Karl Jaspers
La Culpabilité allemande
Traduit de l’allemand par Jeanne Hersch
Préface de Pierre Vidal-Naquet
1990
Collection Arguments , 128 pages
ISBN : 9782707313638
16.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1948.
Représentant de l’existentialisme chrétien, Karl Jaspers traite ici la question de la responsabilité collective de l’Allemagne avant et pendant le conflit.
Celui qui est resté passif sait qu’il s’est rendu moralement coupable chaque fois qu’il a manqué à l’appel, faute d’avoir saisi importe quelle occasion d’agir pour protéger ceux qui se trouvaient menacés, pour diminuer l’injustice, pour résister. Même lorsqu’on se soumettait par impuissance, il restait toujours du jeu permettant une activité, certes non exempte de danger, mais que la prudence pouvait pourtant rendre efficace. On se reconnaîtra, en tant qu’individu, moralement coupable avoir par crainte laisser échapper de telles chances d’agir. L’aveuglement devant le malheur des autres, cette absence d’imagination du cœur, et l’indifférence intérieure au malheur même qui frappe la vue, tout cela constitue une culpabilité morale.
‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑
Préface de Pierre Vidal-Naquet
Avant-propos
Introduction à un cours sur la situation spirituelle en Allemagne. 1. Dialogue (Miteinanderreden) – 2. Nos grandes divergences – 3. Plan des discussions qui suivent
De la culpabilité
Introduction
A. Schéma des distinctions nécessaires
1. Quatre notions de culpabilité – 2. Effets de la culpabilité – 3. Force. Droit. Clémence – 4. Qui juge et qui sera jugé ? – 5. La défense
B. Les problèmes allemands
I. Analyses de la culpabilité allemande : 1. Les crimes – 2. La culpabilité politique – 3. La culpabilité morale – 4. La culpabilité métaphysique – 5. Résumé : A. Responsabilité politique et culpabilité collective – B. La conscience individuelle d’une culpabilité collective
II. Excuses possibles : 1. Le terrorisme – 2. Culpabilité et causalité historique – 3. La culpabilité des autres – 4. Culpabilité de tous ?
III. Notre purification : 1. Fuite devant la purification – 2. Le chemin de la purification
‑‑‑‑‑ Extrait de la préface de Pierre Vidal-Naquet ‑‑‑‑‑
Quel sens peut donc avoir cette réédition dans le contexte français et allemand, voire européen, d’aujourd’hui ? Rendant compte de ce livre, René Lauret écrivait dans Le Monde : Il (Karl Jaspers) vous adresse aussi un discret avertissement, rappelant que l’Allemagne n’est pas seule responsable des actes qu’on lui reproche, que partout les hommes ont des qualités semblables. Quand nous remontons à la source de notre propre culpabilité, nous finissons par nous trouver devant notre condition d’homme (...). Mais cette culpabilité est virtuelle en tout homme, en raison de sa condition d’homme.
La remarque est à méditer. Combien parmi les anciens ennemis de l’Allemagne invoquent ses mauvais exemples non pas pour s’en distancier mais pour s’autoriser à les suivre ! il y avait là peut-être une allusion à des pratiques comme la torture systématique des suspects, ou la destruction des villages rebelles, que l’on identifiait aisément et symboliquement avec l’action de la Gestapo et des SS et qui n’en étaient pas moins courantes, et depuis longtemps, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la première guerre d’Indochine et qui était une guerre française.
Moins de dix ans après sa publication en français (mai 1948), le livre de Jaspers retrouve, en France, une actualité nouvelle. En février 1958 est publié aux Éditions de Minuit sous le titre La Question, le récit rédigé en prison par Henri Alleg, journaliste communiste et directeur du quotidien Alger républicain, des tortures qu’il avait subies, du fait de parachutistes français, à El-Biar (Alger) en juin 1957. On pouvait lire sur la quatrième de couverture du livre d’Alleg ces formules extraites du livre de Jaspers : Celui qui est resté passif sait qu’il s’est rendu moralement coupable chaque fois qu’il a manqué à l’appel, faute d’avoir saisi n’importe quelle occasion d’agir pour protéger ceux qui se trouvaient menacés, pour diminuer l’injustice, pour résister. Même lorsqu’on se soumettait par impuissance, il restait toujours du peu permettant une activité, certes non exempte de danger, mais que la prudence pouvait pourtant rendre efficace. On se reconnaîtra, en tant qu’individu, moralement coupable d’avoir par crainte laissé échapper de telles chances d’agir. L’aveuglement devant le malheur même qui frappe la vue, tout cela constitue une culpabilité morale. Ainsi était posée très directement une double question qui n’a pas cesse de l’être : y avait-il quelque chose de commun entre les pratiques utilisées par l’armée française pour vaincre les rebelles, en Algérie et ailleurs, et celle de la Gestapo et des SS ? Y avait-il quelque chose de commun entre le silence de la majorité des Allemands pendant les douze ans de la dictature hitlérienne et la discrétion des Français face aux crimes commis contre les colonisés qui voulaient cesser de l’être ? La référence aux SS et à la Gestapo a été obsessionnelle tout au long de la guerre d’Algérie, tant du côté des victimes dont beaucoup avaient appris à l’école de l’histoire de la résistance française, que du côté des bourreaux.
Pierre Vidal-Naquet
Paul Ricœur (Christianisme-social, 1948)
Ce livre est un exemple imposant de lucidité sur les limites d’une réflexion condamnée à se dérouler dans un tel cadre, de courage à l’égard de ses compatriotes, de fierté à l’égard des occupants dont il sait qu’ils permettent cette réflexion mais dont aussi il met en question l’autorité morale par les conséquences largement humaines et universelles de sa méditation.
Mark Hunyadi (Journal de Genève, 19 janvier 1991)
Un visionnaire, Karl Jaspers !
Devenu introuvable sur le marché où ses rares exemplaires ne pouvaient se procurer qu’à prix d’or, voici réédité un texte qui parut en français en 1948 sous le titre La Culpabilité allemande (Die Schuldfrage). Il est signé Karl Jaspers (1883-1969) : un philosophe à l’aura alors considérable, un de ces “ mandarins ” qui constituaient l’élite de l’Université allemande. Écrits en 1945-46, au milieu des ruines de la guerre, ces cours se présentent comme un examen de conscience collectif dont la radicalité témoigne d’une haute exigence morale.
Pierre Vidal-Naquet le rappelle dans son introduction : Jaspers ne s’est à aucun moment identifié à l’hitlérisme. Il ne quitta pas non plus le pays, alors qu’il avait de bonnes raisons de le faire puisque sa femme était juive ; et ne fut pas pour autant “ résistant intérieur ”, se contentant de souhaiter la victoire des Alliés. Aussi cela résonne-t-il comme un aveu, seuil du repentir, lorsqu’il déclare : “ Celui qui est resté passif sait qu’il s’est rendu moralement coupable chaque fois qu’il a manqué à l’appel, faute d’avoir saisi n’importe quelle occasion d’agir pour protéger ceux qui se trouvaient menacés. pour diminuer l’injustice, pour résister ”. On sait que ce seuil-là, Heidegger s’est refusé à le franchir, et ce jusqu’à la fin de ses jours.
Heidegger n’avait rien, dans son système conceptuel, qui lui permît de justifier une résistance à un événement comme le nazisme. Cela semble d’ailleurs bien plus décisif, dans les débats d’aujourd’hui, que les élucidations de ses compromissions biographiques réelles. D’où Jaspers tirait-il, lui, argument pour affirmer devant ses étudiants, en 1945, que “ personne n’est innocent ” ? D’une conception très forte de la responsabilité humaine, morale et politique en particulier, qu’il distingue soigneusement de la culpabilité criminelle (qui ne concerne que les crimes effectifs) et de la culpabilité métaphysique (manquement à la solidarité humaine dont seule la conscience individuelle est juge).
Mais à la culpabilité morale et politique, personne ne peut se soustraire. Et là, les formulations de Jaspers sont tranchantes, sans appel : “ L’aveuglement devant le malheur des autres, cette absence d’imagination du cœur, et l’indifférence intérieure au malheur même qui frappe la vue, tout cela constitue une culpabilité morale ”. Quant à la culpabilité politique, là aussi ses affirmations tombent comme le couperet : “ Si toute décence et toute bonne foi ont été détruites dans la politique de l’État allemand, il faut bien que cela ait eu pour raison, entre autres, le comportement de la plus grande partie de la population allemande. Un peuple est responsable de la politique de son gouvernement. ”
La plus visionnaire sans doute de ses intuitions fut son appréciation des procès de Nuremberg, dans lesquels il voyait un signe avant-coureur d’un nouvel ordre mondial qu’il appelait de tous ses vœux, un ordre de droit et non plus de force. On pourrait sans autre recourir aujourd’hui encore à ces pages. Sur ce point comme sur d’autres – Jaspers évoque l’idée audacieuse d’une responsabilité de l’Allemand à l’égard du passé des Allemands –, cette réédition est bienvenue. Elle rappelle la force salutaire de la réflexion philosophique, lorsque celle-ci prend la politique pour objet.