Roman Jakobson (Moscou, 1896 - Boston, 1982). Membre de l'école des formalistes russes. Il enseigne entre les deux guerres en Tchécoslovaquie où il devient un des chefs de file du Cercle linguistique de Prague. En 1939-40, il passe deux ans en Scandinavie où il fréquente le Cercle linguistique de Copenhague. De 1942 à 1946, il est professeur de linguistique à New York où il commence une étroite collaboration avec Claude Lévi-Strauss. À partir de 1950 jusqu'à sa retraite en 1967, il est professeur de langues et de littératures slaves ainsi que de linguistique générale à l'université de Harvard et au Massachussetts lnstitute of Technology.
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Henri Meschonnic (Libération, 29 juillet 1982)
Mort de Roman Jakobson
Le linguiste qui vient de mourir n'était pas seulement célèbre parmi ses pairs. Avec Lacan et Lévi-Strauss, il fut l’un des trois mousquetaires du structuralisme triomphant (qui bien sûr étaient quatre avec Barthes). Lumineux linguiste et fou de poésie, Roman Jakobson installa son campement sur la frontière : au mont de la poétique. Pour Libération, Henri Meschonnic, familier de ce paysage, commente les traces laissées par Jakobson.
Ce siècle s’en va. De disparition en disparition, ceux qui l’ont fait ne meurent pas, mais s’effacent. On ne sait ce qui précède, leur mort ou leur effacement. Ils avaient déjà commencé à disparaître en se transformant en leurs propres statues, auxquelles une époque rendait un culte. Barthes, Lacan. Comme les chahuts dadaïstes sont devenus des œuvres complètes, et des valeurs en salles des ventes.
Avec Roman Jakobson (né en 1896), c’est un peu de la jeunesse vieillie du XXe siècle, qu’il tenait vivante en lui, qui s’en va. Roman Jakobson a représenté plus que tout autre, non seulement la linguistique, pour les linguistes et pour les non-linguistes, mais une double image des sciences humaines : celle de l’interdisciplinarité, et celle du primat de la linguistique à l’époque structuraliste. Un modèle épistémologique. Et un moment dans l’histoire des stratégies.
C’est que Roman Jakobson n’est pas seulement un linguiste. C’est peut-être d’abord, de sa jeunesse à son grand âge, un futuriste qui est resté futuriste. Il n’y revient pas seulement dans ses derniers dialogues comme on revit son passé en vieillissant. II y insiste sur son intimité avec la peinture et les peintres futuristes, avec Malevitch, la poésie et les poètes du futurisme russe, parce qu’il ne s’est jamais départi du simultanéisme ébloui qui mêlait, au début de ce siècle, l’art et la science, les jeux de langage et de formes avec la popularisation de la relativité selon Einstein. Qu’il expliquait à Maïakovski. Ce futur a été son passé et son présent. C’est ce qui fait le caractère synthétique de son œuvre, son enthousiasme séducteur, la vitalité de son contact personnel, dont témoigne Krystina Pomorska, dans les derniers Dialogues, et les effets de charme de sa pensée. Lui qui a toujours vu en Khlebnikov, avec sa mystique des nombres, le plus grand poète du siècle, lui qui a écrit, après la mort de Maïakovski, " Sur une génération qui a dilapidé ses poètes ”, c’est le même qui donne pour homogènes la linguistique, la poétique, l’anthropologie, la théorie de l’information, la théorie de la traduction, les mathématiques, la psychologie, la biologie, la sémiotique. Il a fait une poésie de la linguistique autant qu’une linguistique de la poésie.
Ses transhumances décrivent le paysage et l’histoire de la pensée du langage et de la littérature en ce siècle. Du Cercle linguistique de Moscou en 1915 au Cercle linguistique de Prague, puis à Columbia, à New York, pendant la guerre, et à Harvard et au Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.), son trajet représente plus qu’une série de migrations, il totalise et confisque presque, à son profit, le formalisme russe, le structuralisme linguistique de Prague, et la tension tenue entre linguistique et littérature, linguistique et anthropologie. Ce que marquent successivement ses liens avec Maïakovski, Troubetzkoy, Lévi-Strauss. Sa personnalité a absorbé le structuralisme au point qu’il en a été peut-être le représentant le plus illustre, au-dessus de toute analyse critique. Linguiste, mais philologue aussi, écrivant sur et en plusieurs langues, mais slavisant d’abord, son installation en Amérique n’a fait que marquer son caractère de grand européen. Non seulement parce que sa culture est pan-européenne, et aussi, pour l’essentiel, s’y limite, mais parce que les problèmes théoriques qu’il pose sont ceux d’une linguistique européenne.
Jakobson a été ’incarnation du triomphalisme structuraliste, son moment le plus beau. Sa conférence de 1960, Linguistique et poétique (dans Essais de linguistique générale, chapitre XI) en est tout entière un chef d’œuvre, se terminant sur ce ramassé d’utopie : “ Chacun de nous ici, cependant, a définitivement compris qu’un linguiste sourd à la fonction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d’ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes ” (p. 248). L’exemple célèbre en a été en 1962, avec Claude Lévi-Strauss, l’analyse des Chats de CharlesBaudelaire (reprise dans Question de poétique).
En incluant la poétique (c’est-à-dire l’analyse de ce qu’il y a de spécifique à la littérature) à l’intérieur de la linguistique, Jakobson donnait toute son autorité à la réduction formaliste de la littérature : l’analyse linguistique de la poésie non seulement restait dans le dualisme de la forme et du sens, mais renforçait, par son allure scientifique, une notion formelle de la poésie. Rendant invisible la contradiction par laquelle la linguistique, avec des concepts linguistiques, ne peut pas analyser la poésie, mais ne peut y voir que des formes linguistiques, qui présupposent une idée rhétorique de la poésie.
Toute une époque a suivi. La scolarisation de ce structuralisme lui a assuré en extension ce qui lui manquait en compréhension. Le règne des structures a été, et est encore, celui des parallélismes, des enchâssements, des figures d’inclusion. D’où un triple glissement, de la poétique à la rhétorique, de la rhétorique à la stylistique, de la linguistique à la stylistique.
Pourtant, plus que tout autre linguiste du XXe siècle, Jakobson a mis ainsi la poétique au centre des questions du langage. Le paradoxe de la poétique de Jakobson est de montrer les enjeux de la littérature sans pouvoir les dire - à moins de sortir de la linguistique. Aussi le modèle des six fonctions du langage, chez Jakobson, qui a le grand mérite d’interdire les réductions antérieures de la poésie à l’émotion (et le binaire poésie-émotion, prose-raison discursive) laisse-t-il la poésie dans un rapport ambigu à la “ fonction poétique ”, qui se manifeste aussi bien dans un slogan publicitaire. La perfection même des analyses structurales a mené le modèle structuraliste aux limites, reconnues depuis longtemps, des absences du sujet et de l’histoire.
À la présence de la poésie dans le langage a correspondu celle de la poétique dans la linguistique. C’est sans doute ce qui compte, plus que le choix d’une poésie formalisée, sonnets ou poésie formulaire, qui restreint la poésie à une poésie, comme il restreint la poétique à une poétique. C’est le cadre et les limites de sa perfection dans l’analyse structurale. L’effort de scientificité bute sur les limites mêmes que suppose sa notion de la poésie, aussi la reproduction n’en est-elle pas tant une extension qu’un épigonalisme. Son extension est sa mise à l’épreuve. Sa continuité est dans sa critique.
L’invention des concepts, chez Jakobson, s’est faite sur l’enjeu de la poésie : aussi bien le renouvellement de la métaphore et de la métonymie (et leur opposition plus sérieuse qu’efficace), que la notion de poésie de la grammaire. Mais si la poésie a une telle place, chez Jakobson, c’est qu’elle n’est pas séparable d’un enjeu plus important encore, et dont on dirait qu’elle le cache en le manifestant.
En poétisant la pensée du langage, autorisant toute une époque à prendre Mallarmé et Artaud pour des théoriciens du langage, Jakobson menait, à travers la littérature, un combat qui déborde le théorique, contre Saussure. Là, comme pour tout linguiste, la représentation de Saussure est révélatrice. Et les héritiers l’ont encore simplifiée. Saussure est sommairement, représenté comme chez Bakhtine, par l’abstraction de la langue. Par là, I’enjeu est arbitraire du signe linguistique, c’est-à-dire le non-rapport originel du langage à la nature et des mots aux choses. Et tout l’itinéraire de Jakobson est marqué par un mouvement de plus en plus fort vers le rapport naturel des mots et des choses. Ce mouvement situait sa référence à la sémiotique de Peirce, jouée contre la linguistique le Saussure (par exemple dans À la recherche de l’essence du langage, dans Problèmes du langage, Diogène n°51, Éditions Gallimard, 1966). Jusqu’à s’appuyer sur Joseph de Maistre (dans Main Trends in the Science of Language, New York, Éditions Harper, 1973),
Cette poussée vers la motivation-nature est une stratégie qui se livre à travers la recherche du langage, en montrant que son enjeu la déborde L’enjeu est l’historicité du langage, des sujets, des sociétés, des valeurs. Et Jakobson, par sa lutte et ses arguments contre l’arbitraire du signe, permet profondément une alliance entre la linguistique et la phénoménologie, heideggérienne en particulier. Il maintient, sous couvert de science, un irrationalisme du rythme – sa continuité futuriste – qui n’a que la métrification pour garde-fou. Ce qui situe le privilège des métriques. C’est une pensée analogique, par Jakobson, en particulier, qui s’est étendue jusqu’à représenter une époque : analogie entre la linguistique et la biologie, révélatrice plus que toute autre, à travers la science cybernétique et la notion de code génétique, du rêve théologique qui continue de régir l’union des mots et des choses, le religieux dans le langage et dans le politique. Les problèmes techniques du langage y ont leur extension maximale.
Jakobson les a portés à leur extension maximale. C’est plus par là que par la variété de ses recherches, de l’aphasie au folklore, qu’il a été de ceux qui font une époque. Mais la donne change sans cesse. Les programmes s’inaccomplissent. La maîtrise est sans doute l’identification totale d’une histoire et d’une question, et quel que soit son sens, par-delà tout hommage, par delà le musée, c’est la force de Jakobson.
Bibliographie (extrait) :
* Remarques sur l’évolution phronologique du russe comparée à celle des autres langues slaves (Travaux du Cercle linguistique de Prague, 1929 ; Kraus Reprint).
* Essais de linguistique générale I. Les Fondations du langage (Minuit, 1963 et Reprise, 2003).
* Problèmes du langage, ouvrage collectif (Gallimard, 1966).
* Essais de linguistique générale II. Rapports internes et externes du langage (Minuit, 1973).
* Langage enfantin et aphasie (Minuit, 1969 ; Flammarion, Champs n°88, 1980).
* Hypothèses sur la linguistique. Trois entretiens et trois études sur la linguistique et la poétique, Roman Jakobson, Morris Halle, Noam Chomsky (Laffont / Seghers, 1972).
* Questions de poétique (Le Seuil, 1973 ; réédition partielle sous le titre Huit questions de poétique, Points essais n°85, 1977).
* Six leçons sur le son et le sens (Minuit, 1976).
* La Charpente phonique du langage, en collaboration avec Linda Waught (Minuit, 1980).
* Dialogues, Roman Jakobson et Kristina Pomarska (Flammarion, 1980).
* Une vie dans le langage. Autoportrait d’un savant (Minuit, 1985).
* Russie, folie, poésie (Le Seuil, 1986).
* La Génération qui a gaspillé ses poètes (Allia, 2001).
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Aux Editions de Minuit
- Les Fondations du langage. Essais de linguistique générale I, 1963
- Langage enfantin et aphasie, 1969
- Rapports internes et externes du langage. Essais de linguistique générale II, 1973
- Six leçons sur le son et le sens, 1976
- La Charpente phonique du langage, 1980
- Une vie dans le langage, 1985