François Recanati
Les Énoncés performatifs
Contribution à la pragmatique
1982
Collection Propositions , 288 pages
ISBN : 9782707306043
épuisé
À l’intersection de la philosophie analytique et de la linguistique, cet ouvrage s’inscrit dans le cadre des recherches inaugurées par certains philosophes du langage anglo-saxons (Austin, Wittgenstein, Searle, etc.) et, en France, par des linguistes comme Émile Benveniste et Oswald Ducrot. Le langage y est considéré d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire non comme un simple moyen de représenter la réalité ou la pensée, mais comme un dispositif permettant d’accomplir un certain type d’acte social.
À l’origine des recherches en pragmatique, il y a la découverte des énoncés performatifs. Il s’agit d’énoncés déclaratifs qui servent moins à dire qu’à faire quelque chose : en disant “ La séance est ouverte ”, le président de séance ne se contente pas de dire quelque chose : il ouvre la séance ; en disant “ Vous êtes licencié ”, le patron licencie son employé ; en disant “ Je m’excuse ”, le locuteur s’excuse... On s’est aperçu ensuite que tous les énoncés servent à faire quelque chose, dans la mesure où, par leur énonciation, un certain type d’acte de parole est accompli : ordonner, interroger, conseiller, avertir, remercier, affirmer, promettre, etc. Les phrases elles mêmes sont les instruments au moyen desquels nous accomplissons ces actes, et comme tout instrument elles ont une forme préadaptée à leur fonction : une phrase de forme impérative, par exemple, sert à demander à l’auditeur de faire quelque chose, une phrase déclarative sert à l’informer, et une phrase interrogative sert à lui poser une question.
Comment se fait-il alors, qu’on puisse demander à quelqu’un de faire quelque chose en énonçant une phrase déclarative comme “ Je t’ordonne d’y aller ” ? Comment expliquer qu’on puisse, au moyen d’un énoncé performatif, accomplir un certain acte simplement en disant qu’on accomplit ? L’auteur montre que cette question, technique et locale en apparence, est cruciale par son enjeu : la réponse qu’on y donne est toujours solidaire d’une conception générale du langage et de l’activité de parole ; la façon dont on traite le problème des énoncés performatifs est indissociable de la façon dont on conçoit l’interprétation des énoncés en général – comme une activité quasi mécanique de décodage, par exemple, ou comme un raisonnement visant à reconstituer les intentions du locuteur.
Pour résoudre le problème posé par les énoncés performatifs, l’auteur s’appuie sur les développements récents de la recherche en pragmatique, développements qu’il expose de façon aussi complète et didactique que possible. Une partie importante de l’ouvrage est ainsi consacrée à la théorie de la communication “ indirecte ” ou “ par sous-entendu ”, qui est une des grandes nouveautés de la linguistique contemporaine. D’une façon générale, ce livre peut servir d’introduction à la pragmatique, dans la mesure où les principaux thèmes et problèmes de cette discipline y sont abordés ; et par les implications des problèmes qu’il traite, il est susceptible d’intéresser non seulement les philosophes et les linguistes, mais aussi les psychologues et les sociologues.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Avant-propos – Introduction
Première partie : Le mythe du préfixe performatif.
Chapitre I. Le paradoxe de l’indication descriptive – Chapitre II. Limite de l’analyse parataxique
Deuxième partie : Le conventionalisme radical.
Chapitre III. Énoncés performatifs et actes illocutionnaires : le point de vue conventionaliste – Chapitre IV. La conjecture de Ducrot
Troisième partie : Une théorie pragmatique de la performativité.
Chapitre V. Les actes de paroles indirects – Chapitre VI. Énoncés performatifs et actes de parole indirects
Quatrième partie : Le sens et la force.
Chapitre VII. L’interprétation des énoncés : interférence ou décodage ? – Chapitre VIII. Locution et illocution
Appendice : Le détachement du sens
Références des travaux cités – Index
Didier Éribon (Libération, 16 mars 1982)
La magie des mots
Portée il y a une quinzaine d’années à l’avant-scène des sciences humaines par la vague structuraliste, la linguistique opère aujourd’hui, mais dans un tout autre contexte théorique, un étonnant retour en force. Avec pour horizon la percée de la philosophie analytique en France et dans le sillage des travaux d’Oswald Ducrot sur ce qui se passe au cours de la conversation, plusieurs livres viennent de paraître, qui traitent des mots de tous les jours, des phrases du langage ordinaire.
“ Je te donne ma voiture. ” Et voilà, elle est à moi ! Pas besoin d’en faire plus : il a suffi de le dire. Comme “ je m’excuse ” ou “ je baptise ce vaisseau Liberté ”, une telle formule ne décrit pas un état de fait, elle accomplit un acte, elle produit une action que supporte la seule force des mots. Celui qui la prononce “ fait des choses avec des mots ”, comme le disait le titre anglais du livre de John Austin : How to do things with words, un texte majeur qui avait renouvelé l’approche du langage.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un mouvement de révolte avait secoué la philosophie anglo-saxonne et fissuré la tradition dominante de l’analyse du langage : des philosophes comme Strawson ou Austin voulaient rompre avec l’hégémonie de la logique formelle et porter leur attention aux “ jeux ” et aux “ actes ” qui font le langage ordinaire. Dans la voie ouverte par cette attaque en règle contre la logique, un des courants les plus vivants de la linguistique travaille aujourd’hui à reconstituer les mécanismes par lesquels une parole peut être un acte.
Deux importantes contributions à cette “ pragmatique ” viennent de paraître en France, sous les signatures de deux jeunes linguistes, François Recanati et Alain Berrendonner.
Le livre de François Recanati s’inscrit dans le droit fil de la problématique austinienne. Il retrace l’histoire sinueuse et conflictuelle de l’analyse des “ énoncés performatifs ”, ces paroles qui, par elles-mêmes, instaurent des réalités nouvelles, telles que “ vous êtes unis par les liens du mariage ”, “ la séance est ouverte ”, ou bien en un sens plus larges, tous les “ actes de paroles ” comme l’affirmation, le conseil, l’ordre... Mais il veut surtout attirer l’attention sur les “ actes de paroles indirects ” : ce qui se produit dans l’ironie, l’allusion, l’insinuation, la métaphore… qui fonctionnent souvent comme performatifs, qui contiennent des conseils, des menaces, des promesses, même quand celui qui les profère à bien l’air de ne pas y toucher. Recanati explore avec minutie les règles de la conversation ; il met à nu, sous les mots de tous les jours, les normes qui régissent les échanges linguistiques, reconnues et partagées par ceux qui se parlent et grâce auxquelles ce qui n’est pas “ dit ” peut être malgré tout compris. À condition, bien sûr, de recourir au contexte de l’énonciation sans lequel nous ne saurions donner à la phrase une quelconque signification.
D’où le problème que pose avec une allégresse iconoclaste Alain Berrendonner : sommes-nous si sûrs qu’ils accomplissent des actes ? l’importance de la “ situation ” et du “ contexte ” incite tout de même à s’interroger ! Et Berrendonner de bousculer quelque peu les évidences admises depuis Austin. En invoquant d’abord le bon sens et ses formules bien senties, “ c’est pas le tout de le dire, il faut encore le faire ” ou “ tout ça, c’est des mots ”, qui dessinent sans ambiguïté une opposition fondamentale du dire et du faire perçus comme deux ordres de réalités radicalement différents, “ au point que la notion même d’acte de langage devrait sembler contre nature ”. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un acte, demande notre linguiste ? Un “ geste ou un ensemble de gestes ” et rien d’autre ! On peut l’accomplir “ avec les mains, les pieds, les dents, les yeux, mais en aucun cas avec des signifiés verbaux ”. Dès lors, un énoncé verbal n’est acte qu’au sens où je remue les lèvres pour prononcer des mots.
Mais que vont devenir dans un tel cadre nos énoncés performatifs si, comme le dit Berrendonner, il faut vraiment être philosophe, pervers ou naïf, pour considérer que l’énonciation d’une promesse et l’acte de promesse sont une seule et même chose ; si l’on récuse l’idée que les signifiés d’énoncés seraient fondamentalement des actes ?
Multipliant les exemples, avec un humour réjouissant qui fait passer jusqu’aux incertitudes du raisonnement, Berrendonner propose une thèse qui fera sans doute vaciller l’édifice établi de la pragmatique : si certaines paroles servent à accomplir des actes, ce n’est pas en vertu d’une force inscrite dans Ies mots comme une de leurs propriétés, mais tout simplement parce que le discours doit parfois jouer le rôle d’un substitut, lorsque les actes ne sont pas réalisables autrement. Si la cantatrice chante “ ah, je ris de me voir si belle en ce miroir ”, il lui suffit de dire qu’elle rit pour rire effectivement, pour la simple raison qu’elle ne peut pas rire, puisque précisément elle chante. II en est de même lorsque le président du tribunal proclame “ je vous condamne à la prison à perpétuité ”. Par ces paroles il condamne réellement car on imagine mal qu’il conduise lui-même le prisonnier vers sa cellule pour attendre devant la porte l’accomplissement de la peine.
Ce qui pose évidemment un problème : si l’on remplace un acte par des mots, qu’est-ce qui garantit que l’on obtiendra le même résultat ? La réponse de Berrendonner tient dans la notion d’institution qu’il met en place à ce moment : il faut que la substitution soit “ garantie par l’institution ”, c’est-à-dire “ un pouvoir normatif qui assujettit les individus à certaines pratiques sous peine de sanctions ”, que ce soit la justice en son fonctionnement, les règles de politesse, etc...
C’est peut-être ici que l’on rencontre les limites de l’analyse linguistique. Et l’on sent bien qu’il faudrait se tourner vers une histoire et une sociologie des institutions, des croyances, des rituels sociaux qui fondent cette magie des mots et donnent au président l’autorité de dire : “ j’ouvre la séance ” sans être démenti, au prêtre : “ je te baptise ” en recevant l’assentiment et la complicité des auditeurs.