Arguments


Thierry Hentsch

L’Orient imaginaire

La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen


1988
Collection Arguments , 288 pages
ISBN : 9782707311528
21.95 €


L’Orient est, au plein sens du terme, imaginaire : il occupe une place névralgique dans l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Il est à l’Occident ce que l’altérité est à l’identité, ce que le passé et la tradition sont à l’avenir et à la modernité. Miroir de notre refoulé, il est à la fois le rêve et la mort.
Mais les peuples de cette région du monde que nous avons l’habitude d’appeler Proche-Orient sont, eux, bien vivants. Leur présence et leurs aspirations nous interpellent sous des formes parfois brutales et désagréables, face auxquelles nous sommes tentés de puiser à l’arsenal des vieux clichés. L’accumulation de notre imaginaire oriental, en effet, a fini par former un faisceau d’images complémentaires et contradictoires qui expliquent en partie les difficultés que nous éprouvons devant l’Islam et, de façon plus générale, devant les autres cultures.
À travers l’étude des fonctions successives qu’a remplies l’Orient imaginaire au cours des diverses étapes de la pensée politique occidentale, ce livre interroge les fondements de la connaissance de l’autre. L’autre est un détour pour revenir à soi, et l’usage qu’on en fait reste forcément ethnocentrique. Encore faut-il en prendre conscience : l’ethnocentrisme n’est pas une simple myopie dont on puisse se défaire, c’est la condition même de notre regard sur le monde. Comprendre cela constitue de nos jours un préalable nécessaire à tout échange de significations entre cultures. En ce sens, ce livre ne s’adresse pas seulement aux spécialistes mais à toute personne désireuse de s’interroger sur la place de l’Occident dans le monde et sur la relation de soi à l’autre, qui ne se laisse jamais réduire à un simple lien de domination ou de subordination, quelle que soit l’inégalité du rapport de forces.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

I. La frontière mythique
1. L’appropriation du passé – 2. La filière hellénique – 3. La nostalgie de l’unité romaine – 4. La guerre de la succession romaine – 5. Le mythe de la rupture

II. Symbiose et conflits
1. Les termes de la rencontre – 2. L’Orient des Croisés – 3. L’image de l’hérésie – 4. L’attitude envers la science arabe – 5. Un monde méditerranéen

III. Genèse d’un clivage
I. Équilibre ou rupture en Méditerranée : 1. Menace et fermeture ottomanes – 2. Clivage méditerranéen et rupture atlantique
II. Conscience de soi et image de l’autre : 1. L’évolution des esprits – 2. L’observation de l’autre – 3. Le jugement politique : Machiavel – 4. L’intégration universelle : Postel – 5. Le sens de l’histoire : Bodin

IV. La distance orientale
I. L’Orient du classicisme : 1. Les voyages d’Orient – 2. Du bon usage de l’Orient – 3. L’usage politique : le projet de Leibniz .
II. L’Orient des Lumières : 1. L’Islam et son peuple fondateur : une sociologie de la religion – 2. L’Islam comme cataclysme et fanatisme – 3. L’Orient du despotisme

V. L’Orient de la modernité
I. L’Orient en question : 1. Le sabre et la plume – 2. L’Orient sondé : l’enquête de Volney
II. L’Orient du colonialisme ordinaire : 1. Mépris et dévalorisation – 2. Paternalisme et valorisation – 3. Autocritique et revalorisation
III. L’Orient intégré : 1. La source close – 2. L’intégration hégélienne – 3. Les  enfants de Hegel  – 4. L’intégration onirique
IV. La mort de Sardanapale

VI. L’Orient de l’inquiétude.
I. Le déclin de l’Occident : 1. Spengler : le dernier des monologues – 2. Toynbee : vers le dialogue ?
II. L’âme sœur : 1. L’impossible réconciliation – 2. L’ accueil analogique  première manière – 3. L’accueil analogique deuxième manière – 4. Le retour du refoulé
III. La dialectique identitaire : 1. L’appréhension scientifique de l’autre – 2. Identité culturelle et modernité – 3. Le passage par l’autre 

Philippe Gardenal (Libération, 31 mars 1988)

L’Orient de l’Occident
Avant de devenir au dix-huitième siècle, l’un des plus grands fantasmes jamais inventés par l’Europe, l’Orient n’existait pas : telle est la thèse de Thierry Hentsch dans
L’Orient imaginaire.
 
 Où, quand, pourquoi l’Orient a-t-il commencé d’exister ? Cet ailleurs et cet autre qui l’habite se rangent-ils naturellement dans les catégories de l’histoire, de la géographie ? Et que mettent donc en jeu la distinction, l’opposition, la brisure Orient / Occident ?
L’Orient dont il s’agit dans L’Orient imaginaire du Canadien Thierry Hentsch, est celui, bien sûr, qui partage l’espace méditerranéen avec... l’Occident. La genèse de ce clivage – et du sentiment extrême d’altérité qu’il a induit –, l’étude des représentations occidentales de l’Orient sont, depuis dix ans, au centre de la réflexion de ceux qui viennent à poser la véritable question d’Orient. L’Europe et l’Islam (1978), du Tunisien Hichem Djaït, La Fascination de l’lslam (1980), du Français Maxime Rodinson, et L’Orientalisme (1980). du Palestinien Edward Saïd, ont été les jalons principaux de cette réévaluation du rapport entre les “ deux mondes ”.
Edouard Saïd avait montré comment, depuis plusieurs siècles dans les travaux des orientalistes, l’Orient a été “ analysé, exposé, condensé – soumis, pour ainsi dire, à une espèce de vivisection ” ; et sans doute cette “ charge ”, pour reprendre le terme de Thierry Hentsch, était-elle indispensable pour rendre possible justement les travaux plus sereins de ce dernier. “ Le livre que je propose, annonce-t-il d’emblée, n’est pas – ne se veut pas – une simple dénonciation de l’orientalisme et de l’ethnocentrisme qui traverse ce dernier. (…) L’ethnocentrisme n’est pas une tare dont on puisse simplement se délester, ni un péché dont il faille se laver en battant sa coulpe. C’est la condition même de notre regard sur I’autre. ” Et d’admettre ensuite : “ Telle est la motivation profonde de ce livre : la compréhension de soi. Et voilà pourquoi l’Orient, à la limite, n’y campe que comme détour. ”
Voilà pourquoi cet ouvrage – dont l’auteur, professeur de sciences politiques à l’université du Québec, n’est ni un Oriental ni un orientaliste – permettra, fût-ce au prix d’une e utilisation de l’autre ”, la meilleure compréhension possible d’un débat auquel n’avaient accès jusqu’ici que les seuls spécialistes.
“ L’Asie souffre, mais sa souffrance menace l’Europe : l’éternelle frontière toute hérissée persiste entre l’Est et l’Ouest, presque sans changement depuis l’Antiquité classique ”, affirmait Edward Saïd, se laissant “ prendre au piège du mythe ”. ainsi que le lui reproche Thierry Hentsch qui précise : “ Éternelle, cette frontière ne l’est que dans la mythologie. Si Saïd ne s’était pas laissé emporter par la tradition même de l’orientalisme qu’il fustige, il verrait que la coupure Orient / Occident ne date pas de l’Antiquité, ou qu’elle n’en date qu’a posteriori. ”
En vertu de quoi, par exemple, interroge légitimement Thierry Hentsch, “ les Grecs anciens se seraient-ils, eux, situés comme Européens ? ” La question n’est pas de savoir “ si l’Europe moderne a eu tort ou raison de s’approprier la Grèce ”, mais bien plutôt de se rappeler que “ pour Aristote, la Grèce ne fait pas davantage partie de l’Europe que de l’Asie ”. Le monde, bien sûr, n’est alors qu’un seul monde ; se le représenter autrement n’est que “ la projection anachronique d’une dichotomie apparue bien plus tard ”. Pour les contemporains de l’Empire romain comme pour ceux de l’avènement et de l’expansion de Islam – ou encore pour les contemporains des croisades –, l’idée même d’une frontière entre deux mondes, l’Orient et l’Occident, est nulle et non avenue. Tel savant d’“ Occident ”, Abélard de Bath (1070-1150), “ avoue que, pour imposer ses idées personnelles, il les a souvent attribuées aux Arabes ”, tel grand seigneur, Frédéric Il de Hohenstaufen (1194-1250), roi de Sicile et empereur du Saint Empire romain germanique, négocie dans le plus grand respect mutuel – mais au grand dam du pape – avec le sultan Al-Kamil, un modus vivendi en Terre sainte. “ Ce n’est pas seulement Frédéric II que la culture arabe imprègne, mais la Sicile, mais le Sud de l’Italie, mais l’Espagne  reconquise  (…). Toute la frange méridionale de l’Europe s’abreuve à la civilisation arabo-musulmane ”, écrit Thierry Hentsch qui montre bien que les antagonismes ne se trouvent pas là où, rétrospectivement, on s’attend à les trouver aujourd’hui. Les papes appellent à la croisade aussi bien contre les musulmans que contre les cathares ; la chrétienté est déchirée entre Byzance et Rome ; et le fossé entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud est plus considérable que celui, qu’on voudrait “ naturel ”, de la Méditerranée... Les relations de voyage “ en Orient ”, dont le genre se développe dès le Moyen-Age pour atteindre deux cents récits publiés durant le seul XVlle siècle, présentent une vision de l’Oriental qui – hormis les couplets obligés sur l’imposture de Mahomet, la perversité du Coran et les vices des Turcs – est souvent positive, parfois même admirative. Semblablement, les nombreux rapports des ambassadeurs vénitiens à la cour du “ Grand Turc ” – pertinemment analysés par Lucette Valensi dans Venise et la sublime porte (Éditions Hachette, 1987) – proposent de l’Empire ottoman des descriptions flatteuses. Et, pour les penseurs de la chose politique Machiavel, Jean Bodin, la Boétie – , le régime ottoman ne diffère pas, dans son essence, de ceux qui lui sont contemporains en Europe.
L’Orient est pourtant devenu, dans le courant du XVIlle siècle, le symbole de l’altérité absolue. Montesquieu invente le “ despote oriental ”, comme pour tenter d’exorciser le spectre du pouvoir absolu qui plane sur... l’Europe. C’est de soi que vient à parler l’Occident quand il procède à cette mise à distance. L’autre s’en trouvera “ conquis, soumis, vendu, exploité, voire tout simplement exploré ”, et l’orientalisme, tel que le condamne Edward Saïd, va permettre – ou à tout le moins justifier – cette exploitation, cette exploration.
Faut-il pour autant réduire toutes les curiosités et les exaltations qu’a suscitées l’Orient en Occident à des menées destinées à favoriser la mainmise coloniale ? Thierry Hentsch ne le pense pas. Sans doute l’Orient allait-il devenir le plus grand des fantasmes de l’Europe : il est à la fois l’antithèse totale et le lieu d’une fuite onirique (la “ résidence secondaire ”, pour reprendre le mot terrible du professeur Bruno Etienne). Et il n’est tel, bien sûr, que pensé à distance. Qu’on se rappelle seulement les désillusions de Flaubert confronté à l’Orient, in situ... Et l’on pourrait bien trouver tout le XIXe siècle (et même le XXe) européen atteint du syndrome de Kuchuk-Hanem !
L’Occident, remarque Thierry Hentsch, a utilisé les autres cultures, sa connaissance de l’autre, pour se constituer lui-même. L’Orient, aujourd’hui, réapparaît comme sujet et se trouve confronté à l’acculturation. Mais il se pourrait bien, pense l’auteur, que nos sociétés se trouvent également en face d’un problème similaire. Comme si, dans un monde redevenu un, la modernité allait risquer de nous détruire, nous aussi ! 

 

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