Romans


Jean-Michel Béquié

Charles


1993
128 pages
ISBN : 9782707314451
7.60 €
20 exemplaires numérotés


Le vieillard vit seul, depuis la mort de sa femme, dans une maison où il reçoit seulement son fils et sa fille mariés, lorsqu'ils passent le voir. C'est pour lui l'occasion d'évoquer son lent déclin. Mais, derrière les mots, l'unique réalité restée présente est vieille de plus d'un demi-siècle. Elle porte un nom, Charles, ce petit garçon, ce fils disparu à l'âge de cinq ans, dont le souvenir, déjà réduit à l'état de bribes, s'efface peu à peu, inexorablement, dans la nuit de l'oubli.

Patrick Kéchichian (Le Monde, 5 mars 1993)

Point mort
 
 La part de création ou d'invention semble assez mince dans le premier roman de Jean-Michel Béquié, qui paraît tout droit sorti de l'expérience ou de la mémoire de l'auteur, ou encore de l'observation intensément émue d'une réalité proche. Ce pourrait être, tant le récit est proche du constat, du procès-verbal, une illustration réussie de l'art minimaliste, appliqué au roman. Ce pourrait être, mais ce n'est pas...
Charles est un récit à deux personnages, dont l'un, Charles précisément, est mort, à l'âge de cinq ans, d'une maladie incurable, une cinquantaine d'années avant le début du livre. Le second, le narrateur, est le père de Charles. Il vit les derniers moments de son veuvage et de sa vieillesse solitaires, hanté par le souvenir de son enfant mort. D'autres figures passent - Gabrielle et Frédéric, les deux autres enfants, adultes d'âge mûr à présent, et leurs familles, – mais ce ne sont, aux yeux du père et aux nôtres, que des ombres, impuissantes à habiter le présent dévasté qui est le temps réel du récit.
Egoïste, entièrement renfermé en lui-même, le narrateur vit attaché à cet axe d'absence formé par l'image, le fantôme dé Charles. Cette absence, il la ressent presque physiquement ; il l'a toujours ressentie, trop pleine, trop saturée de mémoire, de chagrin et de deuil pour pouvoir accueillir la présence, bien vivante celle-là, de son fils et de sa fille. Sa vieillesse n'est qu'une prolongation, une attente douloureuse " dans ce monde périmé ”, I'effet d'un passé arrêté à la date funèbre de la mort de l'enfant : “ Seul le passé conserve quelques couleurs, mais des couleurs voilées, même le ciel a aujourd'hui des tons différents. ”
Mais le thème du livre de Jean-Michel Béquié n'est nullement l'égoïsme. L'auteur ne porte aucun jugement sur l'attitude morale de son personnage, sur son incapacité à se détourner du motif de sa hantise, à terminer son deuil. Le propos de l'auteur est de constater l'insistance de cette douleur, de rendre compte de l'envahissement d'une conscience, comme arrêtée en un point mort. La vie du narrateur s'est constituée à partir de cette image. Elle s'épuise, se termine en elle.
L'écriture de Jean-Michel Béquié est forte d'une parfaite sobriété, d'une simplicité qui ne se laisse distraire par aucun pathos. Elle dit le temps arrêté, rend sensible cet allongement du temps que seuls la mémoire et le deuil sont aptes à mesurer. 

Jean-Claude Lebrun (L’Humanité, 17 mars 1993)

Manières de conserver la mémoire
 
 Il n'est guère de texte littéraire qui ne se construise, ouvertement ou de façon biaisée, contre l'oubli. Car écrire, c'est souvent vouloir résister à une perte de mémoire. La réapparition en force des personnages de pères et de mères, dans de nombreux romans parus depuis plusieurs mois signale à n'en pas douter une activation sensible du mouvement, alors que le contexte de l'époque serait plutôt à une altération accélérée du lien avec le passé. Jean-Michel Béquié a choisi aussi ce chemin, puisqu'il met en scène un père qui tente, en un effort désespéré, de ne pas laisser se déliter dans son souvenir les ultimes images qu'il garde encore d'un petit garçon mort cinq décennies auparavant, à l'âge de cinq ans.
Jean-Michel Béquié entre donc en littérature avec un petit roman de toute première force, I'un de ces livres dont on sait tout de suite qu'une fois lus on les gardera toujours précieusement à portée de main. Parce que quelque chose, de l'ordre d'une grande leçon morale, s'en dégage, qu'une totale maîtrise plastique traduit dans sa plénitude. Charles appartient en effet au petit nombre de ces œuvres ramassées sur elles-mêmes, comme Une femme, d'Annie Ernaux (Éditions Gallimard), ou L'Enterrement, de François Bon (Éditions Verdier), qui touchent très fort le plus humain en nous et nous haussent loin au-dessus de nous, par la grâce d'une langue qui transfigure ce qu'elle capte de nos ébranlements intérieurs, de nos déchirures. Un merveilleux incipit donne ici le ton, qui ne retombera à aucun moment : “ Ce sont des chevaux dans le désert, des oiseaux dans les sous-bois, les feuilles des fougères dans le vent. Des bruits épars, des voix qui s'élèvent, des fleurs qui se fanent. Les souvenirs s'estompent et les couleurs s'effacent, dans le cadre de bois verni le gris se mêle au rose comme si du cœur même de ce qui fut naissait le tropisme de l'oubli. ” Celui qui parle de si noble façon, dont on apprendra plus tard dans le récit qu'il se prénomme François, est un vieil homme qui vit seul, dans une maison en bordure d'une petite ville de la région avignonnaise. Au mois de mai 1935 mourait le petit Charles, d'une tumeur au cerveau qui l'avait progressivement amoindri. Un demi-siècle a passé, mais François ne s'est jamais vraiment relevé de la mort, aussi atroce qu'injuste, de ce fils. Rien n'y fit, pas même la présence de Lise, la femme aimée, de Gabrielle et Frédéric, les deux autres enfants. La douleur est restée. Mais avec le temps les images de la courte vie de Charles de plus en plus ont passé, puis ont fini par se brouiller et s'évanouir, qui jusque-là faisaient cortège à la peine et lui apportaient un petit adoucissement. Maintenant François voit s'éloigner les irremplaçables souvenirs, comme “ ces oiseaux fantasques qui disparaissent à l'horizon, loin derrière les nuages ”. Une fuite irrémédiable, à laquelle il n'a plus guère à opposer qu"un récit, comme un dernier sursaut pour retrouver dans des mots la vie écoulée.
Avec un sens de la précision qui laisse admiratif, Jean-Michel Béquié débusque alors pas à pas le processus de dépossession que signale la perte de mémoire. Comme si l'être s'allégeait et entrait dans l'intermittence avant de se dissoudre : “ Avec l'âge, ma pensée refuse les lignes droites. J'ai de plus en plus de mal à la mener d'un point à un autre. Je la perds au détour d'un mot, je la retrouve parfois plus loin ”. Dans le détachement affecté du propos pointe le constat effrayé de la débâcle. Puisque aussi bien le récit par à-coups des cinq petites années de vie de Charles, souvenir magnifique et horrible pour François, se double d'un autre récit, infiniment moins lumineux, qui a pris source le jour de la mort de l'enfant : “ Chaque fois que je te retrouve, Charles, ma peau est ferme et mon visage est lisse, nous sommes jeunes à jamais, nous sommes morts, tous les deux, pour toujours. ” C'est peu de dire que là grésille la brûlure d'une émotion intense, portée par une écriture qui possède la manière d'ardeur froide des grandes proses classiques.
À François il ne reste désormais que cette période silencieuse du vieil homme face à soi-même, explorant les replis de plus en plus désertés de la mémoire, pour y retrouver d'ultimes survivances des images d'antan (“ ... j'ai le sentiment d'entrer progressivement en hibernation, pour un hiver qui serait définitif ”). C'est l'une des plus poignantes visions du lent assèchement final de la vie, que nous donne là Jean-Michel Béquié, lui-même tout juste âgé de... trente-cinq ans.

 





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