Antoinette Weber-Caflisch
Chacun son dépeupleur
Sur Samuel Beckett
1995
Collection Paradoxe , 96 pages, 16 p. de hors-textes
ISBN : 9782707315021
10.50 €
Malgré la clarté et même la curieuse netteté de son écriture, Le Dépeupleur est sans doute l’un des plus énigmatiques textes de Beckett. Le monde en réduction qu’il propose – l’intérieur d’un cylindre sans fenêtres ni issues où se meuvent deux cents “ corps ”, hommes, femmes et enfants – semble avoir bien peu de choses à nous apprendre, étant donné la restriction drastique à laquelle est soumise sa représentation. C’est ainsi par exemple que les êtres qui l’habitent ne parlent pas, à moins que, pour une raison inconnue, il soit impossible de les entendre ou qu’on ait estimé superflu de transmettre leurs discours. Le lecteur cependant se doute inexplicablement que l’auteur lui a mis en mains les éléments de sa compréhension.
Ce qui rend cette œuvre passionnante est que la lecture y bute à tout bout de champ sur des obstacles logiques : ni les lois d’informativité et d’exhaustivité du discours, ni la règle de pertinence ne sont respectées et, à mesure que le texte s’accroît, s’accumulent les redites, les contradictions internes, les brisures, les lacunes, en un mot les manques ou les manquements d’une construction que le lecteur, étant donné la pauvreté du matériel qui lui est concédé, n’a guère les moyens d’investir par l’imagination. C’est à croire que l’écriture de Beckett dépense ici moins d’énergie pour mobiliser un sens qu’inversement pour s’opposer à sa fixation.
Mais alors qu’attend-il de nous ? pourquoi a-t-il attaché à cette écriture froide et à ce monde contraint une telle charge pathétique ? Car si ce texte nous aveugle en nous rendant incapables d’assigner nos interprétations à un lieu constant, il nous émeut, associant étrangement à des représentations obscènes des ouvertures bouleversantes sur un au-delà dont il nous abandonne d’ailleurs le soin de deviner la nature. À l’évidence la critique ne saurait emprunter ici les voies de l’interprétation positive, qui lui sont systématiquement barrées. Le reconnaître, c’est comprendre que l’obscurité du Dépeupleur affecte avant tout les intentions qui y commandent la fiction, de sorte que paradoxalement cette obscurité pourrait bien être le seul chemin qui puisse nous les faire connaître. La réflexion ici devra donc poser un problème de méthode : comment gérer l’obscurité de la fiction, comment lui réserver sa part, et faire de la lumière quand même ? La solution retenue n’est paradoxale qu’en apparence : une hypothèse de lecture est construite de toute pièce Le récit serait formé par l’enchevêtrement de trois discours scientifiques différents (ou plutôt de leur pastiche), exposant à tour de rôle ou conjointement l’image d’un “ petit monde ”, obtenue par une simulation sur ordinateur à partir d’un nombre restreint de paramètres et d’un nombre plus faible encore de variables. Ainsi la fiction se montrerait-elle sur son envers : ce à quoi il semble maintenant qu’elle veuille attacher ses enjeux réel ; n’est plus le monde faiblement imaginé qu’elle représente à peu de frais, mais ce sont, passant au premier plan de son champ, les discours des savants (physiciens, anthropologues, philosophes) dont elle dévoile impitoyablement la nature du rapport qui les rattache à l’objet de leur étude.
Cependant le lecteur comprend à certains indices que le monde simulé pourrait bien s’éveiller à la conscience (comme si nous mêmes pouvions être ce “ petit peuple ” non pas placé dans “ la paix des mains de Dieu ”, comme le voulait Goethe, mais supposé au gré d’un programme d’étude de la matière vivante, et s’agitant sur les écrans d’un panel de savants). Et en effet, dans le dernier chapitre du Dépeupleur (que pendant quatre ans Beckett s’est refusé à écrire), on jurerait que le “ petit peuple ” provoque lui-même la coupure définitive du courant qui éclairait et tempérait son monde en se refusant volontairement à continuer de remplir le programme de ses concepteurs : il a rencontré son “ dépeupleur ”. D’où vient à ce “ peuple ” la force et le désir de dire “ non ” ? Lui-même paraît n’en rien savoir. Et comment le lecteur, qui semble n’avoir accès à lui que par l’entremise de la fiction des protocoles savants, pourrait-il approcher ce monde davantage et mieux qu’en faisant l’hypothèse de cette fiction ? Nul mot de la fin, ici, on s’en doute.
Patrick Kéchichian (Le Monde, février 1995)
Universitaire suisse, l’auteur analyse, avec une remarquable clarté, la progression logique du récit de Beckett Le Dépeupleur – publié d’abord en français en 1970 puis en anglais deux ans plus tard –, qui se déroule tout entier dans un cylindre où se déplacent deux cents corps et déploie une sorte de nouveau mythe de la caverne. Les obstacles opposés par le romancier à cette progression, les distorsions et lacunes, prennent sens, participent à la valeur de l’œuvre. Avec l’essai récent de Bruno Clément, le livre d’Antoinette Weber-Caflish constitue un véritable renouvellement des études beckettiennes.
John E. Jackson (Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 12 février 1995)
Articulé comme une analyse très serrée du texte intitulé Le Dépeupleur, cet essai a le mérite de se confronter de manière frontale aux difficultés que les œuvres tardives de l’auteur imposent à leurs lecteurs. Comme le montre Antoinette Weber-Caflisch, Beckett ne subvertit pas seulement le récit traditionnel, il déconstruit également l’attente de sens qui gouverne toute lecture, indiquant par là à quel point notre exigence d’une réalité déchiffrable (et qui se laisserait raconter) manque à saisir le véritable chaos dans lequel, en vérité, nous vivons.