Patrick Deville
Le Feu d’artifice
1992
160 pages
ISBN : 9782707314208
12.05 €
40 exemplaires numérotés
Il convenait, selon Juliette, pour vivre plus de vivre plus vite, pour rouler le temps de rouler sur les autoroutes, et nous la suivions tous les deux hypnotisés, Louis et moi, d’hôtels Ibis en bungalows de location, variant les modèles de nos bolides et quittant une Chevrolet Beretta pour une Ferrari Testarossa, dans cet état second où la fatigue conduit à l’hallucination. Car elle se jouait de nous, Juliette. Il lui suffisait de changer ses lunettes de soleil, de troquer ses Balorama pour des Bewitching, de glisser une nouvelle cassette dans son walkman et de passer une perruque pour vivre mille vies en mille lieux différents ; elle s’asseyait tout au fond des avions qui fendaient les arcs-en-ciel de leur impeccable trajectoire, pour le pur plaisir de se mouvoir dans l’espace et de contracter en retour le temps qui baignait la planète.
Françoise Giroud (Journal du dimanche, 25 octobre 1992)
Dans la célèbre écurie des Éditions de Minuit, court Patrick Deville dont le troisième roman, Feu d’artifice, possède ce qu’il y a de plus rare, un ton personnel. Ton moderne, détaché, nonchalant. Le livre paraît découpé dans un tableau hyperréaliste aux couleurs acides. Il y en a qui font des citations littéraires. Deville, lui cite des marques. Le stylo est Waterman, la vodka Seven-Up, il se lave les mains sous un robinet Jacob Delafon, etc., c’est un enfant d’aujourd’hui nourri de clips publicitaires.
L’argument de Feu d’artifice est décousu mais, n’importe, les personnages le sont aussi. Tout commence à Nantes. Il y a un narrateur dont le métier est de négocier de belles voitures d’occasion. Il ne roule qu’en Ferrari, Chevrolet Berretta, Pontiac Firebird ou Mercedes. Il a un ami, Louis, géographe indolent qui picole et se shoote à l’ecstasy. Tous les deux aiment Juliette, qui est passée de l’un à l’autre. C’est quelqu’un, Juliette, avec son walkman vissé aux oreilles, et son stock de fausses cartes de crédit. Une délicieuse impertinente qui, de temps en temps, met une perruque, une fausse barbe, des lentilles oculaires et va se mêler aux adolescents qui manipulent des flippers dans des salles de jeux. Un jour, elle casse tout chez sa logeuse, prétend que c’est le fait d’un ancien amant et, au prétexte de le fuir, entraîne ses deux amis dans un tour de France, un tour d’Europe, une immense balade onirique. Juliette fait mille folies et annonce la fin du monde. Le narrateur pense que tout ¢a ne va pas durer. Ça quoi ? Cette putain de planète. Louis cherche le sens de sa vie. “ Il a dû se tromper d’avenir dans un vestiaire du temps où il faisait du sport et repartir avec celui d’un autre sur l’épaule. ” Ils courent, ils courent les furets avec leurs belles décapotables dans une sorte de vertige d’où sourd une angoisse sans fond ils ne savent ni qui ils sont ni pourquoi faire, ils sont furieusement de leur temps. C’est ce vertige que Patrick Deville a su capter, avec une réelle virtuosité assortie de bonheurs d’écriture. Comme le Canada Dry, ce n’est pas le scénario d’un film de Godard mais le goût n’en est pas loin.
Michel Braudeau (Le Monde, 25 septembre 1992)
Voici sans doute le livre le plus séduisant de la rentrée. Il n’y a pas que du bon dans cet éloge et dans l’adjectif qui le soutient : un séducteur, c’est quelqu’un qui nous plaît, nous convainc, mais peut-être pour de mauvaises raisons, par des arguments peu sincères. À y regarder de près, pas trop près, mais honnêtement en soi-même, il est évident que l’objet de la séduction est parfaitement complice du séducteur, que plus ou moins consciemment l’un et l’autre se rencontrent avec à la main la serrure et la clé qui va dedans. Un séducteur ne viole pas, il nous fait dire oui, nous entortille et nous circonvient, parce qu’il sait que la partie est gagnée d’avance. Ainsi fait Patrick Deville avec son Feu d’artifice, troisième roman aux mêmes éditions, après Cordon bleu et Longue vue, petit livre bourré comme un pétard et qui nous en met plein la vue.
D’abord il a la grâce. On ne dira jamais assez aux auteurs débutants l’importance d’être à l’aise au moment d’écrire la première page. “ J’avais conduit toute la nuit et j’étais debout au comptoir d’un restaurant routier devant une tasse de café.
Le monde est une hallucination passagère.
Je suçais des pastilles Fisherman’s Friend contre le sommeil, j’oscillais d’un pied sur l’autre entre le non-être et le néant et je portais un pardessus.
Elles vous font mal, vos godasses ?
J’ai haussé les épaules, attrapé un œuf sur le présentoir et sauté dans la Jaguar Sovoreign que j’allais livrer. ” Un roman qui commence ainsi est un roman qu’on lira au moins jusqu’à la page suivante. Et là, si la deuxième est bonne, I’affaire est dans la poche, c’est plus que n’en feront jamais les attaché(e)s de presse et la publicité, même dans un aussi admirable support publicitaire que les pages littéraires du Monde. Le ton de Feu d’artifice est limpide en apparence, au début du moins, il laisse venir le lecteur en douceur comme un virage accueillant – puisque, on le verra, il est beaucoup question d’automobiles – et cependant plus courbe qu’on ne s’y attendait, dangereux.
L’intrigue, comme on disait jadis, n’est pas toujours d’une évidente continuité, mais ce n’est pas grave, cela fait partie du charme décousu qui est celui des personnages. Le narrateur (on ne dit pas son nom) vit à Nantes, et beaucoup en voyage, son métier plus ou moins avoué consistant à négocier et conduire de belles voitures à travers l’Europe. Il ne roule qu’en Ferrari Testarossa, Chevrolet Beretta, Pontiac Firebird et, le plus souvent, en Mercedes dont il vénère l’étoile à trois branches. Il a rencontré récemment un ami qu’il avait perdu de vue, Louis, qui est géographe et cherche un poste. Comme le narrateur a été l’amant d’Annette, la présidente de l’Institut de géographie, il trouve un travail pour Louis et en échange lui demande une faveur : lui raconter chaque jour ce qu’il a fait dans la journée, au Café du Cap-Horn, ou, quand il n’est pas là, sur son répondeur.
Tous les deux aiment Juliette, qui a été avec le narrateur auparavant et maintenant sort avec Louis, ce qui n’empêche pas les sentiments troubles pour le narrateur (“ Nous nous sommes embrassés par-dessus les photos qui s’envolaient. C’était un baiser un peu acide, à cause du jus de tomate et de l’amitié trahie. ”) Juliette travaille à l’agence de voyages Carlington, que tient sa tante à Nantes. C’est une insolente, toujours le Walkman sur les oreilles et des impertinences à la bouche. Adorable. Le lecteur en pincerait vite pour elle si Deville ne nous révélait un autre aspect de la vie de Juliette, qui fait froid dans le dos. Elle rentre chez elle, se maquille, met une perruque, une fausse barbe, s’habille en motard et va se mêler aux adolescents qui secouent des flippers dans les salles de jeux. Drôle de louloute.
Elle dit qu’elle a un ami qui s’appelle “ la Guêpe ”, un redoutable. Un jour, elle casse tout chez sa logeuse, un massacre complet du mobilier, et signe “ la Guêpe ”. Louis devrait faire attention à “ la Guêpe ”. Mais Louis prend de l’Ecstasy et n’a pas tout le temps les pieds sur terre. En plus, il picole scrupuleusement : “ Louis se concentrait avec peine et écartait les grappas de son esprit comme un rideau de douche sur une tringle qui grince. ” On notera la précision de l’image. Il y en a au moins deux comme cela à chaque page, c’est délicieux. Les trois amis voyagent en voiture dans une sorte de road movie à la française plein de couleurs et d’excitants.
“ Ils étaient à hauteur de Bordeaux-Mérignac et regardaient la poésie qui montait des pompes à essence comme une brume vacillante sous le soleil. ”
“ Cap Canaveral, disait Juliette. Détourner une navette spatiale... Partir sur la Lune. ”
Pour un géographe, Louis ne connaît vraiment pas sa place dans l’univers. C’est son vertige contagieux. Les autres personnages aussi sont sans boussole. Dans un bistrot, Louis regarde à la télé un vieux film de science-fiction et dit au patron que c’est définitivement démodé. Le cafetier, paisible, essuie son verre en haussant les épaules : “ C’est la réalité, dit-il, qui vieillit mal. ” Et l’amour dans tout ça ? Eh bien, ça roule comme toujours : “ Près des urinoirs, un couple remettait les pendules à l’heure. La partie féminine envoyait des coups de pied dans la moitié masculine qui, à genoux sur le carrelage et repentante, répétait Sois dure, chérie , Latte-moi la gueule Fais-moi la mort. ” L’amour, quoi.
Parfois, on se demande d’où vient l’argent. Parce que rouler de Suède en Italie et sillonner la Côte d’Azur à trois assoiffés, cela coûte cher. Mais les romanciers ont les moyens, contrairement aux cinéastes à qui il manque toujours 3 millions pour faire 1 milliard, et puis, on n’est pas chez Zola. Le Feu d’artifice est plutôt un objet éminemment moderne, brillant, rapide, où l’on vit entouré de machines et de techniques dans une atmosphère romantique et nihiliste, un peu amphétaminée, très proche par moments du climat de Bret Easton Ellis dans American psycho. Deville a le même goût maniaque pour les marques de vêtements, de produits de beauté, de voitures, la même façon de découper au bistouri ses paysages dans des couleurs hyperréalistes, jaune citron, rose et mauve, vert baryum (jusqu’à la saturation hallucinée, comme dans certains péplums du grand Ricardo Freda). Mais contrairement à Ellis, Deville ne plonge pas dans la folie. Restons français, tempérés, divisés. Un des personnages en fait d’ailleurs la remarque à Louis, un matin de ciel gris et de brume sur la Loire : des jours comme ça, il faudrait être pris en otage par un psychotique pour se sentir vraiment vivant.
En attendant cet improbable bienfaiteur, on lit les stoïciens dans l’édition Budé tout en bronzant aux UVA. Juliette allume ses cartes bancaires au briquet, annonce qu’on ne passera pas le siècle. Le narrateur, qui a toujours vu la vie comme un fil de mise à feu, roule en pensant que ça ne va pas durer. Et Louis se dit que ce n’est pas sa vie, cette vie. “ Il avait dû se tromper d’avenir dans un vestiaire du temps où il faisait du sport, et repartir avec celui d’un autre sur l’épaule ”
“ On s’en souviendra, putain, de cette planète. ”
Et la planète se souviendra-t-elle de nous, petites mouches qui courons sur son globe un instant, même en décapotable et en stéréo ? Derrière la surface miroitante et lumineuse des choses, on sent un puits d’angoisse sans fond, et c’est ce sentiment d’incertitude, d’extrême fragilité de la vie que Deville a su capter et restituer avec une virtuosité et une maîtrise vraiment rares.
Jean-François Josselin (Le Nouvel Observateur, 29 octobre 1992)
À tombeau ouvert
Patrick Deville, nouveau bolide de l’écurie Minuit, aime la vitesse et les dérapages contrôlés. Attachez vos ceintures !
(…) Le Feu d’artifice raconte la dérive de trois personnages à travers l’Europe (surtout du Sud), de trois personnages qui en rencontrent quelques autres au hasard du voyage ; il y a le narrateur, qui va chercher des somptueuses limousines en Belgique pour les fourguer ici et là ; sa petite amie, Juliette, exaspérante, délicieuse, au tee-shirt à l’effigie de Wittgenstein, qui se métamorphose parfois en son propre amant, un pâle et dangereux voyou surnommé “ la Guêpe ” ; leur ami, Louis, chargé de faire l’écrivain et de conduire. Donc on voyage tout le temps, entre Nantes et Bruxelles, Naples et l’Espagne. On n’est pas plus Maastricht. La libre circulation des alcools et des émotions rivalise avec celle des idées. On roule à tombeau ouvert. Comme Patrick Deville écrit.
Car c’est ici que le bât blesse ou que le charme opère. Le style de Patrick Deville est fleuri mais moderne. Comme Philippe Djian (M. Deville va me gifler mais, tant pis, j’assume la comparaison), il appelle une vodka Stolichnaya une vodka Stolichnaya et des Quicksaap Fujicolor des Quicksnap Fujicolor. Il s’agit, on le voit, d’une littérature parfaitement contemporaine, donc reflétant le monde matériel et fantasmatique que traverse son auteur. Un auteur qui a le goût de ces noms propres souvent étrangers autant que du vocabulaire reçu en héritage. On peut s’en affliger. On peut succomber à leur charme aussi. D’autant plus que Patrick Deville a cette impatience, cette rouerie et cette séduction rapide de la plume qui lui vient – vous allez sursauter – des Larbaud-Giraudoux-Morand, lesquels, après tout, ne dédaignaient pas leur époque.
Du même auteur
- Cordon-bleu, 1987
- Longue vue, 1988
- Le Feu d’artifice, 1992
- La Femme parfaite, 1995
- Ces deux-là, 2000