Romans


Yves Ravey

Cutter


2009
144 p.
ISBN : 9782707320872
14.00 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


  L'Institut de surveillance avait placé Lucky et Lili au service des Kaltenmuller. Lili était chargée du ménage, Lucky des fleurs, sous l'autorité de leur oncle Pithiviers qui leur avait ordonné de taire tout ce qu'ils voyaient. Mais c'était sans compter sur l’amour de Lucky pour sa sœur ni sur les multiples usages du cutter.

ISBN
PDF : 9782707326133
ePub : 9782707326126

Prix : 9.99 €

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Christophe Kantcheff, Politis, jeudi 15 octobre 2009

Pas de chance, Lucky

Yves Ravey montre sans euphémismes le mécanisme pervers mettant en œuvre la violence faite à un enfant.

Le personnage principal et narrateur de Cutter est un garçonnet de 10 ou 12 ans. Il s'appelle Lucky. Lucky signifie en anglais « chanceux ». C"est pousser loin la noirceur de l’ironie : Cutter est un texte terrible sur les maltraitances psychologiques que des adultes peuvent infliger à un enfant, auxquelles s’ajoutent çà ou là quelques coups bien frappés. Pour autant, le huitième roman d’Yves Ravey, comme les précédents, ne joue sur aucune corde sensible. C’est parce qu’il est débarrassé de tout pathos, qu’il ne fait appel ni à la pitié ni à l’attendrissement, que Cutter est d’autant plus impressionnant, et qu’il montre dans sa vérité nue le mécanisme pervers mettant en œuvre une telle violence.
« Des fleurs, nous en avions partout chez ma mère et sur la tombe de mon père avant mon renvoi du foyer familial. » L’entrée en matière est implacable : là encore, une pointe d’ironie douloureuse - « des fleurs » – suivie d’informations lapidaires sur la situation du garçon : orphelin de père, une mère sans amour. On apprend également que Lucky, avec sa sœur aînée et aimée, Lili, est élevé dans un lieu joliment appelé « l’Institut de surveillance ». Voilà le contexte.
Quant à l’histoire, elle se déroule quasi intégralement chez M. et Mme Kaltenmuller, où Lili et Lucky accomplissent leur « stage » hebdomadaire, la première en faisant le ménage, le second étant chargé de quelques travaux d’entretien extérieurs. Là, travaille aussi l’oncle de Lucky, Pithiviers, comme jardinier. La séquence d’ouverture montre justement Pithiviers à l’œuvre. Il a demandé à Lucky de l’aider à capturer le chat de la maison sans lui dire exactement ce qu’il compte en faire. Tout est déjà là : la rudesse avec laquelle Pithiviers donne ses ordres à son jeune neveu ; la malhonnêteté de l’oncle qui a promis pour l’occasion 7 euros à Lucky et qui essaie de lui en rabioter un ; l’implication de l’enfant dans un acte commis au cutter sur l’animal et qui relève de la barbarie ; sa complicité requise sans échappatoire et l’injonction de ne rien dire à quiconque.
Ces pages annoncent la suite, qui vont voir le meurtre de M. Kaltenmuller maquillé en suicide par sa femme et Pithiviers. De la même manière qu’avec le chat, les deux assassins n’hésitent pas à rendre l’enfant complice de leur crime, et à faire pression sur lui pour qu’il mente à la police. À son tour, le policier en charge de l’enquête va se servir de Lucky pour découvrir ce qui s’est réellement passé. Tous les moyens lui sont bons. Comme de promettre à l’enfant qu’il pourra retrouver sa sœur s’il obtient de lui les renseignements qu’il cherche.
Lucky avance dans cet enfer (presque) ordinaire sans s’épancher ni se lamenter. Pas le moindre monologue intérieur, pas de confession au lecteur. On apprend au passage que Lucky a déjà tailladé le visage d’un de ses camarades parce que celui-ci avait déclaré vouloir sortir avec sa sœur. Le garçon n’est pas un enfant de chœur. Mais comment pourrait-il en être autrement, quand le directeur de l’Institut de surveillance déclare qu’il ne sait pas au juste si Lucky est « capable d’émotion » ? Yves Ravey n’est pas friand d’angélisme. Il ne goûte pas non plus les enluminures. Ses mots sont incisifs et coupants. Comme une lame. Ils sont par là dérangeants. Cutter est un livre choquant parce que la violence dont il donne une représentation ne peut être édulcorée, euphémisée. Question d’éthique.

Nathalie Crom, Télérama, 21 octobre 2009

C'est avec précaution qu"on entre dans un livre d’Yves Ravey. Sur la pointe des pieds. L’œil et le cœur aux aguets. Car toujours le terrain y est dangereux, miné, et tout ce qui devrait rassurer - banalité du décor, familiarité des personnages, prosaïsme des dialogues, linéarité et brièveté de l’intrigue, limpidité et régularité de l’écriture – n’est qu’illusion. Source de perplexité au mieux, très vite d’anxiété plus ou moins diffuse, finalement d’angoisse pure ou d’effroi. Ce livre-ci, son douzième roman, s’intitule sobrement et explicitement Cutter. Au moins, nous voilà prévenus. D’autant que, de la lame en question, il est fait usage dès le premier chapitre, plutôt éprouvant, qui donne de la à cette histoire. Durant laquelle apparaissent, outre le cutter, d’autres objets tranchants – trop nombreux, quand on y pense : un rasoir, une tondeuse, un sécateur, une serpette… Durant laquelle il est aussi souvent question de fleurs, roses sauvages, hortensias, fleurs de ronces ou coquelicots : dans le jardin, sur un appui de fenêtre ou une pierre tombale, sur le tissu imprimé d’une robe – mais toutes ces fleurs n’évoquent-elles pas des taches de sang ?
Parmi les protagonistes, honneur à Lucky. C’est lui, le narrateur. Un gamin, disons, entre enfance et adolescence. Un peu simple ou naïf, sans doute. Lucky et sa sœur aînée, Lili, sont orphelins de père – celui-ci, Wolfgang Wotruba, repose au cimetière –, dont la garde a été retirée à leur mère, donc pensionnaires de l’Institut de surveillance, sorte d’établissement à vocation pédagogique et sociale dirigé par un certain M. Saigon. Un jour par semaine, à l’instigation de leur oncle, le dénommé Marcel Pithiviers, jardinier et homme à tout faire, les deux enfants sont en stage au domicile de la famille Kaltenmuller – un couple, Marius et Adélaïde. « Lili s’occupait du ménage et moi du jardin », précise Lucky, qui n’aurait en fait pas dû être là, chez les Kaltenmuller, ce mardi matin où Marius, le mari, a été retrouvé mort, asphyxié dans le garage, assis au volant de sa Ford Taunus jaune. C’est là qu’intervient la police, en la personne de Saul, un ancien pilote de rallye qui porte un blouson de l’US Army et conduit une R8 Gordini bleue à bandes blanches.
La profusion de détails agit ici comme un trompe-l’œil, masquant le fait qu’on n’évolue jamais, avec Yves Ravey, dans le roman réaliste. Le fait qu’on ne sait rien, en réalité, de ces êtres dont les visages ne sont pas même esquissés, dont les silhouettes archétypales semblent calquées sur les personnages d’un roman noir de quatre sous, – femme fatale, mari berné, amant jardinier, flic aux allures de voyou, orphelins en péril… –, dont les patronymes aux sonorités étranges œuvrent au trouble qui s’installe et s’épaissit. Ellipses, non-dits, fausses pistes et interrogations sans réponse : voilà les matériaux qu’avec précision Yves Ravey travaille, ordonne et ajuste, pour construire ce roman dont l’énigme intrinsèque, anxiogène, rayonnante de noirceur, ne porte évidemment pas sur la mort du dénommé Marius Kaltenmuller. Cette énigme, c’est Lucky qui en est la clé. Comme l’enfant de Pris au piège (éd. de Minuit, 2005), roman dont Cutter constitue à certains égards une sorte de miroir, ou de prolongement, Lucky est comme pris au collet, malmené, spolié, livré aux manipulations de ceux qui l’entourent et à l’opacité menaçante de situations inexplicables. Vulnérable, enferré, mais aussi buté, audacieux, crâne. Cutter est peut-être, en ce sens, le récit d’une émancipation sanglante, d’une libération. Mais peut-être aussi l’observation d’un piège qui se referme inexorablement. A chacun de voir.

Le Matricule des anges, novembre-décembre 2009

ENTRETIEN YVES RAVEY, propos recueillis par mails par Jérôme Goude

L'art de l'incision

Insidieuse enquête policière et sanglant récit d’initiation, Cutter s’insinue dans le vif de la métaphore littéraire.

Entre un soir, un jour entier et une matinée, entre la propriété des Kaltenmuller, un Institut de surveillance, une station service Avia et un relais routier, Cutter dissémine les indices d’une implacable intrigue. Une scène, burlesque et cruelle, en donne le la : dans les recoins d’un cellier, Marcel Pithiviers, secondé par son neveu Lucky Wotruba, castre Oswald, le chat de Marius Kaltenmuller, au moyen d’un gros cutter, et asphyxie cinq chatons. Le lendemain, Adélaïde Kaltenmuller, la « plus belle femme du département », ordonne à Lucky de secourir son mari enfermé dans un garage enfumé. Assis au volant de sa Ford Taunus, Marius, plâtrier-peintre, grand consommateur de neuroleptiques et d’antidépresseurs, a les paupières closes. Orphelin de père, comptant parmi les jeunes gens « classés récalcitrants dans les centres de rééducation », ceux qui défigurent leurs copains avec un cutter, Lucky doit se rendre tous les mercredis chez les Kaltenmuller. Lili, sa sœur âgée de 16 ans qui rêve de grand départ en camion, tous les mardis. À l’instigation de leur oncle, « homme à tout faire » de Marius et d’Adélaïde, ils y effectuent, un rien soumis, l’un, un stage de jardinage, l’autre, des tâches ménagères.
Dans Cutter, une angoisse sourd, un silence pèse qui, malgré quelques tessons de dialogue et autres objets tranchants (lame de rasoir, sécateur, scie et serpette) tait l’essentiel. Maître-chanteur et femme-maîtresse auront-ils raison de celui qu’ils considèrent un peu trop hardiment comme un simple d’esprit malléable ? Un inspecteur de police, ex-pilote de rallye conduisant une « R8 Gordini surbaissée », n’est, en dépit du témoignage de Lucky, franchement pas décidé à croire à la thèse du suicide. La disparition de la montre-chronomètre de Marius, un entonnoir exhalant des odeurs de whisky, des billets pour Capri, sont, entre autres, autant d’éléments susceptibles de révéler les mobiles d’un crime…
Si, dans Pudeur de la lecture (Les solitaires Intempestifs, 2003), Yves Ravey avoue qu’écrire consiste à infliger une « punition » à ses lecteurs, force est de constater, depuis la publication du Drap (Éd. de Minuit, 2003), que celle-ci participe de l’entaille, de l’incision. Objet métonymique en ce qu’il renvoie à l’acte de la castration, de la défiguration, le cutter ne serait-il pas aussi une métaphore possible du livre ; un livre qui, par la blessure qu’il inflige, générerait du sens ?

Par sa mise en page, sa syntaxe lapidaire, sa dimension ouvertement suggestive, l’incipit de Cutter surprend. Différer la révélation de l’identité du narrateur, privilégier certains détails, est-ce une manière de rompre le pacte de lecture ?
Nous savons que nous avons affaire à une famille - la sœur, la mère, l’oncle –, mais tout n’est pas révélé d’emblée. Coexistent des informations. Quelque chose se joue entre le foyer familial, l’Institut et la maison des Kaltenmuller. La progression des personnages s’installe dans cette simplicité du cadre. Lucky n’est pas du genre à se révéler en une seule page. Au lecteur de juger s’il se sent en mesure de poursuivre la route…
Je préfère savoir, quand je tente quelques lignes, si cela obéit à quelque chose d’important. Être emporté dans un territoire que je ne connais pas et qui ne peut apparaître que sous l’emprise de la nécessité, voilà ce qui m’importe. Si cela me semble facile, il ne me reste plus qu’à détruire ce que je viens de rédiger. Telle phrase est là parce qu’elle doit l’être. Elle ne doit en aucun cas usurper une place qui n’est pas la sienne. C’est une obligation de faire en sorte qu’elle soit sans appel. Une certaine vigilance s’impose. Le roman est une œuvre de chair. Il implique un investissement total de l’auteur. Son écriture est l’objet d’un cheminement semé d’embûches.
Précisément, de Lucky, « simple d’esprit » sur lequel se resserre l’étau intriguant de la cruauté des adultes, le lecteur n’apprend que peu de chose…
Vous me dites « simple d’esprit » et ma pensée s’éclaire. Le paysage devient soudain plus doux. Je pense à Faulkner, à ses personnages, à cette simplicité brutale, violente, à l’expulsion du rêve. Quand Lucky est apparu, d’abord de dos, dans l’ombre, j’ai revu des scènes, mythiques à mes yeux, de romans lus. Et je me sentais bien à l’intérieur de cette musique. Lucky est lié à cet Institut dont il est pensionnaire. Il vit là-dedans. Je sais ce qu’il a fait, ce qu’il a commis, mais, à force d’aller à l’épure, de tout ce que j’ai pu écrire sur son existence ne subsistent que quelques traits. L’Institut, sa rigidité morale, tout cela constitue les traces d’une histoire que le lecteur est libre de s’approprier, d’interpréter. Lucky est un panorama. Dans sa tête se déroulent des choses qui défient l’entendement, qui laissent place aux pulsions. Quand je dis « pulsions », je ne veux pas entrer dans un territoire médical, scientifique, je veux seulement dire que l’être est l’objet de poussées, de violences non réfrénées. Lucky est à la fois instrumentalisé et sauvé par Saul. Les choses évoluent parce que Saul dénoue les situations. L’intrusion de la figure de l’inspecteur permet la clarification de l’intrigue romanesque.
Dans mes romans, c’est très physique. L’un fait souffrir l’autre et, ce faisant, le détruit ou l’oblige à accoucher de lui-même dans la douleur. Il n’y a pas de bon sentiment. En ce sens, je pense à la famille, qui empêche la violence en même temps qu’elle l’occasionne. Et, si je peux me permettre, je vous dirais une chose : j’aime Lucky, son idiotie, son intelligence, sa cruauté et ses affections.
Lucky et, plus implicitement, Lili, sa sœur, sont plongés au cœur d’une tragédie orchestrée par leur oncle Marcel Pithiviers. Le nœud familial, depuis Bureau des illettrés (Éd. de Minuit, 1992) jusqu’à Pris au piège (id., 2005), constituerait-il, pour vous, un motif obsédant ?
La famille est un lieu clos, un piège auquel nul ne peut échapper. Existe une certaine forme de déterminisme qui conduit, parfois, chacun à perdre le sens de ses propres actes ; actes qui ne sont plus guidés par la simple logique, mais par une infinité de gestes inconscients. Par ailleurs, Lucky n’est pas fils unique. J’ai le sentiment que mes personnages viennent tous du même pays, qu’ils sont tous un petit peu consanguins, qu’ils héritent de tares et de qualités nécessaires à leur survie. C’est une grande famille. Mes personnages voyagent, se précèdent, se succèdent, rencontrent les grands problèmes de notre temps, s’éclairent les uns les autres. Qui suis-je ? Dans quelle circonstance suis-je devenu ce que je suis ? Beaucoup de questions les traversent qui, toutes, renvoient non seulement à leur être intime, mais aussi social. Il y a comme un calque entre la situation romanesque et la situation sociale. L’une se confond avec l’autre. Je ne sais pas moi-même d’où je viens, ni où je vais, mais je sais, quand je décris un mécanicien, comment cela s’entend de 1950 à nos jours.
Ford Taunus, R8 Gordini et Ami 6 break, dans Cutter ; mais aussi, pêle-mêle, au détour de la plupart de vos textes, Peugeot 203, Opel Kapitan, 404 injection, Ambassador 72, etc. Quel sens revêt cette étrange déclinaison mécanique ?
La voiture est un objet très signifiant. Elle est un salon, fût-elle de compétition. Intérieur : le paysage qui défile, la discussion entre les passagers, les jeux de regard, les habitudes de conduite et les gestes effectués par réflexe, les rétroviseurs. L’extérieur : la carrosserie, la référence à l’histoire. J’évite les événements liés à l’automobile, les affaires politiques ou policières qui se dont déroulées, sans qu’il soit possible de les lier à une marque de voiture, à l’aspect esthétique de cette voiture. C’est pareil pour les marques de cigarettes, pour les habits. Quand je décris un homme qui marche dans la rue, parler de ses habits m’est comme une nécessité. Et, pour revenir à la métaphore automobile, j’ai longtemps pensé, enfant, que les conducteurs ressemblaient à leur voiture, je veux dire physiquement et psychologiquement. La voiture participe de l’identité de celui qui la conduit, mais elle est aussi traversée par l’époque. Le nom qui lui a été donné est évocateur. Viennent ensuite la beauté de l’objet, ses chromes, sa calandre, ses lignes…
En plus des marques automobiles, vos romans regorgent de personnages flanqués d’un patronyme pour le moins incongru : Wotruba, Rebernak, Nussbaum, Lindberg…
Je cherche toujours à créer un écart, un décalage, entre celui dont je parle et la façon dont je le désigne. Chaque personnage porte un nom qui ne lui sied pas de manière évidente. Dans ce cas, je pense que le personnage n’est pas simple à assimiler, qu’il ne se révèle pas définitivement. Il s’agit de lutter contre le lieu commun, l’évidence de la désignation et la flatterie à l’égard du lecteur.
Dans Pudeur de la lecture, essai sensible, vous écrivez ceci : « La page est un suaire, le corps de mon père un symbole, mon corps le symptôme de mon père, et moi la conséquence de ce symptôme. » L’écriture serait-elle une réponse symptomatique au deuil impossible de la figure paternelle ?
Pudeur de la lecture est en effet un témoignage sur la littérature que j’ai produite après être parvenu à écrire sur la mort de mon père. Selon moi, la mort du père est le lieu à partir duquel les choses se construisent. Celle-ci est un héritage transmis aux générations, une façon d’ouvrir le rideau du monde pour que celui ou celle qui succède au père envisage de construire ce monde-ci, le sien, et celui des autres, à sa façon. Je pense à l’ivresse de Noé, thème tant de fois traité en peinture, à la fondation d’une dynastie, à la source. La mort est non seulement l’acte fondateur par quoi l’on se définit par assimilation de ce qui a été appris, mais aussi par écart. La révolte contre le père est une composante. Le Drap est l’histoire d’un père qui laisse sa mort entre les mains de son fils qui, partant, est forcé d’en faire quelque chose. La mort n’existe pas en ce sens que n’existe que ce que l’on en fait. Nous le savons, tout le monde va mourir, c’est notre réalité. C’est même notre raison d’être.
Eh bien, voyez-vous, c’est une certaine lâcheté de ma part, car il n’y a que dans le roman que je parviens à envisager ce destin. Mes personnages m’aident peut-être à appréhender cet impensable. L’écriture est un refuge.
Y a-t-il un lien entre les trois pièces de théâtre que vous avez publiées et le dédicataire de Cutter, le dramaturge et metteur en scène Joël Jouanneau ?
Joël Jouanneau est un ami. Un ami que j’admire tant il porte un véritable intérêt à la littérature, aux textes qui ont un fort contenu. De plus, il a eu la force, je dirais aussi le courage, de mettre en scène deux de mes pièces, Monparnasse reçoit (Éd. de Minuit, 1997) et La Concession Pilgrim. Il l’a fait avec une délicatesse de pensée sans égale vis-à-vis de l’auteur ; ce dans une relation très établie qui était de partir du texte pour y retourner. C’est quelqu’un que j’ai vu sans cesse obsédé par le souci du sens, par la volonté d’aller le chercher dans ses moindres interstices. Grâce à son travail, j’ai réalisé que le véritable lecteur est celui qui réécrit le livre.

Jean-Baptiste Harang, Le Magazine littéraire, décembre 2009

Fine lame

Parfois, lorsque l'on referme un livre, essoré, sonné par son énergie, il faut, comme dans le sport, revenir aux fondamentaux, à la base de l"esprit critique qui, comme on sait, commence par la lecture du dos du livre, comme si on ne l’avait pas encore ouvert : « L’Institut de surveillance avait placé Lucky et Lili au service des Kaltenmuller. Lili était chargée du ménage, Lucky des fleurs, sous l’autorité de leur oncle Pithiviers qui leur avait ordonné de taire tout ce qu’ils voyaient. Mais c’était sans compter sur l’amour de Lucky pour sa sœur ni sur les multiples usages du cutter. » Certes, tout cela correspond à ce qu’on vient de lire, les promesses de ces quelques phrases ont été généreusement tenues, mais tellement au-delà que leur modestie étonne : on sort d’une telle histoire de crime, de jalousie, de suicide, de sexe et d’amour, de misère et de haine, de violence et de mépris, d’adolescences confisquées, que les fleurs et le ménage de la quatrième de couverture sont devenus des pleurs et des larmes.
Sauf le cutter du titre, tranchant, luisant, taché de sueur et de sang, il aura servi trois fois, et pas seulement pour ouvrir du courrier. Dans le formidable chapitre premier, dans l’obscurité d’un cellier, près d’une nichée de petits chats, l’oncle Pithiviers à quatre pattes, une tombe de foie de génisse à la main, et Lucky en souffre-douleur, le cutter aura servi à châtrer sauvagement Oswald, le chat d’Adélaïde et de Marius Kaltenmuller, de Marius surtout. Resservi, mais nous n’y étions pas, pour défigurer Filiputti, ça lui apprendra. Et à la toute fin, pour bien pire, ou bien plus juste, des estocades que nous ne dirons pas, nous en avons déjà trop dit.
Lucky raconte tout, il ment un peu parfois, pour respecter une promesse, ou protéger ce qu’il prend pour son intérêt. Mais nous n’avons que lui pour savoir, comme on dit dans le cinéma, il est de tous les plans du livre. Il dit « je », il fait des phrases courtes, extrêmement efficaces, ne connaît que le discours indirect et n’est pas trop bavard. Il s’appelle Lucky Wotruba, c’est son nom de dossier, on sait qu’il a moins de 16 ans puisque Lili, qui les a presque, est sa grande sœur, on sait que la très belle Adélaïde se baisse pour l’embrasser. Il a la réputation d’être un peu idiot, mais ce n’est pas prouvé. Au contraire. Son père est mort, sa mère éloignée, il apprend la cordonnerie dans un institut idoine. Il sait se servir d’un cutter. Il aime son oncle, qui ne le mérite pas. Et sa sœur, qu’on ne voit pas beaucoup et qu’on plaint.
L’oncle Pithiviers a tout l’air d’un sale type, et Marius Kaltenmuller d’un brave ; évidemment c’est le meilleur qui s’en va le premier, retrouvé mort au volant de sa Ford Taunus huit cylindres (il y en eut), terrassier en costume du dimanche, moteur tournant dans son garage. Pithiviers a une Ami 6 break, et le flic une R8 Gordini, les décors sont des années 1960, 1970, mais tout se passe aujourd’hui comme demain. C’est une histoire dont on pourrait faire un mauvais film, un téléfilm acceptable, avec un amant ou deux, du chantage, du dégoût, un cocu, un flic mordant, du whisky renversé, trop de robes d’été et de chaussures de prix, une femme aguicheuse et resplendissante. Une montre en or a disparu, un gogo rêve de Capri, une cagnotte dans une boîte à sucre vide, des photos de nus, et Lucky se cache sous un sommier…
Mais ce n’est pas un mauvais film, c’est pure littérature : un miracle a lieu tandis qu’on lit ce livre, et, comme tous les miracles, il est inexplicable. Est-ce la brièveté, la modestie, la simplicité des phrases ? La précision des choses dites, décrites, des gestes détaillés, noués en séquences irréfragables ? Est-ce l’absence systématique de tout jugement, de tout commentaire, de toute pose moralisante ? Est-ce le prégnant effet de réel que ces moyens d’écriture volontairement basiques imposent ? Est-ce la personnalité supposée naïve du narrateur, sa jeunesse, sa résignation devant toute fatalité ? Est-ce le rythme fébrile que cette innocence rugueuse martèle ? Allez savoir.
Le miracle est de produire de la grâce avec du malheur, de l’harmonie avec du drame, de la musique avec des bruits. Yves Ravey ne cherche pas la canonisation, il pourra toujours faire croire que ces miracles lui échappent, mais qu’il y prenne garde, voilà quelques livres que nous avons l’œil sur ce récidiviste. Sans compter les multiples usages du cutter, il y a bien de la peinture au couteau.

Jean-Baptiste Harang, Le Magazine littéraire, décembre 2009

Fine lame

Parfois, lorsque l'on referme un livre, essoré, sonné par son énergie, il faut, comme dans le sport, revenir aux fondamentaux, à la base de l"esprit critique qui, comme on sait, commence par la lecture du dos du livre, comme si on ne l’avait pas encore ouvert : « L’Institut de surveillance avait placé Lucky et Lili au service des Kaltenmuller. Lili était chargée du ménage, Lucky des fleurs, sous l’autorité de leur oncle Pithiviers qui leur avait ordonné de taire tout ce qu’ils voyaient. Mais c’était sans compter sur l’amour de Lucky pour sa sœur ni sur les multiples usages du cutter. » Certes, tout cela correspond à ce qu’on vient de lire, les promesses de ces quelques phrases ont été généreusement tenues, mais tellement au-delà que leur modestie étonne : on sort d’une telle histoire de crime, de jalousie, de suicide, de sexe et d’amour, de misère et de haine, de violence et de mépris, d’adolescences confisquées, que les fleurs et le ménage de la quatrième de couverture sont devenus des pleurs et des larmes.
Sauf le cutter du titre, tranchant, luisant, taché de sueur et de sang, il aura servi trois fois, et pas seulement pour ouvrir du courrier. Dans le formidable chapitre premier, dans l’obscurité d’un cellier, près d’une nichée de petits chats, l’oncle Pithiviers à quatre pattes, une tombe de foie de génisse à la main, et Lucky en souffre-douleur, le cutter aura servi à châtrer sauvagement Oswald, le chat d’Adélaïde et de Marius Kaltenmuller, de Marius surtout. Resservi, mais nous n’y étions pas, pour défigurer Filiputti, ça lui apprendra. Et à la toute fin, pour bien pire, ou bien plus juste, des estocades que nous ne dirons pas, nous en avons déjà trop dit.
Lucky raconte tout, il ment un peu parfois, pour respecter une promesse, ou protéger ce qu’il prend pour son intérêt. Mais nous n’avons que lui pour savoir, comme on dit dans le cinéma, il est de tous les plans du livre. Il dit « je », il fait des phrases courtes, extrêmement efficaces, ne connaît que le discours indirect et n’est pas trop bavard. Il s’appelle Lucky Wotruba, c’est son nom de dossier, on sait qu’il a moins de 16 ans puisque Lili, qui les a presque, est sa grande sœur, on sait que la très belle Adélaïde se baisse pour l’embrasser. Il a la réputation d’être un peu idiot, mais ce n’est pas prouvé. Au contraire. Son père est mort, sa mère éloignée, il apprend la cordonnerie dans un institut idoine. Il sait se servir d’un cutter. Il aime son oncle, qui ne le mérite pas. Et sa sœur, qu’on ne voit pas beaucoup et qu’on plaint.
L’oncle Pithiviers a tout l’air d’un sale type, et Marius Kaltenmuller d’un brave ; évidemment c’est le meilleur qui s’en va le premier, retrouvé mort au volant de sa Ford Taunus huit cylindres (il y en eut), terrassier en costume du dimanche, moteur tournant dans son garage. Pithiviers a une Ami 6 break, et le flic une R8 Gordini, les décors sont des années 1960, 1970, mais tout se passe aujourd’hui comme demain. C’est une histoire dont on pourrait faire un mauvais film, un téléfilm acceptable, avec un amant ou deux, du chantage, du dégoût, un cocu, un flic mordant, du whisky renversé, trop de robes d’été et de chaussures de prix, une femme aguicheuse et resplendissante. Une montre en or a disparu, un gogo rêve de Capri, une cagnotte dans une boîte à sucre vide, des photos de nus, et Lucky se cache sous un sommier…
Mais ce n’est pas un mauvais film, c’est pure littérature : un miracle a lieu tandis qu’on lit ce livre, et, comme tous les miracles, il est inexplicable. Est-ce la brièveté, la modestie, la simplicité des phrases ? La précision des choses dites, décrites, des gestes détaillés, noués en séquences irréfragables ? Est-ce l’absence systématique de tout jugement, de tout commentaire, de toute pose moralisante ? Est-ce le prégnant effet de réel que ces moyens d’écriture volontairement basiques imposent ? Est-ce la personnalité supposée naïve du narrateur, sa jeunesse, sa résignation devant toute fatalité ? Est-ce le rythme fébrile que cette innocence rugueuse martèle ? Allez savoir.
Le miracle est de produire de la grâce avec du malheur, de l’harmonie avec du drame, de la musique avec des bruits. Yves Ravey ne cherche pas la canonisation, il pourra toujours faire croire que ces miracles lui échappent, mais qu’il y prenne garde, voilà quelques livres que nous avons l’œil sur ce récidiviste. Sans compter les multiples usages du cutter, il y a bien de la peinture au couteau.

 

 




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