Le sens commun


Jean-Louis Fabiani

Les Philosophes de la République


1988
Collection Le sens commun , 192 pages
ISBN : 9782707311627
13.75 €


Dans la mémoire universitaire, la Troisième République est l’âge d’or de la philosophie des professeurs : l’hagiographie continue d’y trouver ses héros et ses modèles (Lagneau, Alain, Bergson, etc. ).
La représentation commune et le discours savant les philosophes s’accordent pour voir dans ce moment une identification parfaite entre la philosophie et l’institution. Mais l’humeur anti-institutionnelle qui domine aujourd’hui conduit à faire de ces hommes des maîtres dévoués à leur classe plutôt que des héros de la raison. À travers l’analyse des transformations qui affectent le corps professoral entre 1880 et 1914 et l’étude d’un répertoire philosophique matérialisé dans des programmes, une langue commune, des façons de faire et des normes de présentation de soi, ce livre donne les moyens de reconstruire l’espace des possibles au sein duquel se développent les grandes œuvres aussi bien que celles qui tournent court. En s’attachant à l’émergence de la notion de crise de la philosophie au tournant du siècle, on peut comprendre les métamorphoses qui conduisent la discipline du couronnement du sommet vers les marges. Les philosophes de la République sont à la fois lointains et proches : alors que tout semble les opposer aux universitaires d’aujourd’hui (style de vie, choix des objets de connaissance), on constate que la situation de la philosophie française contemporaine dans l’espace des disciplines ne peut être expliquée qu’en référence au moment fondateur de la Troisième République.
Substituant à la piété du discours commémoratif un travail d’objectivation, ce livre veut contribuer au développement d’une histoire de la philosophie qui ne se contenterait pas de décrire et de dénombrer la “ suite des nobles esprits ” qu’évoquait Hegel.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction.

1. Les transformations du corps professoral : Le nouveau marché des biens philosophiques. Naissance d’une communauté professionnelle.

2. L’univers du programme : L’héritage cousinien. Le changement dans la continuité. Programmes scolaires et programmes de pensée. Le maître dans sa classe.

3. L’espace des possibles : De l’appareil au champ philosophique. Le philosophe et le professeur. L’esprit et la matière. La veille aux frontières.

4. Naissance de l’auteur universitaire : Philosophes, éditeurs, écrivains. Les philosophes et le monde.

5. Enjeux et usages de la crise : Le début de la fin de la philosophie. Les limites de la crise. La philosophie et le système des disciplines. La mobilisation philosophique. La réforme de 1890. La polémique de 1894. L’enquête parlementaire de Ribot et la réforme de 1902. Vers une nouvelle représentation de la discipline. La curieuse alliance. Des philosophes contre la philosophie ?

6. D’une fin de siècle à l’autre : Les deux cultures philosophiques. Les limites de la professionnalisation. Les avatars de la hauteur. Philosophie et sciences sociales.

Jean-Maurice de Montremy (La Croix, 12 mars 1988)

L’âge d’or des profs
 
 À part Bergson, presque aucun philosophe français de la IIIe République n’a conservé le prestige ou la stature que prirent, de leur vivant, les grands profs de cet âge d’or. C’était au temps, nous rappelle Jean-Louis Fabiani, où des escouades d’illustres normaliens se répondaient, de lycée en lycée, à la tête de cette fameuse “ classe de philosophie ”, la classe à part, couronnement des études et matrice de tout le système philosophique français.
Jean-Louis Fabiani n’entend donc pas offrir un bilan de la philosophie telle qu’elle s’élabora, chez nous, de 1880 à 1914. Il présente, plus modestement, des hommes, des carrières, des programmes, des conflits et des choix. Mais cette modestie est payante : le livre se lit bien, il contient une masse de renseignements et redonne, en décrivant un milieu, quelque lustre à l’histoire des idées, souvent dédaignée chez nous.
La vie quotidienne du professeur, ce “ factotum supérieur ” de l’humanisme, est façonnée, le plus souvent, par les exigences de l’enseignement secondaire (fort éloigné du nôtre : 6 100 bacheliers en 1876, 7 063 en 1910 !). Il lui faut donc, s’il désire devenir “ philosophe ” et non plus “ professeur ” s’adapter aux incertitudes d’un milieu qui hésite lui-même sur sa propre définition. Enfants légitimes de la République (on exorcise inlassablement le spectre de Victor Cousin, grand façonneur – illégitime, lui – du “ métier ”), les enseignants-philosophes se veulent toutefois libres et presque autonomes de tout arrière-plan idéologique et sociologique. La laïcité repose sur le credo d’un point de vue de Sirius, pur de tout conditionnement : le libre choix personnel couronne l’édifice, le cours est un “ chef-d’œuvre ” artisanal, souvent non-écrit, et l’on doit refuser par définition de “ faire école ”.
L’histoire, et plus encore l’histoire de la philosophie sont, avec la religion, les grandes perdantes des nouveaux choix. La philosophie de la République, inspiratrice depuis Ferdinand Buisson, des sciences de l’éducation, de la pédagogie et des programmes ignore tout ce qui pourrait découvrir des stratégies, des conflits, des exclusions, des coups de dé pascaliens ou des coups de gueule nietzschéens.
Pourtant, Fabiani le montre bien, le milieu n’a rien d’homogène, ni d’uniforme. Le positivisme et le spiritualisme s’y affrontent : un groupe provincial de moyens bourgeois (fils de professeurs et de médecins) tient le premier camp ; un groupe parisien, mixte, d’intellectuels populaires et de fils de la bourgeoisie d’affaires tient le second. Se greffe là-dessus un réseau d’éditeurs et de revues – le marché des manuels est un gros marché... – fort bien analysé. Et la sensation d’un état de crise, d’un malaise dans le statut comme dans les enjeux, reste latente au long de toute la période. Elle fait l’objet d’un excellent chapitre.
Au total, donc, ce livre peut choquer les tenants d’une philosophie éternelle, étrangère aux contingences du lieu et du moment. Mais il rendra service à ceux qui veulent se garder des pièges de l’angélisme. Les Philosophes de la République en sortent d’ailleurs plus vivants, et plus remuants que l’image d’Epinal. 

(Préfaces n°7, avril-mai 1988)

 On sait que la IIIe République représente une sorte d’âge d’or de la philosophie universitaire française alors qu’elle n’a guère produit de “ grande philosophie ” (Bergson mis à part). Derrière ce souvenir approximatif se cache un processus de construction d’une communauté professionnelle, d’un “ champ philosophique ” que J.-L. Fabiani reconstruit en examinant les relations entre philosophes et professeurs, ou encore philosophes et écrivains. Son analyse repose sur une étude exhaustive et fine du corps professoral et de la production philosophique : on trouve dans cet ouvrage une foule de données quantitatives inédites ordonnées à partir d’une problématique et d’instruments conceptuels clairement explicités, notamment dans le chapitre consacré à l’analyse très éclairante du thème de la crise, largement rebattu mais toujours en usage. Ce thème oriente l’évolution de la discipline pendant la période étudiée : du sommet (la philosophie comme couronnement) aux marges (l’aiguillon critique), entre le moment où la discipline sembla s’affranchir d’une définition strictement scolaire et celui où l’analyse s’interrompt (par exemple avant La Trahison des clercs ou Les Chiens de garde). Ce découpage conjugue donc l’objectivation et la mise à distance historienne. Il montre comment certaines formes de l’activité philosophique contemporaine sont encore tributaires du modèle de l’“ âge professoral ” que fut la IIIe République, notamment la “ double culture ” à l’intérieur de laquelle s’inscrivent les stratégies intellectuelles des philosophes d’aujourd’hui. Cette sociologie de la philosophie a ses règles : un travail de détermination de l’objet dans des champs clairement construits, un exercice de l’argumentation et de la preuve ouvert au contrôle de l’objectivation et à la contre-épreuve. Le livre de J.-L. Fabiani participe d’un travail de ce type, d’où l’intérêt qu’il présente pour les philosophes. L’étude des conditions du développement de la philosophie “ peut apporter à la philosophie des armes de choix dans son combat pour la lucidité ”. 

 




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