Romans


Éric Chevillard

Le Vaillant petit tailleur

Prix Wepler 2003


2003
256 pages
ISBN : 9782707318435
15.20 €
37 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
* Réédition dans la collection de poche double n°72


On se croyait quitte de ces sornettes, pour parler franc. L'enfance est derrière nous. Et le conte du vaillant petit tueur de mouches est une vieille histoire. Or voici qu'un écrivain prétend soudain devenir l'auteur conscient et responsable qui fait défaut à celle-ci, enfantée négligemment par l'imagination populaire, soumise à tous les avatars de la tradition orale puis recueillie en ce lamentable état par les frères Grimm au début du XIXe siècle. Il a des ambitions. Il compte bien élever le frêle personnage qui en est le héros au rang de figure mythique. Noble projet, mais quel est-il, ce héros, le vaillant petit tailleur ou l'écrivain lui-même ? Dans un monde fabuleux, peuplé de géants et de licornes, cette dernière hypothèse pourrait être moins extravagante qu'il n'y paraît.

ISBN
PDF : 9782707324696
ePub : 9782707324689

Prix : 7.99 €

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Propos recueillis par Judith Roze dans Page (novembre 2003)

Rencontre entre Éric Chevillard et Nicolas Vives
(Librairie Ombres blanches, Toulouse)

« II était une fois un jeune homme, tailleur de son état, qui, ayant vaillamment exterminé sept mouches, partit répandre ses exploits de par le vaste monde. Tel est l'argument, directement emprunté à un conte de Grimm, du dernier livre d'Éric Chevillard. Et cela donne, sous la plume de cet écrivain hors normes, une fantaisie littéraire brillante, irrévérencieuse, et surtout furieusement drôle. À ne pas manquer. »
Nicolas Vives

Le Vaillant Petit Tailleur est assez atypique dans votre œuvre. La matière de vos livres est souvent déroutante, imprévisible ; ici, le lecteur dispose pour la première fois d'un point de repère stable, puisque vous reprenez une histoire déjà connue. Comment vous est venue l'envie de réécrire un conte ?
C'est l'occasion de rendre hommage à Jérôme Lindon, puisque l'idée première vient de lui. Un jour, il m'a dit : « Vous devriez raconter une histoire que tout le monde connaît déjà ». II n'a rien ajouté, par délicatesse, mais j'ai bien deviné ce qu'il voulait dire : il appréciait sans doute modérément mes digressions, et aurait aimé trouver dans mes livres une trame narrative plus visible, un fil conducteur. Je n'ai d'abord pas trop su quoi faire de ce conseil. Et puis, j'ai eu l'idée d'un conte, un de ces contes surgis de l'imaginaire populaire, qui n'ont pas réellement d'auteur. Contrairement à Perrault ou Andersen, les frères Grimm n'ont jamais prétendu être les auteurs de leurs contes : ils se sont contentés de retranscrire des histoires héritées de la tradition orale.

Et pourquoi, précisément, Le Vaillant Petit Tailleur ?
J'aime bien ce conte depuis longtemps : c'est un conte très bien construit, avec une fin moins édifiante que d'autres. Et puis, ce petit tailleur qui part à la conquête du vaste monde, avec pour seules armes sa ruse et son ingéniosité, m'a paru un personnage assez proche de l'écrivain. L'écrivain, lui aussi, est un petit héros prétentieux qui, avec ses maigres moyens, refuse de se laisser faire, défie l'ordre établi, cherche à ébranler le système des géants.

Au fil du texte, l'auteur devient d'ailleurs le véritable héros de votre livre.
En effet, ce livre n'est pas une pure et simple réécriture du conte, puisqu'il est en partie écrit à la première personne. Et le narrateur, justement, ambitionne de devenir l'auteur qui fait défaut au Vaillant Petit Tailleur. Pour ce faire, il va rivaliser d'ingéniosité avec son héros, sans se priver d'intervenir à tout moment dans le livre. J'aime assez ce type de construction, qui me permet de laisser entendre ce que je crois vrai depuis longtemps - à savoir que l'auteur est toujours le personnage principal de son livre.

Du coup, vous reprenez fidèlement les différents épisodes du conte, mais, bien sûr, l'essentiel est ailleurs – dans les digressions. Quelle est, pour vous, la fonction de la digression ?
Lorsqu'on écrit, on a l'ambition – dérisoire, peut-être – d'ouvrir un petit espace où l'on sera seul aux commandes, où l'on sera enfin libre. Mais immédiatement, d'autres structures aliénantes, propres cette fois à la forme romanesque, se mettent en place, et, à nouveau, il faut forcer ce système, l'abattre. La digression permet justement de s'engouffrer dans les brèches. À mes yeux, le texte n'existe que pour que naisse tout à coup la possibilité d'une digression, c'est-à-dire d'une aventure : c'est une chance qui s'offre de s'étonner soi-même, d'aller un peu plus loin que ce qu'on avait imaginé. Ici, le conte n'est en effet qu'un prétexte – pour le coup au sens littéral : un texte préexistant -, et je saisis toutes les occasions que ce prétexte m'offre pour digresser.

On a presque l'impression qu'il y a chez vous, livre après livre, un inventaire des formes de la littérature – que vous n'utilisez que pour mieux les subvertir : Les Absences du capitaine Cook jouait avec le roman d'aventures, Du hérisson avec l'autobiographie...
Oui, il y a un peu de ça. D'ailleurs, je suis en train d'écrire quelque chose à partir du récit de voyage. Ce n'est pas un programme que je me serais fixé : simplement, tout en me sentant à l'étroit dans ces formes préexistantes, je me sais incapable d'en créer une de toutes pièces. J'ai donc besoin d'un prétexte, et ce prétexte peut être un genre littéraire ou romanesque. Bien sûr, je ne joue le jeu qu'un minimum à chaque fois, et je sabote de propos délibéré ce que je prétends édifier. La littérature paie pour le reste, en quelque sorte : n'ayant pas le pouvoir de démolir tout ce qui me paraît insupportable ou aliénant dans le monde, je m'en prends à la littérature – qui est une métaphore parfaite du monde, qui reflète toutes les expériences que nous avons de lui.

Parmi les armes que vous employez, il y a aussi l'humour. Le rire, c'est pour vous quelque chose de central ?
C'est vraiment central. Je me demande même si ce n'est pas à l'origine de mon désir d'écrire. Faire apparaître la qualité poétique de l'humour, montrer à quel point humour et poésie peuvent se confondre, cela a été, très tôt, l'objet de mon travail. L'humour a pour moi toutes les qualités : je crois que la subversion et l'humour ont partie liée, que la violence et l'humour ont partie liée, que la tendresse et l'humour ont partie liée, que la douleur et l'humour ont partie liée... Si j'avais quelque chose d'épouvantable à dire, j'essaierais encore de le faire à travers l'humour.

Parmi les auteurs que vous dites admirer, il y a Beckett, et il y a Michaux – deux écrivains qui s'y connaissaient en matière d'humour.
Oui. Le rire de Beckett, justement, est une arme : un rire de connivence qui soudainement devient un rire féroce, implacable, si bien que le lecteur ou le spectateur, entraîné par son rire, se retrouve à devoir affronter l'horreur du néant dévoilé par Beckett. Et peut-être qu'il y a chez moi quelques éclats de ce rire-là. À mes yeux, le rire, c'est l'intelligence des situations : une manière de voir le néant derrière ce qui nous accable, si bien qu'il n'y a plus qu'à en rire. Quant à Michaux, son humour est tout bonnement stupéfiant. De manière générale, Michaux est aujourd'hui l'écrivain auquel je me sens le plus redevable, l'écrivain qui m'est nécessaire. À cause, je crois, de son extrême courage : la littérature a été sa grande aventure, et il y a pris tous les risques, est allé puiser à toutes les extrémités la matière de son écriture.

En vous lisant, il arrive qu'on pense aussi à Ponge : il y a chez vous un parti pris des choses, une manière de vous laisser fasciner par les objets, les animaux, qui deviennent aussitôt prétextes à digression poétique.
Je n'ai jamais eu de souci de description réaliste des choses. Par contre, j'use beaucoup de l'analogie et de la métaphore : je suis incapable de décrire un nénuphar ou une girafe sans aussitôt les inscrire dans un réseau d'analogies, de ressemblances. Et je vais aussi loin que cette logique m'entraîne – jusqu'à ce qui peut, parfois, ressembler au délire. H me semble qu'en jouant ainsi sur le rapport et la confrontation entre les choses, on peut créer quelque chose de neuf, de surprenant, redécouvrir des réalités qu'on avait cessé de voir. C'est cela, la marge d'intervention de l'écrivain : il ne peut rien inventer de toutes pièces, il est, de toute façon prisonnier du langage, mais il peut, en travaillant sur les mots, révéler un autre pan du réel.

Jean-Baptiste Harang (Libération, jeudi 16 octobre 2003)


Éric Chevillard est-il l'auteur d"un conte de Grimm ?
Parfaitement.
 
« Grâce et à cause de cette publicité qui occupe le bas de la page que vous êtes en train de lire, que nous sommes heureux d’accueillir, et dont j’ignore tout à la minute où j’écris ces lignes (un éditeur honorable, probablement), il va falloir faire vite, moins de quatre mille signes pour dire tout le bien qu’on pense d’un livre qui en compte environ deux cent cinquante mille, dont plus de la moitié mériterait des gloses conséquentes. Il est indécent d’écrire des articles de presse à propos des livres d’Éric Chevillard plus court que les livres eux-mêmes puisque chacun eux mérite d’être cité in extenso (il reste cependant une solution de compromis : se les procurer en librairie). Des dix précédents articles que nous avons consacrés aux romans d’Éric Chevillard, sur les onze qu’il avait publiés, neuf tournaient autour du mot génie sans jamais oser l’écrire de peur de lui porter la poisse, de passer pour un lourd flatteur ou un type qui se laisse facilement impressionner. Le dixième a disparu des archives. Le génie agace.
À cette époque, Éric Chevillard n’était pas encore l’auteur d’un conte de Grimm, on devait se faire une idée par soi-même. Maintenant qu’on sait qu’il a écrit Le Vaillant Petit Tailleur, conte en quête d’auteur, on comprend mieux pourquoi, depuis quinze ans, il fréquente la cour des grands. Disons-le d’emblée (encore que ce qui précède obère vaguement cette emblée. Parenthèse dans la parenthèse : on écrit " emblée ” au féminin sous influence du “ e ” final, tout comme Chevillard féminise “ évangile ”, page 71, et “ trophée ”, page 245. Fin des parenthèses), d’emblée, donc : les Grimm n’arrivent pas à la cheville de notre Chevillard, primo, ils ont écrit à quatre mains dix pages d’une histoire qu’ils se sont contentés de recueillir (les frères Grimm étaient cinq, seuls Jacob et Wilhelm écrivaient tandis que les trois autres jouaient au croquet dans le jardin, suppose-t-on page 67), Chevillard et sa seule paire de bras lui donne un auteur, un vrai et plus de deux cent cinquante pages, épiques, cinglantes et définitives comme un rectificatif attendu depuis près de deux siècles, l’exploration de tous les possibles ouverts par la simple anecdote d’un conte rapporté, et même des impossibles si l’on convient que “ le souci de vraisemblance est une préoccupation de menteur ”, ainsi que de nombreuses ramifications narratives où le héros chétif des frères teutons ne figure même pas. Chevillard, modestement, fait remarquer que Don Quichotte fut écrit d’une seule main, et, un peu moins modestement, qu’il n’a pas renoncé tout à fait à l’écrire lui-même, ce Don Quichotte. Secundo, Chevillard est bien plus rigolo. Mais, on l’a dit cent fois, prévenir le lecteur qu’un livre est drôle revient à dérouler sous ses pieds le tapis du bide, à savonner la planche sur laquelle il s’apprête à poser son pied d’appui, et, “ quand on glisse sur un savon, pourquoi ne se retrouve-t-on jamais assis dans un champ de coquelicots au soleil (mais toujours sur le carreau glacial d’une salle de bains) ? ”, on cite ici une des phrases les moins drôles du livre par cohérence avec ce qui précède. Le livre semble plus long que les précédents, condition nécessaire au déploiement du comique dit de répétition.
Attention, Le Vaillant Petit Tailleur de Éric Chevillard est un vrai conte de Grimm, avec son héros pauvre et malin, ses rois, ses reines, ses géants à tuer, ses princesses à épouser, ces centaures et ses licornes, ses mouches. Ses mouches surtout. Mais sa chair, comme celle de toute l’œuvre de Chevillard, est faite de digressions, sauf que chez lui la digression n’est ni du remplissage ni de la broderie, c’est au contraire l’usage du mot juste à sa juste place, dans une intelligence et une complicité de bonne compagnie avec le lecteur, poussant la confiance jusqu’à lui dire lorsqu’il s’attarde : “ Partez devant, je vous rattrape. ” Sous couvert de cocasseries et de mots d’auteur, Chevillard, à chaque livraison, redonne à la littérature la vertu du vertige. »

Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 15 octobre 2003)

Remake du conte de Grimm dans un livre autoréflexif, où le roman se coud lui-même à mesure que le conte se défait. Une réussite de plus d’Éric Chevillard.
 
« Le Vaillant Petit Tailleur est le douzième livre d’Éric Chevillard. On le lit, on l’aime, on rit et se réjouit tellement qu’on va jusqu’à se dire que ça y est, celui-ci sera notre préféré. Mais on repense aussi aux précédents, en se souvenant que chacun d’eux, à sa sortie, fut déjà notre favori, voire notre roman de chevet, celui en tout cas qu’on voulait faire découvrir d’urgence à tous nos amis.
On est bien embêté, du coup : crier à nouveau au génie ? Écrire qu’enfin la gloire va venir pour ce prosateur prolixe et précoce, qui publia son premier texte, Mourir m’enrhume, à vingt-trois ans ? Signaler encore une fois que Sterne, Diderot, Nabokov et Michaux ont trouvé là leur descendant le plus malicieux ? Difficile de ne pas se répéter, quand le romancier, lui, n’a de cesse de se réinventer. Le Vaillant Petit Tailleur réussit, en effet, à couper un costume neuf dans un tissu qu’on connaît bien : une étoffe souple aux imprimés d’animaux divers et déconnants, moirée d’aphorismes ou de digressions, totalement hors mode mais magnifiquement colorée. Bref : Chevillard écrit comme personne et vous compose un roman sur mesure à partir de (presque) rien.
Tel est d’ailleurs à peu près le projet de ce Vaillant Petit Tailleur, dont l’auteur nous rappelle qu’il désigne d’abord un conte des frères Grimm, recueilli au début du XIXe siècle dans leur célèbre anthologie. Le narrateur va donc s’emparer de cette vieille histoire, expédiée en dix pages par les compilateurs allemands, pour en faire son propre livre, jubilatoire et proliférant. C’est une véritable leçon d’écriture à laquelle s’amuse Chevillard, sur le patron mité d’un trop court conte populaire : Le Vaillant Petit Tailleur raconte en détail la fabrication du roman que nous sommes en trin de lire, en incluant tous les possibles du récits, broderies de l’imagination, défauts ou repentirs de l’intrigue, faux plis et reprises d’innombrables parenthèses improvisées… Le texte se coud et se coud sans cesse : bifurquant à chaque chapitre, presque à chaque page, le héros se confond avec son créateur dans une aventure où les géants et prodiges se révèlent vite secondaires. On passe de l’évocation surprise d’un serial Killer à la désopilante mise en boîte de Bruno Bettelheim, d’une soudaine anecdote dans le métro parisien aux commentaires ironiques de l’écrivain sur son propre travail.
“ Il y a toujours un moment dans mes livres où j’en hasarde la théorie ”, note le narrateur, comme pour s’excuser – au nom de l’auteur – de savoir trop bien ce qu’écrire veut dire. Heureusement, son intelligence n’exclut pas la fantaisie, ni la conscience d’une réalité laissée sciemment au seuil du récit : Chevillard se méfie des illusions figuratives, il rhabille le monde selon ses propres lois et transforme ses frusques sales en vêtements fous, en panoplies fastueuses pour enfants à peine vieillis. Redisons-le : c’est un couturier formidable, ce petit tailleur du merveilleux.

Monique Petillon (Le Monde, 31 octobre 2003)

Éric Chevillard, le vaillant petit conteur
En publiant son douzième ouvrage, le romancier revient à son univers privilégié, celui de l'enfance, des contes des frères Grimm, amplifié par des souvenirs et des rêveries.
 
« Connaissez-vous Hans-mon-Hérisson, un étrange personnage, mi-homme mi-hérisson, qui, juché sur un coq, joue de la cornemuse ? Ce héros d'un conte de Grimm pourrait être issu du fabuleux bestiaire d'Éric Chevillard, un des plus singuliers et des plus inventifs romanciers d'aujourd'hui : celui-ci n'a-t-il pas, dans son précédent ouvrage, proposé un autoportrait de l'artiste en hérisson ? Conte dans le conte, Hans-mon-Hérisson figure dans la version surprenante et inédite, que Chevillard, dans son douzième roman, donne du célèbre conte des frères Grimm, Le Vaillant Petit Tailleur.
Jouer avec l'imaginaire d'un conte qu'il a jadis beaucoup lu, c'est, pour Chevillard, revenir à l'univers de l'enfance, mais avec les “ armes ” d'un écrivain, qui ravive et détourne les formes littéraires les plus diverses. “ Il me semblait qu'il y avait dans le conte une forme de plus à subvertir, comme je l'ai souvent fait, avec les éditions savantes dans L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster, avec le roman dans Les Absences du capitaine Cook, ou, dans Du hérisson, avec l'autobiographie, ce qu'on appelle maintenant l'autofiction. ”
La trame du conte est donc conservée, avec ses principaux épisodes : le petit tailleur part à la découverte du vaste monde, après avoir tué (“ Sept d'un coup ”) les mouches qui convoitaient sa tartine. Mais de coq-à-l'âne en digression, de rupture en saut de cabri, le récit vagabonde. “ J'ai pris pour prétexte, au sens propre du terme, les dix pages du conte des frères Grimm, dont je donne une sorte de lecture, amplifiée de tout ce qu'elle a pu faire naître en moi : idées un peu délirantes, souvenirs, évocations, rêveries. C'était un des enjeux : retenir tout ce qui reste évanescent, accède à peine à la conscience dans ce rapport singulier de chaque lecteur avec un livre. ”
Pourquoi n'avoir pas choisi un autre conte, d'Andersen par exemple ? “ Andersen est l'auteur de ses contes et je n'aurais pas eu l'audace ni la présomption de réécrire une œuvre littéraire. Les frères Grimm sont des compilateurs, d'une incroyable modestie. Ils ont fait un travail de mémorialistes. Je me sentais donc autorisé à faire jouer à mon tour un conte issu de l'imaginaire collectif, Le narrateur, qui prétend devenir l'auteur du conte, est lui-même un personnage, parfois dérisoire et pathétique. Il y a dans cette mise en abyme un espace qui donne au lecteur une possibilité d'intervenir, de trouver sa place. J'aime bien qu'il y ait l'histoire qui se déroule et qu'on voie aussi au premier plan, de dos, l'écrivain en train de l'écrire ; cela donne une dimension de plus, on n'est plus dans le linéaire. ”
Nourri de Borges et de Nabokov, Chevillard aime chez Sterne, Swift, Diderot l'allégresse du rythme, la liberté de ton, la présence dans l'œuvre de l'écrivain au travail. “ Ce sont des formes très intéressantes à rafraîchir. Je pense à Tristram Shandy, qui est le chef-d'œuvre absolu, mais aussi à Jacques le Fataliste. On est dans cette énergie-là de la curiosité à tout va, de la disponibilité à des aventures très diverses. Tout peut advenir, on n'a pas un regard d'historien comme dans les romans du XIXe siècle. Je ne vois pas l'intérêt de reproduire dans l'écriture ces lourdes fatalités, ces déterminismes qui sont déjà à l'œuvre dans la vie. ”
Bien au contraire, les personnages de Chevillard cherchent à réformer le système en vigueur. Tout grand livre, à ses yeux, est un “ miroir réformant ”. “ Je pense à Michaux, à Cervantès. Curieusement, on a du respect pour le personnage de Don Quichotte, mais on oublie complètement Cervantès, et la manière dont il a conçu son livre, avec une liberté absolue : tantôt faisant corps avec son personnage, tantôt le ridiculisant comme un songe-creux. Il s'agissait de ce que Cervantès lui-même pensait de la littérature : tantôt il y voyait le moyen de changer le monde et tantôt il était face à la vacuité de cette entreprise. ”
L'humour n'est jamais absent des livres de Chevillard : “ Il peut nommer l'horreur et l'effroi autant que les situations joyeuses, Beckett l'a montré. ” Humour noir dans son premier livre, Mourir m'enrhume (publié, comme les suivants, aux Éditions de Minuit), aérien dans Au plafond, insolite dans Palafox, son troisième roman (réédité dans la collection « Double ») où, pour évoquer un animal protéiforme, il dit avoir trouvé sa manière : “ Par le biais d'analogies, de métaphores révéler ce qui peut échapper à nos catégories ” – une manière poétique, mais Chevillard préfère la poésie “ en fraude ”.
Mais l'humour se manifeste surtout par une constante autodérision, à travers les différents masques qui, de livre en livre, composent un foisonnant autoportrait : animaux métaphoriques comme le babiroussa des Célèbes ou le hérisson recroquevillé, écrivain flanqué d'un critique hargneux qui révèle ses procédés et son imposture. Le vaillant petit tailleur est lui aussi un double de l'écrivain, un “ freluquet ” qui usant du pouvoir des mots, jouant de sa “ formule renversante ”, devient un foudre de guerre, un tueur de géants, de licorne et de sanglier.
“ Pendant quinze ans, je n'ai écrit que dans le silence et la solitude de la nuit. Le Vaillant Petit Tailleur est mon premier livre diurne ”, s'étonne Éric Chevillard. À moins de quarante ans, il n'en est pas à sa dernière métamorphose. Ce sédentaire vient de passer deux mois au Mali : “ C'était une résidence d'écriture, qui m'a été proposée par le Centre régional du livre de Bourgogne. J'y suis allé avec le projet d'un livre où j'utiliserai le prétexte du récit de voyage, pour tenter d'y inscrire mon expérience personnelle. C'est un double défi, parce que la littérature de voyage est extrêmement codifiée, et que mon récit n'a d'intérêt que s'il réserve autant de surprise formelle que j'ai eu moi-même de surprise au cours de ce voyage. ” »

Jean-Pierre Tison (Lire, novembre 2003)

Sept mouches d’un coup.
On se souvient du conte de ce petit tailleur capable de tuer sept mouches d'un coup et de relever les défis du géant de la montagne. Éric Chevillard reprend l'ouvrage des frères Grimm, le découd et le rebrode à son aise, pour les beaux yeux de la littérature.
 
« Tours guidés, visites de groupe, déviations obligatoires, lectures accompagnées... Pas de salut hors des parcours fléchés. Ce diable qu'est depuis toujours le voyageur solitaire n'a jamais fait aussi peur. Et si, non content d'errer à sa guise, il s'amuse d'un rien, éclate de rire, on crie au fou. Croit-il qu'on puisse impunément se moquer des braves gens qui trouvent que la vie a un sens, unique de préférence ? À défaut de pouvoir écarter ou coffrer ce fou, on tente de l'ignorer. C'est un peu ce qui arrive à Éric Chevillard.
Voilà déjà quinze ans que ce romancier de trente-neuf ans multiplie les détours comme un magicien les tours. Il tire de la langue française d'éblouissants divertissements qui aident à supporter l'inhumanité de la condition humaine. Certes, çà et là, son génie est reconnu mais de façon trop confidentielle. Avec son douzième roman, le candidat- lecteur qui, jusqu'à présent, rebroussait chemin par crainte de s'égarer dans des histoires à dormir debout – et même dormir “ au plafond ” ! – sera peut-être plus en confiance. En effet, il se retrouvera d'emblée en terrain connu puisque, pour la première fois, Éric Chevillard emprunte son histoire à “ l'imagination populaire ” et intitule tout bonnement son ouvrage Le Vaillant Petit Tailleur. Il prétend, avec l'ironie qui le caractérise, donner enfin un auteur, lui-même, au célèbre conte recueilli en Allemagne par les frères Grimm : “ Je constate que, faute d'un texte fondateur, Le Vaillant Petit Tailleur n'a pas accédé au rang de figure mythique à l'instar d'Œdipe, de Don Juan, de Faust, et de quelques autres qui ne montraient pourtant pas autant de dispositions que lui. ”
Après s'être portraituré, dans son précédent livre, en hérisson, l'artiste se peint donc sous les traits d'une autre espèce qui pique : ce tailleur, son héros, son double. Il suit très fidèlement le texte de Jacob et Wilhelm Grimm et il enrichit chaque péripétie de mille digressions. Ainsi retrouve-t-on, si l'on se rappelle cette histoire, la tartine de confiture, les sept mouches tuées d'un seul coup de torchon, les défis lancés par le géant de la montagne, les épreuves imposées par le roi à l'artisan pour qu'il puisse épouser sa fille : vaincre successivement deux géants, une licorne et un sanglier dévastateurs. À première vue sans queue ni tête, ces exploits regorgent de symboles pour les psychanalystes dont les investigations font rendre du sens aux mythes les plus coriaces. La filature que pratique Éric Chevillard n'est pas de ce genre. Il file simplement la métaphore “ écriture-couture ”, la faufile et surfile d'un stylo-aiguille virtuose. Dans le vaste monde, comme dans son atelier, le petit tailleur pourfend, recoud, raccommode et en découd de plus belle. Son arme fatale ? La parole. On prend ce qu'il dit pour argent comptant. Après tout, les mots qui lui valent une si prodigieuse réputation, “ Sept d'un coup ”, le petit tailleur les avait brodés sur sa ceinture. Raconter, c'est d'abord savoir broder.
Éric Chevillard démontre qu'il peut travailler à façon. Voulez-vous un poème, une chanson, une fable, un polar, une série de défis, un conte arabe, du vécu haletant, du paradoxe, de l'aveu criminel, de “ judicieuses maximes ”, du “ plaisir solitaire ”, du pastiche ? En voici à l'instant cent échantillons. Jules Renard n'eût pas renié cette observation : “ La mâchoire du crocodile mord sur sa queue. ” Ni Bernard Berenson, cette remarque : “ Ces anges de la Renaissance dont Léonard de Vinci seul n'encombrait pas ses tableaux n'ayant su résoudre l'énigme de leur vol. ” Somptueux patchwork. Établi à son conte, il tourne le dos aux amateurs de prose industrielle. Le goût du jour n'est point son patron. La mode lui importe si peu qu'il n'y a sans doute pas un mot de son livre qui n'ait pas fait ses preuves depuis deux cents ans.
Notre homme est un créateur, un vrai, donc un grand blessé : “ Riant sans fin d'un rire qui m'échappe, fait de tous mes cris rapprochés. ” Collection de haute suture. Sa verve est le panache qui masque sa douleur pendant qu'il combat cette candeur, ou cette imposture, qui consiste à nier l'absurdité de l'existence.
Une telle vision de la figure héroïque de l'écrivain, une telle déclaration d'amour à la littérature, un tel humour, un tel art de la narration – “ J'ai appris la leçon chez les plus grands ” – nous maintiennent en excellente compagnie. Celle de Beckett, par exemple. Voyez ce personnage : “ Il se croit perdu dans la forêt profonde. Il n'y a pourtant qu'un arbre dans la plaine. Mais il tourne autour interminablement. ” Qui attend Godot ne fait pas autre chose. »

Jean-Claude Lebrun (L'Humanité, 13 novembre 2003)

Éric Chevillard grimé en Grimm
 
« Jakob et Wilhelm Grimm avaient, en 1812, expédié “ la chose en dix pages ”. Il en faut à Éric Chevillard aujourd'hui près de trois cents pour à son tour nous raconter l'histoire célèbre du vaillant petit tailleur. À cette considérable différence de pagination pourrait aussi se mesurer l'ambition des projets. D'un côté, la collation d'une légende populaire que les deux frères natifs de Hanau se contentent de mettre en forme, sans préoccupation littéraire particulière. De l'autre, un travail de variations et de diversions qui se présente aussi comme la véritable mise en ouvre d'une conception du roman. Car l'on a beau, depuis maintenant quelques décennies, s'acharner sur ce malheureux genre, le déclarer caduc, le proclamer inopérant, se tourner vers des sortes de vérisme littéraire, et à intervalles réguliers prédire sa mort prochaine, il se trouve, malgré tout cela, que la bête bouge encore et que des écrivains ne cessent de lui redonner de la vigueur. Comme si, face à sa feuille de papier ou son écran d'ordinateur, l'on ne trouvait décidément pas mieux pour faire passer ses émotions, ses visions ou ses inventions.
Au premier rang de ces convaincus, pour lesquels le roman représente un espace unique et irremplaçable de liberté créatrice, se tient donc Éric Chevillard. Onze titres parus depuis l'emballant Mourir m'enrhume, en 1987. Et un tout récent douzième, Le Vaillant Petit Tailleur, qui représente son entreprise à la fois la plus osée et la plus virtuose. Empruntant aux frères Grimm le canevas de leur histoire : un petit tailleur qui tue sept mouches, annonce à la ronde le septuple carnage, sans préciser la nature des victimes, et passe désormais pour un “ serial killer ” de haute volée à qui l'on confie la redoutable mission d'aller nettoyer la région d'une troupe de géants qui la terrorisent. L'on sait comment, par ruse et malice, le bonhomme s'acquittera de sa tâche et en tirera grand profit personnel. L'on sait aussi comment Bruno Bettelheim, dans Psychanalyse des contes de fées, avait interprété l'affaire comme la représentation du combat que le moi, le ça et le surmoi ne cessent de se livrer en nous. Tout cela, Éric Chevillard, incollable sur le sujet, le sait parfaitement. Mais qui pense qu'il y avait là autre chose à faire, pour un véritable écrivain, que les dix misérables pages infantiles des Grimm. Et qui le démontre magistralement, puisqu'il réussit le tour de force se suivre pas à pas les péripéties du récit original et de continûment s'engouffrer dans les échappées qui s'ouvrent à son horizon. Là où s'établissaient entre les personnages, également entre les situations proposées, des “ rapports prévisibles, limités en vérité par le jeu restreint des combinaisons et des échanges possibles ”, le romancier introduit du jeu, multiplie les arrangements, propose les variantes les plus inattendues, toujours drôles et discrètement savantes. Une réécriture qui est aussi une réflexion en mouvement sur l'intertextualité. Ou comment d'un texte originel l'on exploite tous les possibles narratifs.
L'on ne saurait recenser ici la somme de trouvailles et d'ingéniosités qui animent cette fabuleuse – au sens très exact du terme – entreprise. À commencer par la petite annonce, insérée dans le texte, lorsque le Petit Tailleur quitte son logement pour se lancer dans ses aventures : “ À louer chambre sous les combles, 12 m2, table, paillasse, broc, cuvette. ” Ailleurs, on lira 20 lignes où s'enchaînent 94 participes présents. On pense à cette grande énumération rabelaisienne, que Lagarde et Michard, revenus ces jours-ci en cour, avaient décidé de ramener à une note en bas de page. Ignorant superbement ce débordement du signifiant qui fait précisément le sel de la littérature. Plus loin point une mise en parallèle audacieuse du Vaillant Petit Tailleur et de Don Quichotte. Le premier considéré comme une version enfantine du second. Puisque c'est après tout un même texte qui, depuis les premiers récits des origines, s'écrit. Éric Chevillard se montre ici en même temps brillant et profond, déchaîné et suprêmement rigoureux dans son exploration des pistes narratives. Cependant qu'on le voit lui-même au travail, environné de mouches importunes. Tellement lassé par elles, qu'à la fin il roulera les feuilles de son manuscrit et...
... Sur la dernière page du livre huit mots épars seront collés, ainsi que des mouches. Ce sera la performance de l'écrivain, à l'égal de celle du Petit Tailleur, et même un peu supérieure. Cette capacité, par les feintes et les ruses, à donner corps à une fiction, puis à l'entretenir. Réussissant par la seule puissance de ses mots l'impossible : une véritable transmutation des dix pages initiales. Non pas en un conte du XXIe siècle, mais en un stupéfiant et irrésistible roman. Démontrant à l'envi que le genre, qu'il est de bon ton dans quelques récents libelles d'abominer, recelait encore de sacrées ressources. »

 




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