop l’avoir lu, le grand stérilisateur du roman français, qui, avec Proust et Céline, avait conquis le droit à la première personne, au “ monde vécu ”, aux sentiments exprimés.
En réalité, la surprise des souvenirs rapportés dans cette tentative d'autobiographie nouvelle vint de ce qu'elle était dans l'ensemble de tonalité gaie. L'évocation, sans culpabilité rétrospective ni complaisance, d'une famille maurrassienne, antisémite, pétainiste, avec laquelle Robbe-Grillet avait certes rompu idéologiquement – le Nouveau Roman était à gauche, ses adversaires étaient de droite et ils le restent – était affectueuse, libre, rieuse et un peu folle, parce que cette famille était ainsi et avait formé le caractère non pas du romancier qui écrivit Le Voyeur et La Jalousie, romans du regard assez terribles dans leur froideur hallucinée, mais bien du comédien spontané, chaleureux, narcissique et bon compagnon que ses amis connaissaient mais qui n'était jusqu'alors apparu dans aucun de ses livres.
Dans Angélique ou l’enchantement, la première place était donnée à ses fantasmes érotiques, à son imaginaire peuplé de jeunes filles soumises à des supplices photogéniques et acceptables (bras attachés à des barreaux de lit, gouttes de sang, vêtements froissés dévoilant furtivement des chairs pulpeuses, à peine meurtries), comme Robbe-Grillet cinéaste les avait mis en scène dans des films tels que Glissements progressifs du plaisir, Le Jeu avec le feu, La Belle Captive, avec des références de plus en plus picturales (peintres pompiers du XlXe, mais Gustave Moreau aussi, et puis des surréalistes dissidents comme Magritte ou Delvaux, et des artistes américains hyperréalistes).
Ces fantasmes visualisés alternaient, montés comme au cinéma, avec des souvenirs personnels et des récits contradictoires concernant le comte Henri de Corinthe, à l'enterrement duquel nous avions assisté à la fin du premier volume où il était présenté comme un personnage de fiction ami et sauveteur du père de l'auteur, sans que l’on sût si sa mort avait quelque relation avec la morsure dont son cou portait la trace, comme celle laissée par un vampire, ou une femme qui se serait ainsi vengée d'un outrage mortel. On ne le saura pas davantage à la fin du troisième volume où le héros fictionnel achève de se confondre avec le narrateur, refermant le cycle, donc, comme un anneau enferme l'absence, le néant, le rien.
Henri de Corinthe peut se lire “ Rien de cohérent ” selon l'anagramme proposé par Bertrand Poirot-Delpech, vivement démenti par l'auteur, qui reprend néanmoins le retournement du prénom Henri en Rien et livre en riant quelques explications qui ne font qu'ajouter au trouble : “ Rien, a-t-elle dit en guise de salut. Rien, cette écume... bue à la coupe en hémisphère de cristal sein à l'envers d'une sirène vierge sur le point de se briser. Rien ! Est-ce donc le fin mot de toute l'inintelligible histoire ? Mais quelle y serait la place de l'or, triangle moussu, disque massif ou cercle évidé ? L'or du rien, pense Corinthe (en grimaçant à son tour un sourire) celui de l'anneau hégélien de l'être troué qui se manque à soi-même. Et c'est en même temps l'or du Rhin, le désir maudit de domination et l'or du rein, autrement dit la jouissance sexuelle (qui engendre l'acte créateur). Le Nibelung, fils souterrain de la nuit et du brouillard a forgé l'anneau d'or et abjuré l'amour. 
L'autobiographie fantasmée de Robbe-Grillet serait donc une tapisserie mobile tissée avec les fils d'or du rien, finement tendue au-dessus de l'horreur guerrière du siècle qui transparaît quand même. Elle ne se donnerait pas pour crédible, l'auteur proclame qu'il ne s'est très volontairement pas donné la peine de vérifier ses souvenirs quand cela lui était pourtant possible, les anecdotes qu'il raconte sur les débuts du Nouveau Roman, sur Marguerite Duras, sur Claude Simon, sur Jérôme Lindon, ne seraient à prendre ni pour des témoignages ni pour des affabulations mais pour des lambeaux de mémoire ne valant que par leur charme de sous-ensembles flous.
La reprise insistante du thème littéraire du “ double ” (William Wilson, etc.) serait certes analysable en termes psychologiques, mais Robbe-Grillet bien sûr s'y refuse et ne l'utilise que pour rendre indistincts le créateur et sa création, le réel et l'imaginaire, la fiction et la mémoire. En bon théoricien de son écriture – Robbe-Grillet professeur n'enseigne pas pour rien son œuvre aux étudiants étrangers, américains surtout –, il donne le programme de son entreprise : “ Nous écrivons désormais, joyeux, sur des ruines. Car il ne pourra plus jamais s'agir d'accepter le sommeil du Grand Architecte vaincu, qui se résigne à ne rien offrir au-delà des fragments épars, colonnes rompues, systèmes écroulés, bribes de langage, non plus que de revenir repentants à quelque ensemble rationnel et stable, encore moins de geindre sur ses faillites, mais bien de tisser dorénavant sans relâche, dans la gaieté, l'éveil, des structures foisonnantes qui, à mesure, se dérobent, grillées d'avance à la fois par le canevas dont on aperçoit les fils et par le feu qui les dévore. ”
Comme tout grand créateur vieillissant et mégalomane, Robbe-Grillet nous donne malicieusement non pas son dernier roman, mais bien le dernier roman, le seul possible, celui qui se ruine sous nos yeux en révélant ses procédés et en exhibant la fragilité de sa mémoire, la friabilité de son identité. D'où, malgré la gaieté légère de l'écriture, une lente, majestueuse et wagnérienne montée de l'angoisse dans ce livre que l'on sent moins travaillé par le désir érotique et littéraire que par la crainte de son extinction définitive et par l'avancée inexorable de la mort.
C'est elle déjà qui, sous la figure de l'amant, venait chercher l'héroïne traquée de L'Année dernière à Marienbad (ce chef-d'œuvre dont Robbe-Grillet nous dit que le titre peut se lire aussi La Dernière Année, l'ultime). Les Derniers jours de Corinthe seraient ainsi dans l'esprit de son auteur le dernier livre de Robbe-Grillet. Mais comme il nous prépare un film nouveau et que cet écrivain visuel jusqu'à l'hallucination est peut-être davantage lui-même au cinéma qu'à l’écrit, nous saluons sa créativité intacte à jouer ainsi avec l'idée de sa mort. La trilogie des Romanesques, tout pacte autobiographique aboli, restera sans doute comme l'une des plus séduisantes – à proprement parler : déroutantes – réalisations de l'ère du soupçon en littérature. 

Maurice Nadeau (La Quinzaine littéraire, 16 avril 1994)

Un monde en ruine
Sur le modèle du Barthes par lui-même dans  Les écrivains de toujours , aux éditions du Seuil, Alain Robbe-Grillet comptait écrire un Robbe-Grillet. Il lui a fallu déchanter. Dès le premier tome de cette autobiographie projetée : Le Miroir qui revient (1984) l’entreprise s’est révélée impossible. Ce qui n’a pas empêché l’auteur de la poursuivre avec Angélique ou l’enchantement (1988), et d’y mettre un point final aujourd’hui, la laissant  inachevée , avec ce troisième volet : Les Derniers jours de Corinthe.
 
 Henri de Corinthe, les lecteurs de Robbe-Grillet savent qui il est. Un hobereau, dit encore “ le comte Henri ” qui, sur son cheval blanc, rendait visite au père de l'auteur quand celui-ci était enfant. Cavalier durant la Première Guerre, il fut blessé et il a gardé de sa blessure une raideur dans la hanche. La paix signée, il est parti en Amérique du Sud où il a vécu en espion ou en trafiquant.
On le retrouve lieutenant-colonel durant la Seconde Guerre avec, probablement, sous ses ordres le dragon Claude Simon dans la retraite des Flandres (sic). Puis, comme après la Première Guerre, il apparaît et disparaît en Amérique du Sud comme il apparaît et disparaît dans l'imagination mythique de l'auteur.
Naturellement, ce personnage est de haute fantaisie. Fabriqué à partir certes de souvenirs d'enfance, mais, comme l'a perçu Georges Raillard ici-même pris à Michelet dans La Sorcière, tandis qu'ont existé divers Corinthe ou Corynth ou Corinth dont l'un était peintre. Pour compliquer le tout, Corinthe (qui au Brésil a changé d'identité et se fait appeler Henri Robin) est en même temps un double de l'auteur (ce n'est pas le seul). Ses “ derniers jours ” coïncident avec l’“ inachevé ” de cette autobiographie impossible.
Pourquoi impossible ?
Parce que l'écriture n'est pas la vie. La vie, “ notre vie était vivante... c'est-à-dire incertaine, mouvante, contradictoire, sitôt surgie que déjà perdue. Tandis que tout récit, même tremblant, même morcelé par des crevasses ou menacé par des fondrières, en donnera une image relativement ferme, et qui va sembler, en un sens, définitive... ”
La fixer dans l'écriture c'est comme la couler dans le bronze ou le plâtre (à la façon des créatures de l'artiste américain George Segal), et la tentation est grande de vouloir contempler ainsi sa propre éternité, mais c'est évidemment se tenir loin de toute vérité, loin de la réalité. Ce qu'il faut faire : “ tenter de reproduire l'instant qui passe, au moyen de microscopes et de déconstructions (allô, Derrida ?), en admettant qu'entre ce qui a été vécu et ce qu'on en dit il subsistera toujours un seuil de transformation minimum... ” etc. (voir l'observateur en physique), bref : “ le fantasme d'un discours véridique, objectif ou subjectif, bute sur l'impossibilité de la représentation ”.
Alors, que faire ? Aller se coucher ?
Nenni. Jouer son rôle d'écrivain. Raconter des histoires. À propos de soi et de sa vie passée, à propos des autres, à propos d'événements (vrais ou faux), de spectacles (observés ou imaginaires), à propos de ce qui vous passe par la tête, les sens, l'imagination, les souvenirs (inventés ou non, biaisés, transformés), les fantasmes, les complexes les moins avouables, la mythification de personnages comme le comte Henri, dit Henri Robin, comme les très jeunes filles Marie-Ange, Angélique, Mina, Catherine (l'épouse de l'auteur)... À l'aide de tous ces ingrédients, et de quelques autres : réflexions, anecdotes, portraits d'amis ou de simples connaissances, fabriquer un continuum riche en trous, en ruptures, en rebonds du genre érotique ou “ polar ” qui tiennent le lecteur en haleine, jouent ce rôle hypnotique que Lautréamont voulait voir jouer aux Chants de Maldoror.
Robbe-Grillet n'est pas Lautréamont. Il est d'espèce plus sage, plus respectueux du lecteur. Il sait qu'il raconte des fariboles, mais “ comme on parle de Nouveau Roman ”, dont il fut, il ne l'oublie pas, l'un des inventeurs, ne pourrait-on le considérer comme l'inventeur de la “ Nouvelle Autobiographie ”, “ terme, ajoute-t-il, qui a déjà rencontré quelque faveur ” ?
Il la définit ainsi, “ selon la proposition dûment étayée d'un étudiant ” (on sait que Robbe-Grillet a fait de nombreux séjours dans les universités américaines, et qu'il a son bibliographe, Michel Rybalka, qui le fut de Sartre) : “ une  autobiographie consciente , c'est-à-dire consciente de sa propre impossibilité constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement anecdotique, et peut-être en un mot, consciente de son inconscience ”.
Une définition parfaite de la “ Nouvelle Autobiographie ” dont nous devons nous presser de contempler un brillant échantillon. “ Je suis le dernier écrivain ”, écrit en effet l'auteur, qui ajoute pour rengrégement de mal :“ mais qui sera un écrivain absent ”.
Cette dernière affirmation mérite éclaircissement.
Robbe-Grillet :“ Ce qui me frappe, c'est une fois de plus l'insistante atmosphère d'un monde en ruine – Pompéi, Corinthe ou New York – que je retrouve partout sous mes pas... Depuis tant de lieux et d'aléas traversés (voués aux confusions progressives, à l'oubli, au désastre) jusqu'à l'âge qui me gagne sans recours... ” Etc. Mais...
Mais “ toute l'œuvre de Wagner ” n'est-elle pas également “ construite sur des ruines ”, celles “ du système tonal dont elle devient l'apothéose ” ? “ Ainsi en irait-il du roman moderne – le dernier roman – qui édifie ses structures mouvantes avec le matériau ruiné de l'ancien, celui du réalisme, c'est-à-dire de la certitude ”. Conclusion : “ Nous écrivons désormais, joyeux, sur des ruines ”.
À remarquer le mot “ joyeux ”. “ Une fois de plus je m'avance et la neige qui tombe sur mon chemin, ou la mer qui monte et envahit à nouveau le sable blond, effacera au fur et à mesure la trace de mes pas. De cette conviction sourd une sorte d'angoisse diffuse, mais d'elle aussi provient mon allégresse, ma force, ma violence. Et aussi bien (pourquoi pas ?) la possible tranquillité, la vacance des jours heureux ; dans le vin, l'oubli. L'oubli de l'oubli de l'être ”.
Le “ dernier écrivain ”, le “ nouvel autobiographe ” termine son ouvrage sur une note moins joyeuse que désabusée. Il n'a pas réussi à raconter sa vie passée (“ les années s'embrouillent, les contrées se mélangent, les paysages se contaminent ”). Conscient d'écrire sur du vide, conscient de son propre vide, il n'est pas parvenu à conquérir sa propre identité. Nietzsche vient à son secours. “ Ce qu'on peut aimer en l'homme ” a écrit l'auteur de Zarathoustra, “ c'est qu'il est un passage et un déclin ”. Piteux secours toutefois : “ Il n'a pas dit, évidemment, un zappage et une déliquescence ” (sous entendu : ce que serait “ l'homme ” d'aujourd'hui.
Et pourtant, ces Derniers jours de Corinthe, c'est le triomphe de l'écrivain. ll nous fait partager ses fantasmes, ses souvenirs, ses réflexions, participer à ses évocations surtout : New York, le Brésil, Brest et la côte armoricaine, la maison natale de Kerangoff, la mer en tous ses états, le vent (y compris en tempête), assister aux proliférations de son délire sadomasochiste avec ses images obsessionnelles de pulpeuses petites filles, torturées comme les poupées de son enfance, de jeunes femmes assassinées et baignant dans leur sang. Tout ce bric à brac que permet le défoulement de l'écriture, ce déballage de foire aux puces, c'est tout cela qui prend paradoxalement vie dans l'imprimé, qui nous fait rire ou rêver et nous fascine.
On tiendra pour rien l'anecdotique : les rosseries contre, dixit, un Claude Simon, inintelligent et vindicatif, contre une Duras sèche et ingrate, tandis que s'assouvissent les petites vengeances à l'égard de Sartre, rival admiré pour son “ courage intellectuel ” et dont sont déplorées les faiblesses à l'égard de ses familiers (en particulier “ la duchesse aux lèvres pincées ”), et que se déploie le panégyrique, bien naturel de Jérôme Lindon, l'éditeur aimé.
Avec, comme chez tout auteur notoire qui se regarde écrire, la part nécessaire et habituelle de mégalomanie. 

 




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