Comment un visiteur étranger, arrivant dans une ville inconnue, fut accueilli par Madame dans son salon ; comment il eut à connaître de trafics louches entre elle et ces Messieurs ; comment il fit la connaissance du comte N… et ce que celui-ci lui révéla – et lui cacha – du passé de Madame ; comment celle-ci soumit le narrateur à d'étranges épreuves et ce qu'il advint, à la fin, des habitants lors du désastre qui frappa la ville.
Tropmann est naturellement un pseudonyme.
Francis Marmande (Le Monde, 5 septembre 1986)
Le mystère Tropmann
Un pseudonyme cher à Georges Bataille pour l’auteur sans visage de l’automne.
Voilà pour l'histoire de L'Œil de Madame. Délaissant l'emphase tape-à-l'œil des prières d'insérer ordinaires, celui-ci imite ces longs titres de chapitres qui, dans les romans mouvementés, annoncent autant qu'ils intriguent. Quant au visiteur étranger, il est couvert d'un nom d'auteur, Tropmann, qui met la puce à l'oreille puisqu'il s'agit d'un des pseudonymes de Georges Bataille.
À première vue, on dirait, dans L'Œil de Madame, une “ fantaisie mondaine ” (genre qui ne s'est pas beaucoup développé, hélas !) comme on en trouve trace au fichier de la Bibliothèque nationale, dont Bataille fut conservateur. En 1899, par exemple – le 13 septembre, s'il faut être précis, – une fantaisie mondaine en un acte, à grand spectacle, a été représentée sur le théâtre couvert de l'Alcazar d'hiver. Les paroles étaient d'un certain ou d'une certaine L. Bataille et de Saint-Maurice. Ne me demandez pas d'éclairer – bien que j'aie ma petite idée sur la question – cette initiale et ce prénom de Maurice, nous avons assez à faire avec le Tropmann d'aujourd'hui.
À vue de nez, donc, L'Œil de Madame, édité par les Éditions de Minuit et bien dans le ton de certaines productions maison, est une espèce de fantaisie mondaine où sont insérées toutes sortes de références culturelles et littéraires : souvenirs de lecture d'Histoire de l'œil et du Bleu du ciel (de Bataille, Georges), jeux de citations, tantôt ironiques, tantôt subtiles, souvent les deux à la fois ; jeux de déplacements où les personnages soudain apparaissent extérieurs à la scène, comme ces témoins indifférents qui surplombent le paysage peint ; allusions à des épisodes mystérieux qui ne peuvent qu'exciter la mémoire du lecteur de Bataille et amuser ou intriguer les autres (rencontre en forêt), etc.
Le récit est visiblement un jeu de cache-cache, porté avec beaucoup d'élégance et de fermeté à son terme, comme une série de métaphores que l'on prendrait à la lettre, ce qui conduit tout droit à la folie (“ Je lui arracherai les yeux... ”) Il est mené avec l'implacable rigueur de quelqu'un qui est la proie des rêves : comme un rêve en train de rêver, avec un sentiment, toujours, d'inquiétante étrangeté qui, entre-temps, tourne au tragique. “ Je savais qu'elle était là, que si je faisais un pas, elle allait se jeter sur moi. Elle m'ouvrirait les bras – mais quels bras ! – elle qui m'attendait depuis toujours, depuis le premier jour de ma vie, elle, Madame enfin. ”
On ne sait trop comment, la fantaisie mondaine, ce tissu de citations et d'allusions brillant et enlevé, s'est soudain muée en opération poignante. En cela consiste la vraie force du livre. Reste Tropmann. À un “ p ” près, Tropmann est la reprise du pseudonyme que Bataille avait utilisé un an avant Histoire de l'œil pour un récit intitulé W.C. (1927) : “ Un petit livre assez littérature de fou ”, dit-il, dont il n'a jamais trop regretté que le manuscrit ait été détruit par le feu. Seul chapitre sauvé des flammes, ces quelques pages qui servent d'introduction au Bleu du ciel (1957), dont le personnage s'appelle justement Troppmann, Henri Troppmann. Guillotiné le 19 janvier 1870, Troppmann avait massacré en septembre 1869 les huit membres de la famille Kink (dont le petit Henri). Assassin légendaire, monstre d'époque, on trouve mention de son nom dans L'Album zutique de Rimbaud ou dans Les Vers pour les lieux de Verlaine. Notez qu'on peut agréablement lire L’Œil de Madame sans avoir à connaître de tous ces détails. Mais Tropmann reste un décapité idéal pour un nom d'auteur sans visage.